« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 20 août 2016

Le burkini devant le juge



 Liberté Libertés Chéries reproduit l'article publié dans Le Monde du 20 août 2016, sous le titre "Le burkini bafoue les droits des femmes".


Le débat sur le burkini, on s’en doute, n’est pas seulement vestimentaire. Son enjeu est la conception de la laïcité que l’on souhaite mettre en oeuvre dans notre pays. On peut en distinguer deux. La première, anglo-saxonne, vise à mettre les religions à l’abri d’éventuelles menaces venant de l’Etat. Elle conduit à une conception extensive du droit d’exercer son culte, y compris de l’afficher publiquement dans l’espace public. La seconde, privilégiée en France, vise à empêcher la pression des religions sur l’Etat. La pratique religieuse relève alors essentiellement de la vie privée, et les manifestations du culte comme le port de signes religieux sont réglementés.

En déposant devant le TA de Nice une demande de référé-liberté afin d’obtenir la suspension de l’arrêté du maire de Cannes, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) s’appuie sur la première conception. Passons sur l’argument fondé sur l’urgence, que le juge écarte rapidement. Saisir le juge le 12 août d’un arrêté daté du 28 juillet et qui épuise ses effets le 31 août montre que cela n’est pas si pressé. Le juge aurait pu s’arrêter là et rejeter pour ce motif le référé-liberté, renvoyant à la décision de fond. Or il entre dans l’examen de fond et examine si l’arrêté attaqué porte une atteinte « grave et manifestement illégale » à une liberté fondamentale. 

Un burkini, affirmé comme un signe religieux par les requérants


Le Collectif invoque la liberté d’expression, la liberté de conscience et la liberté de culte. La liberté de conscience n’est manifestement pas en cause. Elle relève de la liberté de pensée, et les usagers de la plage peuvent penser ce qu’ils veulent. Une femme recouverte du burkini a même le droit de penser qu’elle préférerait porter un bikini. Restent les libertés d’expression et de culte, choix intéressant dans l’argumentaire juridique du CCIF. Il aurait pu invoquer d’autres libertés comme le droit au respect de la vie privée, s’il impliquait le droit de s’habiller comme on le souhaite, y compris à la plage. Il préfère invoquer les libertés d’expression et de culte. Le burkini est donc perçu, par les requérants eux-mêmes, comme un moyen d’affirmer sa religion, un signe religieux ostentatoire. 

Dario Moreno. Itis Bitsi, petit bikini. 1960

Pluralité des motifs d'interdiction


Le juge des référés ne nie pas que l’arrêté municipal cannois entraîne une ingérence dans les libertés d’expression et de culte, qu’il ne dissocie pas. Il estime en revanche qu’elle est justifiée par les finalités poursuivies par l’arrêté. Le maire invoque des motifs d’hygiène et de sécurité, notamment l’inadéquation d’une tenue qui compliquerait l’éventuelle intervention des secouristes en cas de noyade. Il invoque aussi ce qu’il est convenu d’appeler les « bonnes mœurs », notion assez floue mais toujours utilisée pour justifier  par exemple l’interdiction de circuler en ville en maillot de bain. Cependant les requérants  ont concentré leur attaque sur le troisième et dernier motif invoqué par le maire de Cannes : le nécessaire respect de la laïcité.

Le principe de laïcité



Le principe de laïcité figure dans l’article 1er de la Constitution qui affirme que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Il est mis en œuvre par la célèbre loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des églises et de l’Etat, texte qui fait actuellement l’objet d’un véritable tir de barrage venant de ceux qui souhaitent l’émergence d’une liberté religieuse offrant à chacun le droit d’affirmer, de manière ostensible, son appartenance à une communauté religieuse. Le rôle de l’Etat se bornerait alors à garantir l’équilibre entre différentes communautés.

C’est précisément ce que refuse le juge niçois, qui réaffirme la conception française de la laïcité. Il rappelle que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 19 novembre 2004, comme la Cour européenne des droits de l’homme dans une jurisprudence constante, ont déclaré que le droit de manifester ses convictions peut être soumis à des restrictions pour garantir le principe de laïcité. La Cour européenne laisse aux Etats une large autonomie dans ce domaine. Dans un arrêt Ebrahimianc. France du 26 novembre 2015, elle emploie même l’expression de « modèle français de laïcité, validant ainsi la conception visant à protéger l’État contre toute ingérence des religions et à assurer le respect du principe de neutralité. 

Le contexte local


Le respect du principe de laïcité s’apprécie aussi à travers le contexte local, la menace terroriste et l’état d’urgence. Le juge des référés mentionne « l’affichage de signes religieux ostentatoires que les requérants, manifestement de confession musulmane, revendiquent dans leurs écritures », attitude qui est de nature à « exacerber les tensions » dans ce lieu public qu’est la plage. Dans ces conditions, la mesure d’interdiction n’est pas manifestement disproportionnée dès lors que le port du burkini n’est pas seulement un « simple signe de religiosité », le fruit d’une démarche individuelle de jeunes femmes désirant couvrir leur corps, mais le résultat d’une action militante parfaitement concertée, dans un but de prosélytisme. 

Et la dignité des femmes ?


Le juge administratif, lorsqu’il apprécie une mesure de police, est conduit à évaluer l’adéquation entre le but d’ordre public poursuivi par le maire et les moyens employés pour y parvenir. Or parmi ces objectifs d’ordre public, ni le maire ni le tribunal administratif ne mentionnent les droits des femmes. Souvenons-nous que dans sa première décision Dieudonné de janvier 2014, le juge des référés du Conseil d’Etat invoquait le principe de dignité pour justifier l’interdiction préventive d’un spectacle. Pourquoi ne pas invoquer ce même principe à propos des droits des femmes, bafoués par un vêtement qui est le symbole même de leur soumission ? Doit-on y voir l’influence désastreuse d’un mouvement féministe qui affirme que le choix d’un vêtement symbolisant l’assujettissement des femmes relève de leur liberté, principe glané dans les Gender Studies américaines, reposant précisément sur une conception communautariste de la laïcité ? Sur ce point, le jugement de Nice est une occasion manquée, car la seule mention du principe de dignité aurait permis une affirmation encore plus claire de la conception française de la laïcité.

6 commentaires:

  1. Quelle surprise de retrouver un tel plaidoyer sur votre site, usuellement placé sous le signe de la liberté.
    Le choix de tenue vestimentaire de ses femmes n'empiète ni ne limite aucun droit d'autrui, alors même que, comme vous l'alléguez, elles percevraient cette tenue comme une manière d’affirmer leur religion.
    Votre posture est par ailleurs emprunte de paternalisme lorsque vous vous référez dans votre paragraphe conclusif aux droits des femmes ('mon jugement est supérieur au leur quant à ce qu'il serait digne de porter').

    "La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit"

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  2. Pour enrichir le débat, au titre de la liberté de penser, on peut dire qu'il existe deux manières d'appréhender le débat actuel sur le port du "burkini".

    1. La première est statique et ponctuelle.

    Elle correspond à celle du commentaire qui précède, à savoir traiter la port de cette tenue vestimentaire in abstracto en dehors de son contexte social et politique. Alors, on peut invoquer la contradiction entre deux ou plusieurs principes fondamentaux de notre droit. Mais, ce n'est qu'aborder le problème par le petit bout de la lorgnette.

    2. La seconde est dynamique et globale.

    - Si l'on se situe d'abord au plan français, il convient, comme le fait Joseph Macé-Scaron, d'inscrire cette question "dans le droit fil des débats posés par le foulard à l'école, la prière dans la rue, le repas dans les cantines, les programmes scolaires, l'apartheid dans les piscines publiques, le refus qu'une femme puisse être examinée par un médecin homme à l'hôpital public... Est-il besoin de continuer quand les coups de canif portés au bon sens républicain sont si nombreux ?" ("Burkini: pourquoi il faut se mouiller ?", Marianne, 19-25 août 2016, p. 6).

    - Si l'on situe au plan international ensuite, que constate-t-on ? Que la dynamique du fanatisme religieux ne cesse de se propager depuis 1979 sous des formes de plus en plus complexes et de plus en plus variées. Il serait coupable de faire l'impasse sur cette dimension importante du problème mise en évidence par les "révolutions arabes".

    Aujourd'hui, l'heure n'est ni au rêve, ni au clair obscur. Aujourd'hui, l'impuissance menace la société dans ses fondements mêmes. L'approche retenue par Roseline Letteron à l'immense mérite de la clarté juridique et du courage universitaire. Sa démarche mérite donc plus louange que critique.

    Souvenons-nous que "la liberté est un trésor, mais les démons veillent sur elle" (Alexandre Soljenitsyne, Le premier cercle, France Loisirs, 1972, page 257).

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  3. Pour aller plus loin et apporter quelques éléments de contradiction à cet article, http://www.francetvinfo.fr/societe/religion/laicite/polemique-sur-le-burkini/pour-les-femmes-qui-le-portent-leburkiniest-un-compromis-entre-la-modernite-et-la-foi_1593515.html

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  4. Je suis très déçu par cet article qui comporte des erreurs juridiques graves et des positions antirépublicaines (alors que vous dites vouloir défendre ces valeurs républicaines).

    D'abord, l'erreur la plus grave porte sur le principe de laïcité même. En effet, ce principe permet à chacun de garantir le libre-exercice de son culte. L’État ne doit pas intervenir sauf pour garantir cette liberté.
    C'est pour cette raison que les agents du service public, travaillant pour l’État, au contact des usagers, doivent rester neutres.

    L'arrêt Ebrahimian c. France du 26 novembre 2015 concernait justement une personne travaillant dans la fonction publique hospitalière. Ces personnes peuvent donc voir leur liberté religieuse limitée pendant leur travail, ce qui paraît normal.

    Par contre, et jusqu'à preuve du contraire, les femmes se baignant en burkini sur la plage ne sont pas des agents du service public au travail.
    Ainsi, même la "conception française" de la laïcité ne peut en aucun cas s'appliquer pour lui interdire le port d'un tel vêtement. En effet, le principe de laïcité oblige l’État a tout faire pour que cette femme puisse exercer son culte librement et comme elle l'entend.

    L'argument de la laïcité, contrairement à ce qui vous soutenez, ne tient pas.

    Ensuite, l'arrêté municipal invoque comme motif l'hygiène. Si cet argument paraît pertinent pour une baignade dans une piscine, il est inopérant pour une baignade en pleine mer...

    De surcroît, aucune confusion ne peut avoir lieu avec des terroristes puisqu'aucun membre de Daech ne laisserait une femme porter un tel habit.
    Si des tensions il y a, c'est aux forces d'ordre de les prévenir et de les réprimer le cas échéant.

    Enfin, vous considérez que cet habit révèle la soumission des femmes le portant. Or, le fait même de le porter montre qu'elles sont libres et s'habiller comme elles le souhaitent.
    C'est au contraire vous qui souhaitez les soumettre en imposant votre conception erronée de la laïcité. Cette conception, visiblement partagée par le maire de Cannes, a conduit à l'interdiction et à la restriction des libertés de ces personnes.
    Je vous pose alors la question : dans lequel de ces cas ces femmes sont-elles soumises ?

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  5. Je suis surpris de la portée qui est prêtée à la laïcité dans l'article. Le besoin de protection de la laïcité "conception n°2" s'étend-il jusqu'au bord de mer, qui n'est pourtant pas un service public ? La laïcité, même française, n'est justement pas un athéisme militant mais une neutralité stricte des services publics et de l'État en général. La plage n'est pas une école, ni un hôpital.


    Je suis sincèrement surpris par l'absence de commentaire concernant l'aspect discriminatoire de l'arrêté dans la mesure où il n'a, sinon de droit, de fait, vocation qu'à s'appliquer à des femmes musulmanes (un homme sikh en turban ou un homme musulman en djellaba pourraient se baigner dans la mer tout habillés sans aucun risque de devoir rendre des comptes à la police ; je pourrais moi-même aller dans la mer tout habillée ou habillé "en civil" et ne pas avoir de compte à rendre concernant mon hygiène dans un lieu public ou la possibilité pour un sauveteur de me sauver). L'arrêté se justifie également par le contexte particulier de la Côte d'Azur, post-attentat de Nice, et fait donc un rapprochement dont la pertinence est discutable entre un fanatique d'une organisation terroriste étrangère et des citoyens français.

    On retombe en même temps dans le débat consistant à déterminer le caractère ostentatoire d'un signe religieux, ce qui implique de préciser par des listes, quels habits ou quels signes sont ostentatoires, et donc quel taux de couverture de la peau est laïque ou pas assez à la plage. Si je porte une combinaison de surf et un voile, suis-je en burkini ? Le burkini se définirait-il finalement par le néoprène qui le constitue ? Est-ce que l'arrêté concerne les femmes en burqa, et non en burkini, dont le visage n'est pas voilé ? N'ont-elles plus le droit d'aller sur la plage au mois d'août ? Et si elles décident de se baigner tout habillées ? Personnellement, je trouve ce genre de casuistique vestimentaire indigne d'un État de droit qui se prend au sérieux, notamment en portant atteinte à la dignité de femmes qui ont peut-être envie d'être à la plage pendant l'été sans qu'on règlemente les vêtements qu'elles peuvent porter, et sans qu'on présume de ce que la liberté de conscience les autorise à penser.

    Les requérants, de ce point de vue, avaient peut-être raison d'invoquer la protection de la liberté de conscience, puisqu'on prête aux femmes en burkini une volonté prosélyte et non pas une simple envie de se couvrir. Les femmes portant des burkini ne sont allées distribuer des Corans sur la plage à côté des marchands de chichis ni proposer aux baigneurs de se convertir, on présume donc que le burkini, au-delà d'être un signe religieux ostentatoire, est également un signe religieux (silencieusement ?) prosélyte.

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    1. Je suis allé un peu vite en besogne sur la question de service public et de plage, n'ayant pas eu le temps de me replonger récemment dans le régime juridique des concessions balnéaires. Cela dit, les plages ne sont quand même pas des écoles, ni des hôpitaux et de ce que je comprends, le libre accès à la mer demeure le principe, avec des aménagements de régime pour les plagistes et l'exploitation de la plage à des fins touristiques.

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