Quoi qu'il en soit, l'une de ses dispositions ne suscite que fort peu de commentaires. Il s'agit de l'article 6 du Préambule qui affirme que "la liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessité du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché". Certes, les rectifications transmises au Conseil d'Etat écartent la référence à un Préambule, mais c'est pour lui substituer des principes essentiels dont le contenu n'est pas modifié.
Laïcité et secteur privé
Nul ne peut contester que la question de l'élargissement du principe de laïcité au secteur privé est pourtant aujourd'hui une question qui mérite d'être posée. La Cour européenne des droits de l'homme nous y incite. Dans un arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 24 juin 2004, elle affirme ainsi que la loi de l'Etat peut imposer une ingérence dans la liberté religieuse, dès lors que cette ingérence peut être considérée comme "nécessaire dans une société démocratique". Et, dans un arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni du 15 janvier 2013, elle accepte d'exercer son contrôle de proportionnalité sur l'obligation de neutralité imposée aux employés d'une compagnie aérienne privée.
Le droit français évolue dans le même sens. Dans une décision du 25 juin 2014, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans une démarche comparable, exerce un contrôle de proportionnalité, cette fois à propos de la célèbre affaire Baby Loup. Elle affirme ainsi que l'atteinte à la liberté religieuse qu'impose le règlement intérieur d'une crèche de droit privé interdisant le port du voile aux salariées d'une crèche privée n'est pas excessive par rapport aux finalités poursuivies par l'établissement. La décision permet ainsi l'application de facto de l'obligation de neutralité dans le secteur privé. Depuis cette date, une proposition de loi, votée en première lecture à l'Assemblée et actuellement devant cette date, vise à l'étendre de jure à l'ensemble des établissements accueillant des enfants.
Opinions et convictions
L'avant-projet de loi El Khomry n'envisage pas d'imposer le respect du principe de neutralité dans l'entreprise. Au contraire, il affirme un principe général selon lequel "la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses ne peut connaître de restrictions". La formulation n'est pas neutre. Il ne s'agit pas d'opinions, mais de convictions, formulation qui fait sortir le fait religieux de la sphère privée pour le faire pénétrer dans un espace public. L'opinion relève de l'intime, la conviction est exprimée, affirmée aux autres.
Nature de la tâche à accomplir et fonctionnement de l'entreprise
Il est vrai qu'il est possible de déroger à cette liberté du salarié. Ce n'est d'ailleurs pas chose nouvelle et l'article L 1121-1 du code du travail affirme déjà que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". S'appuyant sur cette disposition, les auteurs du projet de loi considèrent qu'il demeure "à droit constant".
Ce n'est pas si évident. Le code du travail se réfère ainsi à la "nature de la tâche à accomplir" alors que le texte proposé préfère évoquer les "nécessités du fonctionnement de l'entreprise". Certes, la formulation retenue semble offrir au chef d'entreprise une possibilité plus large de refuser l'affirmation des convictions religieuses des salariés. Mais la formulation est aussi plus subjective que la référence à la tâche à accomplir et elle risque donc de susciter des divergences d'interprétation. La prière sur le lieu de travail pourra-t-elle être refusée au nom du "fonctionnement de l'entreprise" ? Les contentieux ne manqueront sans doute pas, et le juge devra donner un contenu à une notion bien incertaine comme il devra en donner un au contrôle de proportionnalité.
Au-delà de ces problèmes de rédaction qui pourront, du moins on l'espère, être résolus lors du débat parlementaire, l'avant-projet de loi illustre parfaitement une tendance récente qui consiste à inverser la logique du droit français de la laïcité.
La juge Carolyn Walter-Diallo prête serment sur le Coran. Brooklyn. 16 décembre 2015 |
Une évolution vers le droit anglo-saxon
Celui repose sur l'idée que le salarié doit se plier aux contraintes de l'entreprise, et que c'est à elle de les définir. C'est ainsi, par exemple, que le port du voile peut être interdit pour des raisons de sécurité, ou pour des motifs liés à la diversité de la population à laquelle l'entreprise apporte un service (affaire Baby Loup). L'avant-projet El Khomry, quant à lui, affirme "la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses", liberté qui "ne peut connaître de restrictions". Ce n'est donc pas l'entreprise qui est au coeur de la décision mais le salarié lui-même. Rien ne lui interdit, a priori, de porter un signe religieux, de solliciter un lieu de culte, de faire sa prière à son poste de travail etc. Il appartiendra ensuite à l'entreprise d'essayer de trouver un fondement juridique susceptible de mettre un frein à ces revendications.
L'avant-projet rejoint, sur ce point, la conception anglo-saxonne de la laïcité. Elle repose entièrement sur la primauté de la liberté religieuse, ou plus exactement de la liberté d'exprimer ses convictions religieuses. Ce n'est plus le salarié qui doit se soumettre au règlement intérieur de l'entreprise, comme dans l'affaire Baby-Loup, mais l'entreprise qui doit s'adapter, et offrir au salarié les moyens d'affirmer ses convictions religieuses. Sur ce point, l'avant-projet peut être considéré comme une sorte de ballon d'essai visant à intégrer la conception nord américaine de la laïcité, celle qui considère la liberté religieuse comme autorisant l'expression de tous les communautarismes et de tous les prosélytismes. Espérons que le Parlement ouvrira le débat.
C'est dommage que vous ne fassiez pas mention de l'affaire Micropole, pour laquelle la Cour de cassation a posé une question préjudicielle à la CJUE et dont la réponse pourra éclairer ce débat.
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