« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 20 mars 2016

Salah Abdeslam : la défense élastique

L'avocat belge de Salah Abdeslam, maître Sven Mary, a déclaré à L'Express, à propos de son client : "Si sa ligne (de défense), c'est de dire "Je n'étais pas à Paris", ça m'ennuierait, je ne pourrais pas le défendre". Les médias ont alors salué des propos qui laissaient augurer une défense incitant son client à dire toute la vérité sur sa participation aux attentats du 13 novembre, attitude de transparence qui, bien entendu, n'interdit pas à l'avocat d'utiliser tous les instruments que lui offre le droit pour défendre son client. 


Moins de deux jours plus tard,  la ligne de défense se précise et que l'avocat soit décidé à ralentir autant que possible toutes les décisions judiciaires concernant son client, y compris en attaquant directement les juges français. Le problème est que cette agitation quelque peu brouillonne fait peu de cas du cadre juridique dans lequel s'inscrit cette affaire pénale. Maître Sven Mary s'engage donc résolument dans une défense de rupture. 

Extradition et mandat d'arrêt


Il affirme ainsi, toujours à L'Express, que "son client refusera son extradition vers la France", démarche bien peu compatible avec les premiers propos. Car si le client de Maître Mary ne doit pas nier qu'il était à Paris, pourquoi refuser de s'expliquer devant un juge français ?

Quoi qu'il en soit, Maître Mary ne peut tout de même pas ignorer que son client fait l'objet d'un mandat d'arrêt européen, ce qui signifie qu'il sera "remis" aux autorités françaises et non pas "extradé". La différence n'est pas seulement terminologique, loin de là. Rappelons que le mandat d'arrêt européen repose sur l'idée d'un espace judiciaire commun au sein de l'Union européenne, ce qui signifie que les procédures sont sensiblement identiques dans le droit de chaque Etat membre. Son originalité essentielle par rapport à l'extradition est qu'il s'agit d'une procédure exclusivement judiciaire, alors que la décision d'extradition est prise par décret, après avis de la Cour de cassation.

Le mandat d'arrêt est défini par l'article 695-11 du code de procédure pénale français,  et par la loi belge du 19 décembre 2003, comme "une décision judiciaire émise par un Etat membre de l'Union européenne (...) en vue de l'arrestation et de la remise par un autre Etat membre (...) d'une personne recherchée pour l'exercice de poursuites pénales ou pour l'exécution d'une peine (...)".  La finalité du mandat d'arrêt européen est de simplifier la remise aux autorités d'un Etat membre d'une personne recherchée. Il s'applique aux faits susceptibles d'être punis d'une peine égale ou supérieure à trois années d'emprisonnement. Le terrorisme est spécifiquement visé parmi les trente-deux infractions pour lesquelles il n'est même pas nécessaire de poser la question de la double incrimination (art. 5 de la loi belge). La question ne se pose pas en l'espèce, car la participation à un acte terroriste constitue un crime aussi bien en droit belge qu'en droit française.

Sur le plan de la procédure, c'est évidemment le droit belge qui va être appliqué à Salah Abdeslam, c'est-à-dire concrètement la loi du 19 décembre 2003. Conformément à ce texte, il a été présenté, dans un délai de 48 heures après son arrestation, à un juge d'instruction, afin d'être informé de sa faculté de consentir ou de s'opposer à sa remise aux autorités judiciaires de l'Etat demandeur. Maître Savy annonce donc que son client s'oppose à cette remise. Certes, mais ce choix a pour unique conséquence de ralentir quelque peu la procédure. Dans les quinze jours après l'arrestation, la Chambre du conseil rendra une première décision, rendue dans le strict respect des droits de la défense. Ensuite Salah Abdeslam pourra faire des recours devant la Chambre des mises en accusation, puis devant la Cour de cassation belge. Tout cela peut sembler fort lourd, mais ces recours successifs sont enfermés dans des délais relativement brefs. En tout état de cause, la décision définitive doit intervenir dans un délai maximum de quatre-vingt-dix jours.

La seule hypothèse de retard pourrait être du fait des autorités judiciaires belges. Estimant que Salah Abdeslam a commis des infractions sur le territoire belge, elles pourraient être tentées de le juger pour ces faits, avant de le remettre aux autorités françaises. Cela semble peu probable. On se souvient que, dans le cas de Mehdi Nommouche, poursuivi pour l'attentat du musée juif de Bruxelles en mai 2014, l'intéressé à été arrêté à Marseille. Les autorités françaises ont alors eu la courtoisie de ne pas s'intéresser aux infractions qu'il avait commises en France, par exemple la détention illégale d'armes, et de le remettre rapidement aux autorités belges. Arrêté le 30 mai 2014, il a été remis à la fin du mois de juillet, c'est à dire à peine deux mois plus tard. On peut donc espérer que les autorités belges feront preuve de la même courtoisie.

Pierre de Belay. Au Palais de Justice de Bruxelles. 1936


Plainte contre le procureur


De manière un peu plus surprenante, Maître Mary annonce que son client va porter plainte contre le procureur de Paris, François Molins. Rien que çela. Le fondement de cette plainte résiderait dans une prétendue violation du secret de l'instruction. Mais où porte-t-il plainte ? En Belgique ou en France ?

Si l'on s'en tient au droit français, Maître Mary ne peut tout de même pas ignorer que le secret de l'instruction n'est pas opposable au ministère public. Ce principe traditionnel a été consacré dans la loi du 15 juin 2000. A l'article 11 du code de procédure pénale consacrant le secret de l'instruction a été ajouté un alinéa ainsi rédigé : « Toutefois, afin d'éviter la propagation d'informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l'ordre public, le procureur de la République peut, d'office et à la demande de la juridiction d'instruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs, tirés de la procédure, ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause". On observe d'ailleurs que des dispositions comparables existent en droit belge. Certes, en principe, le parquet belge est lié par le secret, mais la loi autorise néanmoins le Procureur du Roi à communiquer, avec l’accord du juge d’instruction et lorsque l’intérêt public l’exige, des informations à la presse à propos d’affaires en cours d’instruction.
 
Quoi qu'il en soit, le procureur Molins s'est montré extrêmement prudent, se bornant à citer les premières déclarations de Sarah Abdeslam, et affirmant ensuite qu'il fallait les "prendre avec précaution", et qu'elles "laissent en suspens toute une série d'interrogations sur lesquelles l'intéressé devra s'expliquer". A aucun moment, le procureur ne s'est prononcé sur les charges retenues.

Les premières mesures prises par la défense de Salah Abdeslam suscitent donc des interrogations sur la suite de l'affaire. On ignore si Maître Sven Mary a le droit de plaider en France, mais, en tout cas, une petite mise à niveau en droit français semble d'ores et déjà s'imposer.

Sur le mandat d'arrêt européen : Chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

2 commentaires:

  1. Votre présentation est toujours aussi claire et opportune pour tenter de s'y retrouver dans le flot d'informations, confuses et souvent contradictoires, qui accompagne l'arrestation de l'un des principaux protagonistes des attentats du 13 novembre 2015. Merci encore pour les béotiens que nous sommes !

    Ceci étant dit, et pour s'en tenir à votre seule conclusion (fort judicieuse au demeurant comme toujours), n'oublions pas que des magistrats français des deux ordres semblent ignorer (volontairement ou involontairement ?)les dispositions fondamentales de la convention européenne des droits de l'Homme du Conseil de l'Europe (en particulier son article 6 : "droit à un procès équitable") reprises et systématisées dans la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (dans son chapitre VI "Justice"). Il n'est qu'à voir le succès de la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dans certaines affaires récentes.

    Où est, parfois, ce fameux état de droit dont se gargarisent nos bonnes consciences dans la patrie des droits de l'homme ?

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  2. « Si le client de Maître Mary ne doit pas nier qu'il était à Paris, pourquoi refuser de s'expliquer devant un juge français ? » Peut-être parce qu'avec la très grande médiatisation de son éventuel procès, on pourrait redouter un manque d'impartialité de la part des juges français (davantage que de la part des juges belges, moins directement touchés)...

    De plus, Maître Mary utilise le terme d'extradition uniquement pour être mieux compris de la part des journalistes et du public, qui ne comprendraient certainement pas la différence entre la remise en vertu d'un mandat d'arrêt européen et une extradition.

    Contrairement à ce qui vous avez écrit, la décision d'extradition n'est pas prise après avis de la Cour de cassation, mais après avis conforme de la chambre de l'instruction (ou de la chambre de la mise en accusation (en appel) pour la Belgique, en l'occurrence). Un pourvoi en cassation est bien sûr possible contre cet arrêt, mais ce n'est pas la Cour de cassation qui rend un avis sur la possibilité d'une extradition. Voilà pour le droit positif français...

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