« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 19 mai 2012

Facebook, l'entretien d'embauche et le droit du travail

Le jour de l'entrée en Bourse de Facebook est peut-être le meilleur moment pour s'interroger sur l'utilisation des réseaux sociaux par d'éventuels employeurs, utilisation qui relève à l'évidence d'une mauvaise action. Pour la première fois, un projet de loi a été déposé aux Etats Unis, le SNOPA (Social Networking on Line Protection Act, destiné à lutter contre une telle pratique.

Le choix entre la vie privée et Pôle Emploi

Lorsqu'un jeune cadre résolument tourné vers l'avenir passe un entretien d'embauche, il lui est souvent demandé s'il dispose d'un compte Facebook. Premier piège. S'il répond non, le candidat recule de trois cases, passe immédiatement pour un crétin archaïque, resté à l'âge de la marine à voile et de la lampe à huile. Plus grave, il est soupçonné d'être un individu asocial, incapable de développer des activités de cohésion et de s'intégrer dans une équipe. La seule réponse possible est donc "oui". Le problème est alors la seconde question, car certains employeurs n'hésitent pas à réclamer les identifiants du candidat pour regarder le contenu de leurs pages, les informations personnelles qu'ils partagent, voire les tweets qu'ils envoient à leurs amis. S'il refuse, le candidat protège sa vie privée, mais n'a aucune chance d'être recruté. Sachant qu'il y a encore trente concurrents dans le couloir, il cède à la pression, donne les codes, et accepte que ses données soient espionnées. 

La pratique peut évidemment être absolument identique à l'égard de l'employé de l'entreprise, auquel il est demandé de livrer ses identifiants, dans le but de vérifier que sa réputation et sa vie privée sont conformes à l'esprit de l'entreprise. Agissant ainsi, l'employeur fait tout simplement disparaître la frontière entre la vie professionnelle et la vie privée. 

Il est difficile d'évaluer la fréquence d'une telle pratique, car les victimes ne s'en plaignent pas. Si elles ont obtenu l'emploi, elles se bornent désormais à faire attention aux propos qu'elles tiennent sur les réseaux sociaux. Si elles ne l'ont pas, elles s'efforcent d'oublier l'incident.



Un consentement donné sous la pression

L'illégalité d'une telle pratique ne fait guère de doute. L'identité numérique, c'est à dire concrètement les codes que nous utilisons pour accéder à nos pages personnelles ou aux réseaux sociaux, sont considérés comme des données personnelles au sens de la loi du 6 janvier 1978. Elles ne peuvent donc être communiquées à des tiers qu'avec le consentement de l'intéressé. Dans le cas de notre candidat à l'embauche ou de notre salarié, il y a précisément vice de consentement, ce qui signifie qu'il n'a pas donné librement un consentement éclairé, mais qu'il a été contraint de céder à une pression extérieure. 

On pourrait envisager de considérer une telle pratique comme un harcèlement moral, mais la définition de cette infraction ne le permet pas vraiment, du moins pas totalement. En effet, le harcèlement moral relève du code de travail (art. L 1152-1 c. trav.) et n'est donc applicable qu'aux salariés, et non pas aux candidats à l'embauche, puisque ces derniers, par hypothèse, n'ont pas de contrat de travail. En tout état de cause, le harcèlement ne pourrait donc être invoqué que pour sanctionner les pressions réalisées pour obtenir les identifiants des salariés de l'entreprise. Ce fondement est par ailleurs bien fragile puisque, après la déclaration par le Conseil constitutionnel, le 12 mai 2012, de l'inconstitutionnalité de l'infraction de harcèlement sexuel, celle de harcèlement moral devrait bientôt être l'objet d'une QPC.

Le droit français est donc bien démuni face au développement de telles pratiques. Pour une fois cependant, un peu d'espoir vient des Etats Unis, où les demandes de codes confidentiels par les employeurs sont devenues de plus en fréquentes, au point que le droit américain commence sérieusement à s'intéresser à cette pratique. 

L'exemple du Maryland

Les premiers à intervenir ont été des Etats fédérés. Le New Jersey, l'Illinois et la Californie ont déposé des projets de loi interdisant la demande d'identifiants de réseaux sociaux par les employeurs. Mais la première loi sur le sujet a finalement été votée par le Maryland le 9 avril 2012. On observe cependant que ce texte s'est heurté à une opposition résolue des milieux d'affaires, voire de certains services publics, qui voulaient que figurent dans la loi des exceptions permettant de s'assurer que certains candidats à des postes de travailleurs sociaux, notamment au profit des minorités visibles, ne tenaient pas sur les réseaux sociaux des "discours de haine". La loi apparaît cependant très équilibrée, dans la mesure où elle interdit également à l'employé de télécharger sans autorisation les informations commerciales ou financières de l'entreprise. 

Vers une loi fédérale : le SNOPA

Le 9 mai 2012, un projet de loi fédérale a été déposé devant la Chambre des Représentants. Le SNOPA reprend globalement le texte du Maryland, mais se montre encore plus ambitieux. En effet, l'interdiction de demander les identifiants des réseaux sociaux n'est plus imposée aux seuls employeurs des entreprises privées, mais s'étend aussi aux collèges et aux universités.

Bien entendu, nul ne sait encore comment le texte va évoluer, s'il sera modifié, et même s'il sera voté. Il présente cependant l'intérêt de poser la première pierre d'une nouvelle approche de la protection des données dans l'entreprise. Jusqu'à aujourd'hui, la définition de la frontière entre la vie privée et celle de l'entreprise, dans la relation de travail, était laissée à la jurisprudence qui posait quelques principes, mais ne parvenait pas vraiment à définir un cadre juridique précis. Aujourd'hui, l'effort législatif américain devrait susciter une prise de conscience de la nécessité de définir clairement l'espace de la vie privée à l'ère numérique. 


7 commentaires:

  1. Je ne partage pas tout à fait votre constat concernant le dénuement du droit français. On pourrait notamment imaginer:

    - Des poursuites sur le fondement de l'article 323-1 cp, qui réprime l'accès frauduleux à un système d'information, la fraude résultant de la contrainte morale exercée sur le salarié.

    - Les méthodes d'évaluation à l'embauche doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie (L1221-8 c trav), et le CE doit faire l'objet d'une information sur celles-ci, à peine de délit d'entrave (j'ai plus la référence du texte). Cela pourrait donc aussi fournir un fondement à des poursuites civiles (indemnisation du salarié) et pénales.

    - quid enfin des moyens extrêmement larges offerts par l'article 9 code civil ?

    Au final, notre droit a le mérite de saisir la vie privée comme une notion autonome. Ce n'est pas le cas du droit américain, ce qui explique le recours à des lois spécialisées !

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  2. "car certains employeurs n'hésitent pas à réclamer les identifiants du candidat pour regarder le contenu de leurs pages, les informations personnelles qu'ils partagent, voire les tweets qu'ils envoient à leurs amis."

    et le poing dans la gueule du recruteur, on lui met de suite ou après ?

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  3. Je me permets de rebondir sur le dernier commentaire de David ; pour l'instant ce genre de pratique a principalement été observée aux Etats-Unis me semble t-il ? Qu'en est-il selon vous pour le cas de la France ? Avez-vous déjà observé ou rencontré ce type de situations ?

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  4. Je ne serais pas aussi catégorique sur la partie :

    "n'est donc applicable qu'aux salariés, et non pas aux candidats à l'embauche, puisque ces derniers, par hypothèse, n'ont pas de contrat de travail."

    La protection du code du travail est étendue à la phase pré-contractuelle (Cass. soc. 20 décembre 2006 n° 06-40662). Il est tout à fait possible d'agir en discrimination pour un candidat évincé.

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  5. "S'il répond non, le candidat recule de trois cases, passe immédiatement pour un crétin archaïque, resté à l'âge de la marine à voile et de la lampe à huile. Plus grave, il est soupçonné d'être un individu asocial, incapable de développer des activités de cohésion et de s'intégrer dans une équipe."

    Moi je répondrais : "Je suis particulièrement attaché au droit à l'anonymat sur Internet et au respect de la vie privée des utilisateurs d'Internet. Les valeurs de Facebook étant l'opposé absolu de celles que je viens de citer, il va de soi que je ne fréquente pas ce site. J'utilise par contre des sites et réseaux sociaux respectueux de la vie privée et de l'anonymat de leurs utilisateurs, comme par exemple entre autres, Windows Live Messenger, IRC, Second Life ou Skype."

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  6. Analyse intéressante.

    D'un autre côté, une entreprise où l'on demande des informations aussi privées ne donne aucune envie d'aller y travailler. D'ailleurs en tant que recruteur, je ne crois pas que ce genre de questions soient cruciales lors d'un entretien. Poser ce genre de questions permettrait plutôt d'évaluer la répartie du candidat. A mon sens, quelqu'un qui accepterait de donner ses identifiants et mots de passe de réseaux sociaux poserait problème car ensuite, quel sera sa limite à propos de documents potentiellement confidentiels?

    Je ne pense pas que ce type de questions soient fréquentes en France. Personnellement, je trouve que cela dépasse les limites de vie privée.
    A ce propos, pour information, l'entretien de personnalité ne doit (normalement) se fonder que sur les compétences du candidat, la limite est parfois mince.

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