A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à
retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre
le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les
crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire
ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les
courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de
susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité,
et de donner envie de lire la suite.
Les
choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de
toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté
Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de
diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de
publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
Robespierre défendait, dès 1789, le droit de vote de tous les citoyens français, sans
distinction de fortune. Le décret du marc d'argent visait précisément à mettre en place un régime censitaire, et Robespierre s'y est opposé dans son "discours sur le marc d'argent", mais il n'a pas pu prononcer son discours devant l'Assemblée. Il le fera donc imprimer en avril 1791.
Maximilien ROBESPIERRE
Le discours sur le marc d'argent
1790
Maximilien RobespierreLouis-Léopold Boilly
Messieurs,
Pourquoi
sommes-nous rassemblés dans ce temple des lois ? Sans doute pour rendre à
la Nation française l'exercice des droits imprescriptibles qui
appartiennent à tous les hommes. Tel est l'objet de toute Constitution
politique. Elle est juste, elle est libre, si elle le remplit ; elle
n'est qu'un attentat contre l'humanité, si elle le contrarie. Vous avez
vous-mêmes reconnu cette vérité d'une manière frappante, lorsqu'avant de
commencer votre grand ouvrage, vous avez décidé qu'il fallait déclarer
solennellement ces droits sacrés, qui sont comme les bases éternelles
sur lesquelles il doit reposer ;
« Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.
La souveraineté réside essentiellement dans la Nation.
La
loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le
droit de concourir à sa formation, soit par eux-mêmes, soit par leurs
représentants, librement élus.
Tous les citoyens sont admissibles à
tous les emplois publics, sans aucune autre distinction que celle de
leur vertu et de leurs talents. »
Voilà les principes que vous
avez consacrés ; il sera facile maintenant d'apprécier les dispositions
que je me propose de combattre, il suffira de les rapprocher de ces
règles invariables de la société humaine.
1° La loi est-elle
l'expression de la volonté générale, lorsque le plus grand nombre de
ceux pour qui elle est faite ne peut concourir à sa formation ? Non.
Cependant interdire à tous ceux qui ne paient pas une contribution égale
à trois journées d'ouvriers le droit même de choisir les électeurs
destinés à nommer les membres de l'Assemblée législative, qu'est-ce
autre chose que rendre la majeure partie des Français absolument
étrangère à la formation de la loi ? Cette disposition est donc
essentiellement anti-constitutionnelle et anti-sociale.
2° Les
hommes sont-ils égaux en droits, lorsque les uns jouissant exclusivement
de la faculté de pouvoir être élus membres du corps législatif, ou des
autres établissements publics, les autres de celle de les nommer
seulement, les autres restent privés en même temps de tous ces droits ?
Non ; telles sont cependant les monstrueuses différences qu'établissent
entre eux les décrets qui rendent un citoyen actif ou passif, moitié
actif, ou moitié passif, suivant les divers degrés de fortune qui lui
permettent de payer trois journées, dix journées d'imposition directe ou
un marc d'argent ? Toutes ces dispositions sont donc essentiellement
anti-constitutionneIles, anti-sociales.
3° Les hommes sont-ils
admissibles à tous les emplois publics sans autre distinction que celle
des vertus et des talents, lorsque l'impuissance d'acquitter la
contribution exigée les écarte de tous les emplois publics, quels que
soient leurs vertus et leurs talents ? Non ; toutes ces dispositions
sont donc essentiellement anti-constitutionnelles et anti-sociales.
4°
Enfin la Nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des
individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui
constituent la souveraineté ? Non, et cependant vous venez de voir que
ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français.
Que serait donc votre Déclaration des droits si ces décrets pouvaient
subsister ? Une vaine formule. Que serait la Nation ? Esclave : car la
liberté consiste à obéir aux lois qu'on s'est données, et la servitude à
être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait
votre Constitution ? Une véritable aristocratie. Car l'aristocratie est
l'état où une partie des citoyens est souveraine et le reste est sujet,
et quelle aristocratie ! La plus insupportable de toutes, celle des
riches.
Tous les hommes nés et domiciliés en France sont
membres de la société politique, qu'on appelle la Nation française,
c'est-à-dire citoyens français. Ils le sont par la nature des choses et
par les premiers principes du droit des gens. Les droits attachés à ce
titre ne dépendent ni de la fortune que chacun d'eux possède, ni de la
quotité de l'impôt à laquelle il est soumis, parce que ce n'est point
l'impôt qui nous fait citoyens ; la qualité de citoyen oblige seulement à
contribuer à la dépense commune de l'Etat, suivant ses facultés. Or
vous pouvez donner des lois aux citoyens, mais vous ne pouvez pas les
anéantir. Les partisans du système que j'attaque ont eux-mêmes senti
cette vérité, puisque, n'osant contester la qualité de citoyens à ceux
qu'ils condamnaient à l'exhérédation politique, ils se sont bornés à
éluder le principe de l'égalité qu'elle suppose nécessairement, par la
distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs. Comptant sur la
facilité avec laquelle on gouverne les hommes par des mots, ils ont
essayé de nous donner le change en publiant, par cette expression
nouvelle, la violation la plus manifeste des droits de l'homme.
Mais
qui peut être assez stupide pour ne pas apercevoir que ce mot ne peut
ni changer les principes ni résoudre la difficulté, puisque déclarer que
tels citoyens ne sont point actifs ou dire qu'ils n'exerceront plus les
droits politiques attachés au titre de citoyen, c'est exactement la
même chose dans l'idiome de ces subtils politiques ? Or je leur
demanderai toujours de quel droit ils peuvent ainsi frapper d'inactivité
et de paralysie leurs concitoyens et leurs commettants : je ne cesserai
de réclamer contre cette locution insidieuse et barbare qui souillera à
la fois et notre Code et notre langue, si nous ne nous hâtons de
l'effacer de l'un et de l'autre, afin que le mot de liberté ne soit pas
lui-même insignifiant et même dérisoire.
Qu'ajouterai-je à des
vérités si évidentes ? (...). Je ne devrais répondre que ce seul mot : le peuple, cette
multitude d'hommes dont je défends la cause, a des droits qui ont la
même origine que les vôtres. Qui vous a donné le pouvoir de le leur ôter
?
L'utilité générale, dites-vous ! Mais est-il rien d'utile que
ce qui est juste et honnête ? Et cette maxime éternelle ne
s'applique-t-elle pas surtout à l'organisation sociale ? Et si le but de
la société est le bonheur de tous, la conservation des droits de
l'homme, que faut-il penser de ceux qui veulent l'établir sur la
puissance de quelques individus et sur l'avilissement et la nullité du
reste du genre humain ! (...)
Mais
dites-vous : le peuple ! Des gens qui n'ont rien à perdre, pourront donc
comme nous exercer tous les droits des citoyens ? Des gens qui n'ont
rien à perdre ! Que ce langage de l'orgueil en délire est injuste et
faux aux yeux de la vérité ! Ces gens dont vous parlez sont apparemment
des hommes qui vivent, qui subsistent au sein de la société, sans aucun
moyen de vivre et de subsister. Car s'ils sont pourvus de ces moyens-là,
ils ont quelque chose, ce me semble, à perdre ou à conserver. Oui, les
grossiers habits qui me couvrent, l'humble réduit où j'achète le droit
de me retirer et de vivre en paix, le modique salaire avec lequel je
nourris ma femme, mes enfants, tout cela, je l'avoue, ne sont point des
terres, des châteaux, des équipages, tout cela s'appelle rien
peut-être, pour le luxe et pour l'opulence ; mais c'est quelque chose
pour l'humanité ; c'est une propriété sacrée aussi sacrée, sans doute,
que les brillants domaines de la richesse. Que dis-je ! ma liberté, ma
vie, le droit d'obtenir sûreté ou vengeance pour moi et pour ceux qui me
sont chers, le droit de repousser l'oppression, celui d'exercer
librement toutes les facultés de mon esprit et de mon coeur ; tous ces
biens si doux, les premiers de ceux que la nature a départis à l'homme,
ne sont-ils pas confiés comme les vôtres à la garde des lois ?
(...)
Mais les riches, les hommes puissants ont raisonné
autrement. Par un étrange abus des mots, ils ont restreint à certains
objets l'idée générale de propriété ; ils se sont appelés seuls
propriétaires, ils ont prétendu que les propriétaires seuls étaient
dignes du nom de citoyens, ils ont nommé leur intérêt particulier
l'intérêt général, et pour assurer le succès de cette prétention, ils se
sont emparés de toute la puissance sociale. Et nous ! ô faiblesse des
hommes ! nous qui prétendons les ramener aux principes de l'égalité et
de la justice, c'est encore sur ces absurdes et cruels préjugés que nous
cherchons, sans nous en apercevoir, à élever notre Constitution !
[...].
Le despotisme
lui-même n'avait pas osé imposer d'autres conditions aux citoyens qu'il
convoquait : comment donc pourriez-vous dépouiller une partie de ces
hommes-là, à plus forte raison la plus grande partie d'entre eux, de ces
mêmes droits politiques qu'ils ont exercés en vous envoyant à cette
Assemblée, et dont ils vous ont confié la garde ? Vous ne le pouvez pas
sans détruire vous-mêmes votre pouvoir, puisque votre pouvoir n'est que
celui de vos commettants. En portant de pareils décrets, vous n'agiriez
pas comme représentants de la Nation : vous agiriez directement contre
ce titre ; vous ne feriez point des lois, vous frapperiez l'autorité
législative dans son principe. Les peuples mêmes ne pourraient jamais ni
les autoriser, ni les adopter, parce qu'ils ne peuvent jamais renoncer,
ni à l'égalité, ni à la liberté, ni à leur existence comme peuples, ni
aux droits inaliénables de l'homme.
Aussi, Messieurs, quand vous avez
formé la résolution déjà bien connue de les révoquer, c'est moins parce
que vous en avez reconnu la nécessité, que pour donner à tous les
dépositaires de l'autorité publique un grand exemple du respect qu'ils
doive ni aux peuples, pour couronner tant de lois salutaires, tant de
sacrifices généreux, par le magnanime désaveu d'une surprise passagère,
qui ne changea jamais rien ni à vos principes, ni à votre volonté
constante et courageuse pour le bonheur des hommes. Que signifie donc
l'éternelle objection de ceux qui vous disent qu'il ne vous est permis,
dans aucun cas, de changer vos propres décrets ? Comment a-t-on pu faire
céder à cette prétendue maxime cette règle inviolable, que le salut du
peuple et le bonheur des hommes sont toujours la loi suprême, et imposer
aux fondateurs de la Constitution française, celle de détruire leur
propre ouvrage, et d'arrêter les glorieuses destinées de la Nation et de
l'humanité entière, plutôt que de réparer une erreur dont ils
connaissent tous les dangers ? Il n'appartient qu'à l'être
essentiellement infaillible d'être immuable : changer est non seulement
un droit, mais un devoir pour toute volonté humaine qui a failli. Les
hommes qui décident du sort des autres hommes sont moins que personne
exempts de cette obligation commune Mais tel est le malheur d'un peuple
qui passe rapidement de la servitude à la liberté, qu'il transporte,
sans s'en apercevoir, au nouvel ordre de chose, les préjugés de l'ancien
dont il est certain que ce système de l'irrévocabilité absolue des
décisions du Corps législatif n'est autre chose qu'une idée empruntée du
despotisme. L'autorité ne peut reculer sans se compromettre, disait-il,
quoiqu'en effet il ait été forcé quelquefois à reculer. Cette maxime
était bonne en effet pour le despotisme, dont la puissance oppressive ne
pouvait se soutenir que par l'illusion ou la terreur; mais l'autorité
tutélaire des représentants de la Nation, fondée à la fois sur l'intérêt
général et sur la force de la Nation même, peut réparer une erreur
funeste, sans courir d'autre risque que de réveiller les sentiments de
la confiance et de l'admiration qui l'environnent ; elle ne peut se
compromettre que par une persévérance invincible dans des mesures
contraires à la liberté, et réprouvées par l'opinion publique.
Il est
cependant quelques décrets que vous ne pouvez point abroger, ce sont
ceux qui renferment la Déclaration des droits de l'homme, parce que ce
n'est point vous qui avez fait ces lois, vous les avez promulguées. Ce
sont des décrets immuables du législateur éternel déposés dans la raison
et dans le coeur de tous les hommes avant que vous les eussiez inscrits
dans votre code, que je réclame contre les dispositions qui les
blessent et qui doivent disparaître devant eux. Vous avez ici à choisir
entre les uns et les autres, et votre choix ne peut être incertain,
d'après vos propres principes. Je propose donc à l'Assemblée nationale
le projet de décret suivant :
« L'Assemblée nationale, pénétrée
d'un respect religieux pour les droits des hommes, dont le maintien doit
être l'objet de toutes les institutions politiques ;
Convaincue
qu'une institution faite pour assurer la liberté du peuple français et
pour influer sur celle du monde, doit être surtout établie sur ce
principe ;
Déclare que tous les Français, c'est-à-dire tous les hommes nés et domiciliés
en France, ou naturalisés, doivent jouir de la plénitude et de
l'égalité des droits du citoyen et sont admissibles à tous les emplois
publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents. »