« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 20 mars 2024

Porno : la difficile protection des enfants


Dans un arrêt du 6 mars 2024, la Conseil d'État saisit la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) d'une question préjudicielle portant sur l'application de la loi pénale à des fournisseurs d'accès internet installés en dehors du territoire national. En l'espèce, deux éditeurs de sites pornographiques établis en République tchèque, les sociétés Webgroup Czech Republic et NKL Associates sro contestent le droit français qui s'est récemment renforcé pour empêcher la diffusion d'images pornographiques aux mineurs.

L’article 227-24 du code pénal interdit, d'une manière très générale, à toute personne de diffuser un message à caractère pornographique qui soit susceptible d’être vu par un mineur. Cette infraction est punie de trois ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende. La loi du 30 juillet 2020 confie au président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) un pouvoir de contrôle. Il peut ainsi mettre en demeure l'entreprise et saisir le juge judiciaire en cas de manquement à cette obligation. Un décret du 7 octobre 2021 précise le dispositif de contrôle par l'Arcom, et lui confie le soin de mettre en place des procédés techniques obligeant les entreprises du secteur à s'assurer que les utilisateurs sont majeurs. 

C'est précisément ce décret qui donne lieu à un recours pour excès de pouvoir déposé par les deux entreprises tchèques, qui considèrent sans doute que les images pornographiques sont un produit comme un autre, susceptible d'être diffusées auprès d'une clientèle particulièrement jeune.

 

L'arrêt Google Ireland

 

Si le contentieux n'a rien de moral, il pose toutefois une intéressante question juridique. Il peut en effet s'analyser comme un effet induit, pour ne pas dire un effet pervers de la décision Google Ireland rendue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 9 novembre 2023. Saisie d'une question préjudicielle par les autorités autrichienne, elle s'est livrée à une interprétation de la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique

La CJUE a alors posé le principe dit "du pays d'origine", selon lequel les services et fournisseurs d'accès à internet sont régis par le droit de l'État membre où ils sont établis. Cette règle empêche donc les autres États membres de leur imposer des règles générales pour ce qui relève du "domaine coordonné" par la directive. Rappelons que ce "domaine coordonné" regroupe l'ensemble des exigences prévues par les systèmes juridiques des États membres et applicables aux prestataires de services. Il concerne donc l'accès à un service et, par exemple, les conditions d'accès à un site pornographique et son interdiction aux mineurs. Dans le cas de l'arrêt du 6 mars 2024, les deux entreprises requérantes invoquent le fait que ces modalités d'accès sont régies par le droit tchèque, bien entendu moins exigeant que le droit français.

 


 Scène pornographique destinée aux enfants

La Belle et le Clochard. Walt Disney. 1955


Le seul moyen qui reste


L'enjeu de cette décision est essentiel, car le Conseil d'État a déjà écarté d'autres moyens invoqués à l'appui de l'illégalité du décret. Il a ainsi écarté tous les arguments liés à la proportionnalité de la mesure d'interdiction aux mineurs, à la sécurité juridique des entreprises, au droit au procès équitable, et même à la liberté d'expression. Il déclare que ce décret n'enfreint ni la Déclaration de 1789, ni la Convention européenne des droits de l'homme. L'ensemble de l'argumentaire manquait de sérieux et l'on ne s'étonne pas que ces moyens aient été écartés, au nom évidemment de la protection des mineurs. 

En revanche, l'effet immédiat est qu'il ne reste que la question de la mise en oeuvre, ou pas, de la jurisprudence européenne Google Ireland.


Les dangers


L'enjeu est de taille. Une application étroite de cette jurisprudence priverait d'abord les autorités françaises de la possibilité de faire respecter leur droit pénal, précisément plus protecteur que le droit tchèque en matière de protection des mineurs. 

Elle conduirait aussi à la création de véritables paradis de sites internet pornographiques, comme cela existe d'ailleurs en matière de Revenge Porn. Sur ce point, on peut s'interroger sur le rôle de Google qui, par un lobbying très actif, est parvenu à imposer, au sein même de l'Union européenne, une sorte de paradis de données en Irlande où il a évidemment son siège social. De la part d'une entreprise qui se veut vertueuse, il est un peu surprenant que ce lobbying aboutisse finalement à favoriser la diffusion d'images pornographiques aux enfants. 

Enfin, cette interprétation de la jurisprudence Google Ireland aurait pour effet d'aligner le droit de l'Union sur celui de l'État le moins protecteur. L'Union européenne véhiculerait alors l'image d'une institution sacrifiant les droits des enfants à ceux des Gafa. La seule liberté prise en compte serait alors la libre circulation de l'information numérique, celle qui est considérée comme un bien susceptible d'être vendu.

 

 

2 commentaires:

  1. Excellent exemple, basé sur des faits concrets, sur le droit et la jurisprudence, de l'absurdité auquel peut conduire la mise en oeuvre dogmatique du principe de la libre circulation au sein de l'Union européenne (Cf. celui de Schengen). Situation rendue encore plus dangereuse que les GAFAM sont de la partie et ne sont soumis qu'à la loi du profit maximum.

    Il est grand temps de repenser la gouvernance européenne avant avant que le système n'implose à la faveur de la conjonction de plusieurs crises. Nos gouvernants le veulent-ils et le peuvent-ils ? L'a campagne pour les élections au Parlement européen constituerait le moment idéal pour débattre de ce sujet. Mais, nous n'en sommes malheureusement pas là.

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  2. Au-delà de la problématique évoquée dans ce billet, je ne peux que déplorer une attitude très commune en France : la condescendance juridique. Les français ne peuvent s'empêcher de penser que leur droit est supérieur aux autres états...

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