« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 5 mars 2024

L'IVG dans la Constitution : OK Boomers !


"Après le dix-septième alinéa de l'article 34 de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption. volontaire de grossesse". 

Le 4 mars 2024, le Congrès a voté ces dispositions, l'article unique d'une loi portant révision de la Constitution, relative à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse (IVG). Le vote s'est déroulé dans une sorte d'euphorie car le résultat laissait peu de place au doute. Sur 902 votants, on dénombre 852 suffrages exprimés. La majorité qualifiée des 3/5è exigée par la procédure de révision est donc de 512. Elle est atteinte très largement, avec 780 votes favorables et seulement 72  défavorables. Ce résultat est peut-être le point essentiel de cette révision car, sur le fond, elle est réalisée à droit constant, ce qui signifie que le droit de l'IVG n'est pas réellement modifié. 

 

Une liberté de la femme


Il est exact que la loi Veil du 17 janvier 1975 ne présentait pas l'IVG comme une liberté, loin de là. Elle proclamait que "la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie". Mais elle ajoutait immédiatement que l'IVG autorisait une atteinte à ce principe, "en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi". Cette définition étroite était alors indispensable pour obtenir des votes favorables de la part des partis de droite. On sait que la loi Veil n'aurait jamais été votée si elle n'avait pas obtenu le soutien des partis de l'opposition de gauche, mais elle avait aussi besoin du soutien, au moins partiel, de la majorité de l'époque.

La société a ensuite évolué, et l'IVG est entrée dans les moeurs. Elle a été remboursée par la Sécurité sociale, ouverte plus facilement aux mineures, allégée de certaines procédures préalables particulièrement pesantes. Finalement, le droit à l'IVG a acquis valeur constitutionnelle avec la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 qui  énonce que la loi du 4 juillet 2001 élargissant le délai d'IVG à dix semaines, « n’a pas (…) rompu l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme (…) ». Depuis cette décision, le droit à l'IVG est donc bien un droit de valeur constitutionnelle dont la femme est titulaire. Au moment où la révision constitutionnelle est engagée, en 2023, l'IVG n'est pas menacée dans notre pays,  Au contraire, la réforme la plus récente intervenue dans ce domaine est la loi du 2 mars 2022 qui étend à quatorze semaines de grossesse le délai légal pour y recourir.

 

Le traumatisme américain

 

La loi constitutionnelle française adoptée le 4 mars 2024 peut s'analyser comme une sorte de phénomène d'acculturation des débats qui se déroulent aux États-Unis. Dans un arrêt du 24 juin 2022 Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, la Cour Suprême des États-Unis est revenue sur sa jurisprudence Roe v. Wade du 22 janvier 1973. Désormais dominée par des juges conservateurs, elle affirme que la Constitution américaine ne confère pas un droit à l'IVG, laissant aux États fédérés le choix de leur politique en ce domaine. Depuis cette date, environ vingt-cinq États américains ont modifié leur législation dans un sens plus restrictif, ou ont prévu de le faire.

 


 Quand je veux. Gus. 27 novembre 1979

 

La proposition Panot


La situation américaine a donc suscité en France, dans un premier temps, une proposition de révision constitutionnelle déposée par Mathilde Panot (LFI, Val de Marne). Le texte envisage alors l'intégration dans la Constitution d'un nouvel article 66-2 ainsi rédigé : " Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits. » 

Pourquoi pas ? Mais ce nouvel article 66-2 figure dans un titre consacré à "L'autorité judiciaire", choix qui peut sembler étrange. Le droit à l'IVG ne saurait s'analyser comme une "liberté individuelle" protégée par le juge judiciaire, au sens de l'article 66. La jurisprudence du Conseil constitutionnel limite en effet cette notion à ce que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire le droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. L'article 66 vise la détention provisoire ou l'internement psychiatrique, mais certainement pas le droit d'interrompre sa grossesse.

Quoi qu'il en soit, la proposition portée par Mathilde Panot a été adoptée par l'Assemblée nationale le 24 novembre 2022 avec une majorité massive en apparence (337 voix pour et 32 contre), mais en présence de seulement 387 votants sur 577 députés. La menace de ne pas obtenir la majorité des 3/5e exigée pour le vote au Congrès était donc réelle.

Mais la question du Congrès ne s'est pas réellement posée, car le Sénat a refusé de voter en termes identiques la proposition qui lui était soumise. Il a adopté une nouvelle rédaction, modifiant cette fois l'article 34, celui-là même qui définit le domaine de la loi : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. » En février 2023, on a donc un texte certes, mais qui n'est pas adopté en termes identiques comme l'exige la procédure de révision constitutionnelle. La situation est bloquée.


Le projet gouvernemental

 

Finalement, Le 8 mars 2023, le Président de la République annonce, à l'occasion de la journée internationale des droits des femmes et lors de l'hommage rendu à Gisèle Halimi, le dépôt d'un projet de loi constitutionnelle porté cette fois par la Première ministre, Elisabeth Borne.  

La rédaction est proche de celle du Sénat, avec tout de même quelques différences. Une modification, de pure rédaction préfère la liberté d'avoir "recours à l'interruption volontaire de grossesse" à celle de "mettre fin à sa grossesse". Cette rédaction est juridiquement plus exacte car l'IVG est le terme employé par la loi, et le recours à l'IVG est une procédure légale dotée d'un cadre juridique relativement rigoureux, notamment en matière de délais.

En revanche, la notion de "liberté garantie" suscite des questions. Y aurait-il des libertés figurant dans la Constitution et qui ne seraient pas "garanties" ? Une liberté constitutionnelle s'exerce nécessairement dans le cadre des lois qui la réglementent et elle est garantie par le juge. La simple mention du droit à l'IVG dans l'article 34 suffit donc à en affirmer la garantie. Sur ce plan, la formule n'apporte rien, si ce n'est un pléonasme. 

Ces incertitudes de rédaction sont désormais monnaie courante dans la loi, et l'on peut regretter d'en découvrir désormais dans la Constitution. Mais sur le fond, elles ne changent rien, d'autant que le droit à l'IVG était déjà garanti, bien avant la révision adoptée le 4 mars. 

 

Affirmer le consensus

 

On peut donc s'interroger sur l'intérêt de cette révision qui ne modifie pas le système juridique. Certains ont affirmé qu'elle rendait le droit à l'IVG irrémédiable. C'est faux, puisque ce qu'une révision constitutionnelle a fait, une autre peut le défaire. On pourrait même, et certains l'appellent de leurs voeux, rédiger une constitution entièrement nouvelle et changer de régime...Il est exact cependant qu'il est plus difficile de modifier la Constitution que de modifier la loi. 

Mais le vote du Congrès montre que ce débat est actuellement bien dépassé. Aucun parti politique ne songe à supprimer le droit à l'IVG. Les irréductibles opposants, ceux qui ont bataillé contre l'IVG avec toujours les mêmes arguments depuis la loi de 1975, le droit à la vie, la clause de conscience, sans oublier les racines chrétiennes de la France, ceux-là  ont combattu tous les textes sur cette question, et ceux-là ont pu se compter. Et le compte a été rapidement fait : 72 et pas un de plus. Ils ont pu constater qu'ils n'étaient pas nombreux. Pire, ils se sont dispersés entre les partis de droite et du centre, incapables de constituer un semblant de majorité dans aucun d'entre eux. Ils ont même été lâchés par ceux qui n'ont pas pris part au vote, conscients que le combat était perdu et qu'ils étaient désormais des boomers nostalgiques d'une période révolue. Sur ce point, le vote du Congrès est un succès, car il a témoigné d'un véritable consensus de la société française en faveur du droit des femmes à l'IVG. Un beau message à envoyer aux femmes américaines.


L'IVG : Chapitre 7 Section 3 § 1 B du manuel sur internet  


1 commentaire:

  1. Au moment où le président de la République enchaîne les déconvenues (Salon de l'agriculture, propos sur l'envoi de troupes en Ukraine ...), ce vote tombe à point pour redorer son blason. Mais pour combien de temps ?

    Une question est posée : que doit-on mettre et ne pas mettre dans la Constitution pour ne pas la transformer en fourre-tout ? Quid, une fois de plus, de la réforme de l'indépendance du parquet ? Tout va très bien madame la marquise, mais à part ça un petit rien.

    RépondreSupprimer