« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 25 juin 2023

Rapport de la CNCTR : Des services secrets moins secrets ?


La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) figure dans la liste des autorités administratives indépendantes établie par la loi du 20 janvier 2017. Mais ce n'est pas celle dont on parle le plus, et elle demeure largement inconnue du grand public. Chargée du contrôle de l'usage des techniques de renseignement, elle a plutôt l'habitude de travailler dans la discrétion. Sa taille la situe par ailleurs à la limite de la visibilité, avec dix-sept agents et un collège composé de quatre parlementaires, une personnalité qualifiée, deux membres de la Cour de cassation et deux du Conseil d'État, dont le président Serge Lasvignes. 

La CNCTR a été créée par la loi du 24 juillet 2015 qui a fait du renseignement l'objet d'une véritable politique publique. A ce titre, la commission est chargée par le législateur d'une double mission de contrôle a priori et a posteriori.

Le contrôle a priori réside dans une procédure d'autorisation des techniques de renseignement auxquelles les services compétents peuvent recourir. La liste de ces techniques est définie par la loi, dans les articles L 851-1 à L 855-1 du code de la sécurité intérieure. On y trouve les données de connexion, d'identification, les sites consultés, les données d'identification et toutes celles captées par l'IMSI Catcher, ainsi que les dispositifs de repérage, de captation d'images et de sonorisation.

L'autorisation d'utiliser ces techniques est donnée par le Premier ministre. La CNCTR n'intervient que par un avis préalable, dans le cadre d'une procédure consultative ordinaire, ce qui signifie que le Premier ministre demeure libre de ne pas le suivre. Lorsque la procédure est marquée par l'urgence, la CNCTR n'est même pas saisie pour avis mais informée a posteriori. Dans tous les cas, si elle n'est pas d'accord avec une autorisation, elle peut toujours faire au Premier ministre une "recommandation". 

Le contrôle a posteriori concerne que font les services de ces techniques de renseignement. Cette mission conduit la CNCTR a réaliser des contrôles "sur pièces et sur place" dans les locaux des services de renseignement, ainsi qu'à opérer des vérifications "à distance" à l'aide des outils informatiques dont elle dispose. Elle peut ainsi avoir connaissances des données brutes collectées.

Si ces missions sont peu connues, leurs résultats le sont encore moins. Le rapport annuel de la CNCTR offre une information certes filtrée mais c'est la seule dont disposent ceux qui s'intéressent à l'impact de ces techniques de renseignement sur les libertés. Le 7è rapport qui vient d'être publié permet ainsi de dégager quelques lignes directrices, à partir du bilan de la Commission pour l'année 2022.

 

Une diminution du nombre des personnes surveillées


Le premier constat dressé par la Commission est celui de la diminution, pour la première fois depuis 2015, du nombre de personnes surveillées. Il est passé de 22 958 en 2021 à 20 958 en 2022, soit une diminution de presque 9 %. La CNCTR attribue cette évolution à la diminution du nombre de personnes surveillées au titre de la prévention du terrorisme, qui représentent tout de même 38 % des demandes. Elle explique qu'il ne faut pas voir dans ce chiffre un déclin de la vigilance des services dans ce domaine, mais plutôt l'effet d'une nouvelle organisation du terrorisme. Aux mouvements structurés a succédé un terrorisme low cost assumé par des individus isolés et peu socialisés.

 

Parle plus bas. Dalida

Archives INA. 21 novembre 1976
 


Le ciblage des personnes surveillées


Si le nombre de personnes surveillées a diminué, l'intensité de la surveillance a, quant à elle, augmenté. Les demandes d'autorisation ont atteint le nombre de 89 505 en 2022, contre 87 588 en 2021. Cette hausse de 2% en 2022 est très modérée, mais il faut observer que la hausse avait été de 8 % en 2020 et 10 % en 2021. Surtout, ces demandes d'autorisation portent sur les techniques les plus intrusives dans la vie privée. Alors que les demandes d'accès aux données de connexion, technique peu intrusive, ont baissé de 3%, toutes les techniques permettant un accès à des informations en temps réel ont largement augmenté. Ainsi, les demandes d'introduction dans un lieu privé se sont accrues de 40 % en 2022, et les captations de paroles et d'images ont connu une progression de 55 % depuis 2021. L'usage de l'IMSI Catcher a connu, quant à lui, un accroissement de 10 %, alors même qu'il est contingenté.

La CNCTR attribue cette évolution à un meilleur ciblage des personnes surveillées. Les services sélectionnent avec davantage de rigueur leurs cibles, mais mettent tous les moyens à leur disposition pour recueillir des données pertinentes. La Commission évoque aussi la nécessité de s'adapter, à une époque où les personnes surveillées savent parfaitement faire usage des outils de chiffrement. 

Certes, mais le rapport de la CNCTR laisse tout de même entrevoir quelques lacunes dans le système. Le dialogue avec les services n'est pas toujours aussi fluide que la Commission le souhaiterait. Or, elle précise que l'information qui lui est donnée doit lui permettre d'évaluer la dangerosité de la personne, d'apprécier la proportionnalité de la technique envisagée à la menace, notamment lorsqu'il s'agit de pénétrer dans un lieu privé. A défaut d'obtenir ces éléments, la CNCTR affirme "qu'elle sera conduite à émettre un avis défavorable". 

Précisément, ces avis défavorables sont en augmentation de 1, 6 % par rapport à 2021. Cette légère augmentation est attribuée par la Commission à l'augmentation des demandes formulées à propos de menaces de violences collectives. La CNCTR affirme ainsi être attentive particulièrement attentive au respect des libertés d'expression et de manifestation. L'objet de la surveillance est d'entraver des actions violentes, mais pas d'empêcher des activités militantes.


Le contrôle a posteriori

 

La CNCTR se montre beaucoup plus nuancée sur le bilan de ses contrôles, même s'il est présenté comme "globalement positif". Elle observe d'abord que ses contrôles sur place sont fragilisés par l'augmentation des techniques qui entraine l'augmentation du nombre de données captées. Avec une équipe très peu nombreuse, la CNCTR est tout de même parvenue à effectuer 121 contrôles en 2022, chiffre identique à celui de 2021.

Certes, les contrôles montrent parfois des irrégularités, notamment le dépassement de la durée d'autorisation d'une technique de renseignement. Mais ces irrégularités demeurent marginales et la Commission déplore surtout une certaine négligence des services dans l'établissement des "fiches de traçabilité", document qui rend compte de l'exécution d'une autorisation. Sur ce point, la CNCTR ne donne aucun chiffre, mais affirme que "des progrès doivent encore être accomplis", d'autant que les indications consignées dans ces documents sont parfois trop vagues pour permettre à la Commission d'exercer sa mission de contrôle.

De même, la CNCTR reconnaît des difficultés dans l'exercice du contrôle à distance. Elle déplore que le recueil de certaines données ne soit pas encore intégré dans le système centralisé géré par le Groupe interministériel de contrôle (GIP), système qui lui permet l'accès à distance. Dans ce cas, elle procède par une sorte d'échantillonnage et ce procédé lui interdit de mesurer le volume de données recueillies. Enfin, elle déplore que certains agents travaillent encore "à l'ancienne", sans se préoccuper de la traçabilité de leur activité. Dans ce cas, la CNCTR est totalement impuissante, et ne peut même pas mesurer l'ampleur du phénomène.

La lecture du rapport laisse ainsi une impression mitigée. La  loi de 2015 a certes donné un fondement légal à l'activité des services de renseignement, conformément à ce qu'exigeait notamment la Cour européenne des droits de l'homme. Mais la CNCTR n'a guère les moyens de ses ambitions. Constituée d'une petite équipe, dépourvue d'un véritable pouvoir de sanction, ses avis sont suivis par le Premier ministre parce qu'il le veut bien, mais rien ne l'y oblige. De fait, elle ne peut exercer sa mission de contrôle qu'en engageant le dialogue, en s'efforçant de convaincre les services de la nécessité d'appliquer avec rigueur la procédure d'autorisation et d'accepter les contrôles. En fait, la CNCTR demande aux services secrets d'être moins... secrets.

 

Les fichiers de renseignement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 5 § 3 B

1 commentaire:

  1. Nous vous adressons toutes nos sincères félicitations pour cette présentation didactique des fonctions de la CNCTR mais aussi, et surtout, pour les limites de son pouvoir de contrôle. Son rapport met en lumière ses lacunes intrinsèques.

    En France, l'on pense que la création d'un organe va régler un problème comme il en va de l'inflation normative. Or, il n'en est rien faute de l'existence d'un minimum de confiance. Dans le cas d'espèce entre une autorité administrative indépendante (en théorie) et la communauté du renseignement (peu portée à la transparence par essence puisque l'on parle de services secrets). La situation peut-elle changer dans un avenir prévisible ? Nous ne le pensons pas tant il est difficile pour la CNCTR de disposer de l'intégralité des informations sur cette partie évolutive (intelligence artificielle, ChatGpt, informatique quantique...) de l'activité des Services qui n'est pas sans rapport avec la révolution numérique que nous connaissons. En un mot, c'est mission impossible, écoper avec un dé à coudre pour tenter de défendre les atteintes graves aux libertés publiques.

    Cette problématique du contrôle des techniques du renseignement devrait être entièrement repensée dans le cadre d'une étude approfondie sur la nature du lien entre renseignement et technologie. Ceci ne paraît pas être à l'ordre du jour de nos dirigeants pris par les impératifs du quotidien et de la communication.

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