« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 2 juin 2023

Les Invités de LLC. Serge Sur : M. Finkelkraut saisi par l'hubris

 

Le Figaro du 24 mai a publié un entretien avec M. Alain Finkelkraut, dans lequel ce dernier critique de façon véhémente le récent arrêt de la Cour d’appel condamnant Nicolas Sarkozy et consorts pour corruption et trafic d’influence. Ceci constitue une réponse à cet entretien, réponse que Le Figaro ne souhaite pas publier.  

 


Serge Sur

 

Membre de l'Institut (Académie des Sciences morales et politiques)

 

 Professeur émérite de droit public de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2)




La colère du Marsupilami. Franquin, circa 1960

 

 

 

Aucun des lecteurs ou auditeurs d’Alain Finkelkraut ne met en doute son intelligence, son talent, sa culture. Il n’en est que plus désolant de lire les propos qu’il tient au sujet de l’arrêt de la Cour d’appel qui condamne Nicolas Sarkozy et consorts pour corruption et trafic d’influence dans une affaire dite des Ecoutes. Au surplus, M. Finkelkraut met en cause la présidente de la Cour qui l’a prononcé. Les termes qu’il emploie sont de nature polémique, ils relèvent de l’imprécation et non de la démonstration. Arrêt « aussi révoltant que grotesque »… trois hommes condamnés pour « un délit qu’ils n’ont pas commis ni même tenté de commettre »…

 

M. Finkelkraut fustige « la justice en état d’ivresse ». Ces propos à l’emporte-pièce témoignent pour le moins d’une mauvaise humeur. La mauvaise humeur n’est jamais bonne conseillère. On ne peut certes tout connaître, mais si M. Finkelkraut avait lu la décision et ses 156 pages qui ne laissent rien dans l’ombre, il aurait sans doute pris conscience de la complexité de la procédure et de la précision analytique du jugement, qui répond point par point aux arguments, nombreux, procéduriers, dilatoires, de la défense. Il n’aurait peut-être pas révisé son appréciation, mais il aurait discuté au lieu d’insulter. On ne peut ici reprendre l’ensemble de la décision, mais elle mérite un examen plus serein et mieux informé.

 

C’est ainsi que l’auteur s’en prend personnellement à la présidente de la Cour, qu’il accuse de partialité. Il va plus loin que les avocats, qui n’ont pas, comme ils l’auraient pu, demandé son dessaisissement. Pourquoi donc ne l’ont-ils pas fait, alors qu’ils n’ont épargné aucune argutie ? Allant plus loin encore, il dénonce le « pouvoir judiciaire » français dans son ensemble, ce qui est au mieux un raccourci, au pire une fâcheuse erreur. En effet, il n’existe pas en France de pouvoir judiciaire, mais une autorité judiciaire et des ordres de juridiction distincts – justice judiciaire, justice administrative, justice constitutionnelle, sans parler des juridictions professionnelles spécialisées. La justice est en France éclatée, divisée, incapable de se former comme pouvoir. Et si une juridiction entrave l’action politique, ce ne sont certainement pas les juges ordinaires, et bien plutôt le Conseil constitutionnel.

 

Prétendre que la justice représente une sorte de pouvoir occulte qui, au nom de l’Etat de droit, viendrait paralyser le pouvoir politique relève d’une totale confusion intellectuelle. En outre, M. Finkelkraut confond parquet et magistrature assise – ainsi lorsqu’il énonce que le Parquet national financier a empêché l’élection de M. Fillon à la présidence de la République, alors que sa mise en examen a été prononcée par trois juges d’instruction et non par le parquet. Il a ensuite été condamné par deux juridictions successives, totalement indépendantes, et du parquet, et l’une de l’autre. Laisser entendre qu’il existe une magistrature solidaire, compacte, animée par de noirs desseins à l’encontre de la classe politique relève du complotisme, d’un populisme qui, dans la bouche d’un esprit aussi éclairé qu’Alain Finkelkraut, résonne – et non pas raisonne – comme une fausse note.  

 

M. Sarkozy « s'est servi de son statut d'ancien Président de la République et des relations politiques et diplomatiques qu'il a tissées alors qu'il était en exercice pour promettre une gratification à un magistrat qui a servi son intérêt personnel ». La corruption, comme le note la Cour d’Appel dans sa décision, porte « lourdement atteinte à la confiance publique ». La tolérance à l’égard de la corruption est encore pire. Or elle tend à se répandre : puisque tout le monde fait la même chose, pourquoi s’en prendre à l’un plutôt qu’à l’autre ? Ce poison détruit la démocratie, il corrompt le corps électoral lui-même et provoque abstention ou extrémisme.

 

La solidarité de la classe politique envers les siens contribue à la confusion. Heureusement, elle n’est pas totale. M. Finkelkraut semble associer dans sa défense d’innocents vierges et martyrs François Fillon et Nicolas Sarkozy, en butte à la foule haineuse des robes noires et rouges. Les deux hommes se connaissent bien, et si l’on demande à François Fillon ce qu’il pense de Nicolas Sarkozy et à Nicolas Sarkozy ce qu’il pense de François Fillon, il y aura gros à parier qu’ils seront plus sévères que nos placides magistrats, qui ont la patience de lire et d’écouter, durant de longues années d’instruction et de jugement, les filandreuses apologies d’avocats qui, suivant le mot de l’un d’entre eux, ont le droit de mentir.

 

 

 

2 commentaires:

  1. Toutes nos sincères félicitations au professeur émérite Serge Sur, élu il y a quelques mois à l'Académie des sciences morales et politiques. La clarté de son exposé démontre que l'on peut être philosophe de renom et piètre juriste. La multiplication des confusions juridiques discrédite la démonstration politique et polémique d'Alain Finkielkraut. Combien sont nos concitoyens qui ignorent tout des grands principes du droit ? Ces derniers devraient être enseignés dès l'école primaire à nos élèves en lieu et place de matières aussi exotiques qu'inutiles. Cela les préparerait à devenir des citoyens responsables sachant de quoi ils parlent. En France l'on préfère l'enseignement des gadgets à l'enseignement des connaissances fondamentales dont le droit fait partie. " Ubi societas ubi jus" nous rappelle fort à propos l'adage latin !
    Il est désolant que le Figaro ait refusé de publier ce droit de réponse. Preuve que l'on peut se draper dans les vertus de la liberté d'expression tout en la refusant lorsqu'elle ne vous convient pas.

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  2. Très bon article. Quant à A.F. est désormais essentiellement un polémiste médiatique (c'est plus drôle et on est plus souvent invité dans les dîners en ville).

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