« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 10 mars 2023

Name and Shame : Le contribuable et la protection des données fiscales


La Cour européenne des droits de l'homme réunie en Grande Chambre, dans sa décision L. B. c. Hongrie du 9 mars 2023 n'interdit pas aux États d'écarter le secret fiscal, dans des cas très particuliers, lorsqu'il s'agit de publier la liste des contribuables redevables d'une somme conséquente en arriérés d'impôts. Cette pratique du Naming and Shaming est alors une politique publique que la Cour entend encadrer, afin d'empêcher une atteinte disproportionnée à la vie privée des contribuables.

L. B. a été condamné en 2014 par les juges hongrois pour fraude fiscale à une amende de 490 000 €, accompagnée d'un redressement fiscal de 625 000 € auquel il faut ajouter les intérêts de 145 000 €. Mais ce qui est contesté devant la CEDH n'est pas la sanction, mais l'inscription du requérant sur la liste des principaux contribuables défaillants, procédure de mise à l'index prévue par le droit hongrois. Parmi les informations ainsi publiées sur internet, et repris sur le site de certains médias hongrois, figurent non seulement le montant de l'arriéré d'impôt dû par l'intéresse, mais aussi son nom et l'adresse de son domicile.  Le requérant voit dans cette publication une atteinte à sa vie privée, protégée par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La décision de chambre rendue le 12 janvier 2021 estimait que l'ingérence dans la vie privée du requérant n'était pas excessive, compte tenu des nécessités de la lutte contre la fraude fiscale en Hongrie. Mais précisément, ce point est au coeur du renvoi en Grande Chambre.

 

Name and Shame en Hongrie 


La publication des arriérés fiscaux ainsi que du nom et de l'adresse des contribuables défaillants par l'Autorité hongroise chargée de la lutte contre la fraude fiscale constitue, à l'évidence, une ingérence dans la vie privée des intéressés. Aux termes de l'arrêt Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande du 27 juin 2017,  l'article 8 peut être invoqué pour contester la diffusion de données parfaitement neutres comme le nom et l'adresse de l'intéressé. Il suffit en effet que cette diffusion porte atteinte à la réputation de la personne, protégée par l'article 8. En l'espèce, cette procédure est prévue par la loi hongroise, ce qui n'est contesté par personne.

 

Le but de la législation

 

La question du "but légitime" de cette législation a justifié largement le renvoi de l'affaire en Grande Chambre.  Le requérant considère que la publication de la liste des personnes redevables envers le Trésor a essentiellement pour but leur humiliation publique. On peut en effet considérer cette forme de Naming and Shaming comme une sorte de pilori moderne et s'interroger sur son efficacité. Rien n'est dit en effet de son caractère dissuasif 

Pour l'administration fiscale hongroise, cette publication n'a "rien de personnel". Elle répond à deux buts bien distincts, d'une part garantir la perception de l'impôt en dissuadant les mauvais payeurs, d'autre part informer les tiers pour assurer la fiabilité des relations commerciales. La CEDH se rallie à la position des autorités hongroises, et il est intéressant d'observer qu'elle reprend leurs arguments sans réellement les discuter, pas plus d'ailleurs qu'elle ne s'interroge sur le point de vue développé par le requérant. Il appartient évidemment à la Grande Chambre de préciser la jurisprudence sur des points de droit qui méritent d'être éclaircis. Dans ce cas cependant, l'éclaircissement passe davantage par l'affirmation péremptoire que par l'explication juridique. 

La publication de la liste des mauvais payeurs constitue donc bien une ingérence dans leur vie. Elle est prévue par la loi et poursuit un but légitime. Certes, mais la Grande Chambre estime qu'elle n'est pas "nécessaire dans une société démocratique". Sur ce point, elle rompt radicalement avec la décision de chambre de 2021.

 

 

 

Astérix chez les Helvètes. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970


Le contrôle de proportionnalité


Dans l'arrêt Vavřička et autres c. République tchèque du 8 avril 2021, la CEDH rappelle qu'une ingérence dans la vie privée ne peut être acceptée que si elle répond à un besoin social impérieux, c'est-à-dire si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités pour la justifier semblent pertinents et suffisants. En l'espèce, il s'agit donc d'évaluer un régime législatif qui dépasse largement le seul cas du requérant.

Les autorités hongroises invoquent, bien entendu, la marge d'appréciation de l'État qui est compétent pour organiser, par son droit interne, la protection des droits et libertés garanties par la Convention européenne des droits de l'homme, principe rappelé dans l'arrêt M. A. c. Danemark du 9 juillet 2021. Mais cela ne signifie pas que les choix opérés par le législateur échappent à tout contrôle de la CEDH. Celle-ci se penche donc sur les arguments développés pour justifier la législation et sur l'équilibre entre les intérêts de l'État et ceux des personnes touchées par le mesure.

En l'espèce, le critère souvent utilisé du consensus entre les États parties à la Convention européenne ne semble pas très pertinent. S'il est vrai qu'une vingtaine d'États admettent que soient rendues publiques des informations sur les personnes qui ne s'acquittent pas de leur dette fiscale, les législations sont en réalité très diverses, et seulement huit États informent les tiers sur l'adresse des intéressés.

 

Les conditions d'élaboration de la loi

 

La CEDH se penche donc sur les conditions concrètes de l'adoption de la législation hongroise. Elle observe notamment que la loi hongroise de 2003 prévoyant ce "pilori" fiscal a été modifiée en 2006 pour permettre la publication de données plus précises, sur les sommes dues et l'adresse des redevables. Mais le législateur de 2006 n'a pas réellement étudié dans quelle mesure la publication de tous ces éléments était nécessaire pour répondre aux objectifs d'amélioration de la perception de l'impôt et l'information des tiers. Quant au droit des contribuables à la vie privée, il était invoqué en 2003, mais a disparu de la loi de 2006, ce qui laisse penser qu'il n'a pas été pris en considération. Or, comme la Cour l'affirme dans l'arrêt Samoylova c. Russie du 14 décembre 2021, le parlement ne saurait s'abstenir d'examiner de manière approfondie la nécessité de prendre une mesure qui constitue une importante ingérence dans la vie privée. En étudiant les débats parlementaires hongrois, la CEDH ne trouve cependant aucune mention de ce droit. Elle en déduit donc que la Hongrie a violé l'article 8 de la Convention européenne, en s'abstenant de rechercher l'équilibre entre les intérêts contradictoires de l'État et de l'individu.

La Cour pose ainsi une nouvelle pierre à l'édifice jurisprudentiel relatif à la protection des données, marquant ainsi une volonté d'assurer un standard européen dans ce domaine. Sur ce point, l'arrêt est important car il impose aux États une réflexion sur l'utilisation d'internet à des fins de dénonciation, voire de délation. Certes, le fait de donner le nom des fraudeurs fiscaux peut être un moyen efficace de dissuasion, il n'en demeure pas moins que la question de la nécessité de la publication se pose, non pas d'une manière générale, mais à chaque étape de la procédure. Est-il nécessaire de publier le nom de la personne ? Sans doute. Est-il utile de publier le montant de sa dette ? Peut-être. Est-il nécessaire de publier son adresse ? Surement pas.




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