« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 12 octobre 2015

Vincent Lambert : la place de la collégialité dans la procédure

Il existe des contentieux dont on a le sentiment qu'ils avancent puis repartent en arrière, selon un rythme aussi chaotique qu'irrationnel. Tel est le cas de l'affaire Lambert. Après un arrêt du Conseil d'Etat et une décision de la Cour européenne des droits de l'homme, on pouvait penser que le droit avait été dit. Or, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, celui-là même devant lequel l'affaire avait commencé en mai 2013, vient de se prononcer une nouvelle fois le 9 octobre 2015.

On se souvient que le Conseil d'Etat, le 24 juin 2014, a considéré, sur la base de plusieurs expertises médicales, que le maintien de l'alimentation et de l'hydratation de Vincent Lambert constituait "obstination déraisonnable" au sens de la loi Léonetti du 22 avril 2005. La Cour européenne, quant à elle, statuant le 5 juin 2015, a jugé que le droit français offrait des garanties et des recours suffisants dans un domaine qui, en l'absence de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe, relève de la compétence exclusive des Etats. A l'issue de ces procédures, il semblait que Vincent Lambert allait pouvoir s'éteindre dans la dignité.

Le problème est que le chef du service dans lequel il était hospitalisé a quitté ses fonctions. Son successeur a décidé de reprendre la procédure à son début, et donc de solliciter une nouvelle fois l'avis de la famille, avant de prendre la décision d'interrompre, ou non, l'alimentation et l'hydratation du patient. Confronté à des pressions et à des menaces diverses, il a ensuite suspendu la procédure au motif que "les conditions de sérénité et de sécurité nécessaires" n'étaient pas réunies. Le neveu de Vincent Lambert conteste les deux décisions devant le tribunal administratif.

La suspension de la procédure consultative


Le juge déclare irrecevable le recours contre la suspension de la procédure consultative. La solution n'a rien de surprenant, car un acte n'est administratif n'existe que s'il a une portée normative. Autrement dit, il doit modifier la situation juridique du requérant. Tel n'est pas le cas en l'espèce car la procédure est seulement interrompue. Son irrégularité éventuelle ne pourra donc être contestée qu'à l'occasion d'un éventuel recours contre la décision qui sera finalement prise par l'équipe médicale.

La décision de reprendre la procédure consultative à son début suscite une question plus délicate : le second chef de service est-il lié, ou non, par la décision du premier qui avait conclu à l'arrêt des traitements ?

La rencontre des trois morts et des trois vifs. Maître du manuscrit latin, circa 1490


L'indépendance professionnelle des médecins

 

Le tribunal administratif affirme que le second médecin n'est pas lié par la décision du premier, justifiant ainsi la reprise de la procédure ab initio. Il fonde son raisonnement sur la notion d'indépendance professionnelle des médecins, affirmé dans l'article R 4127-5 du code de la santé publique (csp) : "Un médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit".  De son côté, l'article L 162-2 du code de la sécurité sociale évoque "la liberté d'exercice et (..) l'indépendance professionnelle et morale des médecins".

Ce principe est surtout invoqué dans le contentieux de la responsabilité, lorsqu'un établissement hospitalier est condamné à indemniser le dommage causé par une erreur médicale. Il permet alors de justifier alors l'action diligentée contre le médecin auteur de l'erreur par l'assureur de l'établissement (par exemple : Cass. Civ. 1ère. 13 novembre 2002).

De manière plus exceptionnelle, il est invoqué devant le juge administratif à propos d'une décision administrative. Dans un arrêt du 2 octobre 2009 Pierre A. ,le Conseil d'Etat affirme ainsi que le principe d'indépendance des médecins interdit que les décisions médicales d'une praticien hospitalier soient soumises à l'accord préalable du chef de service.

De ces dispositions et sans doute de ces jurisprudences, le tribunal administratif déduit que ce principe d'indépendance professionnelle "fait obstacle à ce qu'un médecin puisse être considéré comme un simple exécutant d'une décision prise par un autre médecin".

Le refus de la collégialité.


L'analyse montre cependant les limites de la procédure consultative prévue par la loi Léonetti. La collégialité impose précisément la consultation de la famille, et même une consultation aussi élargie que possible, principe affirmé par le Conseil d'Etat, dans sa décision du 24 juin 2014. En l'espèce, on sait que onze proches de Vincent Lambert ont participé à cette procédure. La collégialité s'impose aussi au niveau de l'équipe médicale, et les textes affirment que le chef de service ne peut prendre la décision seul. Cette collégialité présente l'avantage de ne pas faire reposer sur une seule personne une décision extrêmement difficile à prendre. La responsabilité est en quelque sorte diluée dans un ensemble réunissant l'équipe médicale et le cercle de famille. 

En affirmant le caractère unilatéral de la décision, le tribunal administratif fait peser cette responsabilité sur une personne seule. Sur ce point, la décision suscite quelque surprise. Dans son premier jugement de mai 2013, ce même tribunal administratif avait précisément suspendu une première décision d'interruption de l'alimentation et de l'hydratation de Vincent Lambert, au motif que l'équipe médicale n'avait pas consulté l'ensemble de sa famille mais seulement ceux qui étaient les plus proches géographiquement, son frère et son épouse.

Quoi qu'il en soit, l'analyse du tribunal administratif repose sur un principe simple : la procédure est collégiale, mais pas la décision.

Comment permettre l'application de la loi ?


Reste à s'interroger sur les conséquences d'une telle analyse. Elle offre en effet la possibilité aux parents de Vincent Lambert, et à tous ceux qui veulent freiner la mise en oeuvre de la loi Léonetti, de retarder, peut-être indéfiniment la décision d'interrompre tout traitement.

N'oublions pas que ceux qui menacent l'équipe médicale et empêchent le déroulement d'une procédure sereine sont aussi ceux qui la refusent, pour des motifs essentiellement religieux. Ils n'ont qu'à continuer leurs menaces et à attendre le départ des chefs de service, épuisés par les pressions. Ils sont en effet que la procédure sera, à chaque fois, reprise ab initio. Autant dire que cette jurisprudence leur offre les moyens d'empêcher l'application de la loi de la République. Il ne reste donc qu'à espérer que le débat parlementaire qui a lieu sur la proposition de loi relative à la fin de vie saura trouver les moyens de pallier ce type de manoeuvre, peut-être en consacrant simplement le caractère collégial, non pas de la procédure, mais de la décision.


1 commentaire:

  1. Merci pour votre article, en revanche je ne pense pas que la décision collégiale soit une bonne solution, comment permettre l'exercice ensuite d'une responsabilité collégiale. La responsabilité serait alors totalement diluée.

    RépondreSupprimer