« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 18 octobre 2015

Crimes contre l'humanité et droits de la partie civile

En décembre 2013, l'association Communauté rwandaise de France (CRF) a déposé plainte pour apologie de génocide et injure publique, à la suite d'une émission de Canal + qui, à ses yeux, tournait en dérision le génocide rwandais commis en 1994. Cette plainte ayant été déclarée irrecevable, l'association fait appel et pose en même temps une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), renvoyée au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation le 8 juillet 2015.

Un régime juridique inégal

 

La QPC, sur laquelle le Conseil constitutionnel statue dans une décision du 16 octobre 2015, porte sur la combinaison de deux dispositions de la loi du 29 juillet 1881. D'une part, son article 24 sanctionne  l'apologie des crimes de guerre, crimes contre l'humanité ou crimes et délits de collaboration avec l'ennemi. D'autre part, son article 48-2 autorise toute association déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits et qui se propose de défendre "les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés" à exercer les droits de la partie civile lors de la poursuite de ces mêmes crimes. Cette disposition trouve son origine dans la loi Gayssot du 13 juillet 1990.  Votée à la suite de la profanation du cimetière de Carpentras, elle a pour objet essentiel de sanctionner la contestation de l'existence même du génocide juif commis durant la seconde guerre mondiale. 

Le régime juridique mis en place est donc pour le moins inégal. Le droit français sanctionne l'apologie de l'ensemble des crimes de guerre et crimes contre l'humanité, mais n'ouvre les droits de la partie civile qu'aux associations qui représentent les victimes de la Shoah. L'association requérante, dont l'objet est la poursuite des crimes commis au Rwanda, voit dans cette restriction une atteinte à l'égalité devant la loi.

Le Conseil constitutionnel lui donne satisfaction. Il commence par réduire le champ de la QPC en estimant qu'elle ne porte finalement que sur le morceau de phrase qui limite l'accès aux droits de la partie civile aux associations défendant "les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés". Son abrogation permettrait en effet de les ouvrir à l'ensemble des associations oeuvrant à la protection de toutes les victimes de génocide et de crimes contre l'humanité. C'est exactement ce que fait le Conseil constitutionnel dans un second temps, estimant qu'il y a effectivement atteinte au principe d'égalité devant la loi.

Le principe d'égalité


Il est de jurisprudence constante que le principe d'égalité s'applique aux personnes qui sont dans une situation juridique identique. Le Conseil rappelle ainsi, dans une formule toujours reprise que "si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales (...)"

Il ressort de cette jurisprudence que les justiciables dans une situation identique doivent être traités de manière identique. En l'espèce, le Conseil estime qu'ils sont effectivement dans une situation identique.

Crimes de guerre et crimes contre l'humanité


Le droit pénal récent a précisé les notions de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Depuis la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale, les premiers sont réprimés par l'article 461-1 du code pénal.  Ils sont définis comme des "infractions commises, lors d'un conflit armé international ou non international et en relation avec ce conflit, en violation des lois et coutumes de la guerre ou des conventions internationales applicables aux conflits armés". 

Les crimes contre l'humanité trouvent certes leur origine dans les Accords de Londres du 8 août 1945 qui crée le Tribunal de Nüremberg. Mais depuis le "Nouveau Code pénal" entré en vigueur au 1er janvier 1994, ils sont également incriminés par les articles 211-1 et 212-1 du code pénal. Le génocide, défini comme le fait de commettre de graves atteintes aux personnes, "en application d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe nationale, ethnique, racial ou religieux", est ainsi qualifié de crime contre l'humanité. Il en est de même d'atteintes identiques commises "en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique".
Crimes de guerre et crimes contre l'humanité se sont donc rapprochés au regard de leur régime juridique. Tous deux sont désormais incriminés par le code pénal et sont donc également susceptibles d'être poursuivis devant les tribunaux internes.

Le cri. Edvard Munch. 1893

La différence de traitement

 

Le Conseil va donc regarder si cette différence de traitement peut être justifiée par une différence dans la situation juridique des différentes associations oeuvrant dans ce domaine.
Dans sa décision QPC du 24 avril 2015, le Conseil a ainsi apprécié la conformité au principe d'égalité de la mise en oeuvre de l'action publique dans le domaine particulier des infractions militaires commises en temps de paix. Il a alors estimé que la contrainte imposant de solliciter l'avis des autorités militaires avant la mise en mouvement de l'action publique et l'impossibilité de les poursuivre par la voie de la citation directe n'entrainaient pas de différences de traitement injustifiées.  Aux yeux du Conseil, ces restrictions étaient liées au fait que les militaires n'étaient pas dans une situation identique à celle des civils, et qu'il convenait de les mettre à l'abri de poursuites pénales abusives en imposant une phase d'instruction préparatoire.

En l'espèce, la différence de traitement entre les associations qui représentent les victimes de la Shoah et celles qui représentent les victimes d'autres crimes contre l'humanité ne repose sur aucune justification particulière. Pour le Conseil, cette restriction n'est qu'une survivance historique de l'époque où le seul crime contre l'humanité reconnu par le droit était le Shoah. Elle n'a plus lieu d'être aujourd'hui, alors que l'incrimination pénale de crime contre l'humanité permet de poursuivre les auteurs de n'importe quel crime de ce type. 

Le Conseil constitutionnel fait preuve d'une relative mansuétude à l'égard d'un législateur qui a tout de même laissé subsister dans le droit une discrimination qui aurait dû disparaître il y a bien longtemps. Il repousse l'abrogation effective de la disposition au 1er octobre 2016, ce qui laisse le temps de faire le toilettage législatif qui s'impose. En effet, la loi va devoir intervenir pour permettre aux associations chargées de défendre les intérêts moraux de la Résistance et des déportés d'exercer les droits de la partie civile en matière d'apologie de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. En même temps, le Conseil décide la suspension des délais de prescription dans ce domaine afin de préserver l'effet utile de sa décision. 

Sur le fond, la décision s'inscrit dans un mouvement qui tend à définir un régime juridique unique s'appliquant aux crimes de guerre et aux crimes contre l'humanité. En quelque sorte détaché de la Shoah, il a l'avantage de permettre la poursuite de crimes intervenus récemment. Si l'on songe aux faibles résultats obtenus par la Cour pénale internationale, on ne peut que se féliciter que des crimes particulièrement graves puissent être poursuivis sur le seul fondement du code pénal français. Et le rôle des associations exerçant les droits de la partie civile est évidemment essentiel dans cette procédure.


2 commentaires:

  1. Votre présentation mêle de manière équilibrée analyse juridique et distance critique. Au-delà de la prise de position du Conseil constitutionnel, la situation actuelle constitue le reflet de deux "passions françaises" : l'inflation normative et l'inflation mémorielle. Reconnaissons qu'il est souvent difficile pour le citoyen français - qui est censé de ne pas ignorer la loi - de s'y retrouver dans ce maquis, cette jungle, cette débauche de réglementation !

    Hasard du calendrier, la réponse à cette Question prioritaire de constitutionnalité (novation fondamentale dans notre droit, reconnaissons le) intervient le jour même où la Cour européenne des droits de l'Homme sanctionne la Suisse pour avoir condamné un Turc ayant publiquement nié la réalité du génocide arménien ("Nier le génocide arménien n'est pas un délit", la Croix, 16 octobre 2015, page 8). Peut-être cet arrêt fera-t-il l'objet d'un prochain post de LLC ?

    Parfois le temps long de l'Histoire rejoint celui, immédiat, de l'actualité...

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  2. Décision bien venue. Je n'ai pas cependant la même lecture de la décision. Après avoir énoncé que la QPC portait "sur les mots : des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité" (consid. n°4), le Conseil a décidé de supprimer les mots "des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité" (article premier du dispositif). Afin de rétablir l'inégalité constatée, on dirait que le Conseil a choisi de restreindre le champ de l'article 48-2 : puisque seules les associations de déportés ou de résistants peuvent agir, il est en effet cohérent de dire que désormais, elles ne pourront agir que pour dénoncer l'apologie de crimes de collaboration ou des propos négationnistes (et non les crimes de guerre en général). Toutefois, puisque c'est "au législateur d'apprécier les suites qu'il convient de donner à cette déclaration d'inconstitutionnalité", on peut en effet espérer que c'est plutôt le choix d'ouvrir les recours à toutes les associations spécialisées qui sera retenu. Frédéric Zumbiehl

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