« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


Affichage des articles triés par pertinence pour la requête QPC 19 février 2016. Trier par date Afficher tous les articles
Affichage des articles triés par pertinence pour la requête QPC 19 février 2016. Trier par date Afficher tous les articles

jeudi 26 mai 2016

Encadrement de la QPC

Le 19 mai, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi organique sur la justice du XXIème siècle, texte qui, faisant l'objet d'une procédure accélérée, a déjà été adopté par le Sénat. Son article 34 sexies est issu d'un amendement déposé par Cécile Untermaier, rapporteure du texte. Il interdit le dépôt d'une question prioritaire de constitutionnalité(QPC)  dans deux hypothèses, d'une part lorsque le tribunal correctionnel ou le tribunal de police est saisi à la suite d'une information judiciaire et que la QPC aurait pu être déposée durant l'instruction, d'autre part lorsque la QPC a été déposée en appel alors qu'elle aurait pu être déposée en première instance devant le tribunal correctionnel ou le tribunal de police.

Des justifications sommaires


Les motifs donnés pour justifier une telle réforme sont sommaires. Il s'agit de "mettre fin, en matière correctionnelle et contraventionnelle, au dépôt d'une QPC dans un but dilatoire". Certains voient dans cet amendement la trace de l'agacement à l'égard de la QPC déposée par Jérôme Cahuzac, poursuivi devant le tribunal correctionnel pour fraude fiscale. Son procès, ouvert en février 2016, a été interrompu par cette QPC que le Conseil constitutionnel devrait examiner courant juin. On observe cependant que les juges du fond ont accepté de renvoyer au Conseil cette QPC portant sur le principe non bis in idem.  La volonté d'encadrer le droit de déposer une QPC ne trouve sans doute pas son origine dans une cause particulière mais dans la volonté de réduire effectivement le champ d'application de cette procédure en matière pénale.

La rapporteure affirme que cette réforme est réclamée à la fois par le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation.  A dire vrai, cette affirmation vient du Garde des Sceaux. En mars 2013, alors qu'il présidait la Commission des lois de l'Assemblée nationale, il avait présenté un rapport "Trois ans et déjà grande" faisant un premier bilan de la QPC. Il avait alors évoqué une telle réforme pour lutter contre les procédures dilatoires, mais il employait alors le conditionnel et ne semblait pas faire preuve d'un enthousiasme débordant. Aujourd'hui, cette demande est, semble-t-il relayée, par une démarche commune du premier président de la Cour de cassation, du vice-président du Conseil d'Etat et du président du Conseil constitutionnel qui auraient envoyé à la Chancellerie une note en ce sens, en mars 2015. Observons cependant que le Président du Conseil constitutionnel a changé depuis cette date et que l'on ignore si Laurent Fabius a repris à son compte cette suggestion.

Le champ d'application de la réforme


Il semble pourtant que cette réforme n'ait pas donné lieu à une analyse juridique substantielle. Son champ d'application semble, a priori, reposer sur le simple bon sens : il s'agit de soumettre à un régime unique l'ensemble du domaine pénal, dès lors qu'il est déjà impossible de poser une QPC devant la Cour d'assises. Mais une analyse une peu plus fine permet de mettre en lumière la spécificité de la Cour d'assises. L'impossibilité de déposer une QPC devant elle s'explique en effet aisément par sa composition particulièrement, un jury populaire n'étant pas en mesure d'apprécier le caractère sérieux des moyens développés.

Le stade de l'instruction


Pour ce qui est de l'interdiction de la QPC au stade de l'instruction, la mention des tribunaux de police semble superflue, dès lors que les faits constitutifs d'une contravention ne donnent en principe pas lieu à une instruction. Il est donc matériellement impossible de poser une QPC dès ce stade. Les QPC portant sur la mise en oeuvre de contraventions sont d'ailleurs rares et il serait étrange d'affirmer que les QPC dilatoires y sont nombreuses et qu'elles nuisent à la bonne organisation de la justice.

Quant à l'interdiction du dépôt au cours de l'audience du tribunal correctionnel, il est incontestable qu'elle a pour effet de bousculer quelque peu le calendrier judiciaire. Reste qu'il faut se demander si l'inconvénient n'est pas pratiquement aussi grand lorsque la QPC est présentée à la fin de l'instruction, juste avant l'audience. Il conviendrait surtout de se demander si ce n'est pas le calendrier qui doit s'adapter à la QPC, et non pas la QPC qui doit disparaître pour faciliter la gestion du calendrier.  Si l'on considère, et c'est comme cela qu'elle est présentée depuis l'origine, que la QPC est un droit du justiciable, la réponse à la question ne fait guère de doute.

L'appel
Carmen. Bizet. Je vais danser en votre honneur. 
Angela Gheorghiu et Roberto Alagna

Le stade de l'appel


L'interdiction de la QPC au stade de l'appel pose encore davantage de questions. En effet, elle refuse d'envisager la survenance de faits nouveaux. Rappelons, en particulier, que l'une des conditions de recevabilité d'une QPC réside dans le fait que le Conseil ne doit pas avoir déjà examiné la conformité à la Constitution de la disposition contestée, sauf changement de circonstances de droit ou de fait. Or ce changement de circonstances peut intervenir entre la procès de première instance et l'appel. De la même manière, il n'est pas inconcevable qu'un problème de conformité de la loi à la Constitution se pose durant l'instance, de manière quelque peu imprévue. Pourquoi priver alors l'intéressé de son droit de déposer une QPC ?

De manière plus générale, on sait qu'un procès d'appel doit reprendre l'affaire dans son intégralité, sous toutes ses facettes, comme si le premier jugement n'avait pas existé. Il peut donc sembler étrange de priver le justiciable, au stade de l'appel, d'un droit dont il disposait en première instance. 

Quel sera l'avenir de cette réforme ? Elle sera évidemment déférée au Conseil constitutionnel puisqu'elle est adoptée par une loi organique. Certes, il n'est guère contestable qu'une loi organique peut modifier le champ d'application de la QPC, puisque c'est la loi organique du 10 décembre 2009 qui a décidé l'interdiction de cette procédure devant la Cour d'assises. En revanche, la restriction à l'ensemble du domaine pénal ainsi qu'à l'appel devra être examinée par le Conseil. Rappelons que l'article 61-1 de la Constitution établit un véritable droit de saisir le Conseil "à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction". Il est clair que, dans l'esprit du constituant de 2008, il s'agissait d'offrir à tout justiciable, à toute personne partie dans un procès, un droit d'accéder au contrôle de constitutionnalité, devant n'importe quel juge et à n'importe quel stade de la procédure. En limitant ce droit, le projet actuel envoie un message particulièrement négatif de restriction d'une liberté et de méfiance à l'égard de l'intervention des citoyens dans le contrôle de constitutionnalité. On assiste ainsi au retour d'un discours selon lequel le droit, et plus particulièrement le droit constitutionnel, devrait rester l'affaire des spécialistes. Un discours incongru pour un gouvernement de gauche.


Sur la QPC : chapitre 3, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.




dimanche 11 septembre 2016

Etat d'urgence : le premier refus d'exploitation des données

Dans une ordonnance du 5 septembre 2016, passée largement inaperçue, le juge des référés du Conseil d'Etat a, pour la première fois, refusé au ministre de l'intérieur l'autorisation d'exploitation de données saisies lors d'une perquisition administrative organisée sur le fondement de l'état d'urgence. 

Perquisition et saisie de données


Rappelons que cette procédure est toute récente, mise en oeuvre par la loi du 21 juillet 2016 de prorogation de l'état d'urgence. Depuis cette date, le juge administratif est compétent pour autoriser le préfet ou le ministre de l'intérieur à exploiter les données saisies lors des perquisitions effectuées sous le régime juridique de l'état d'urgence. En l'espèce, il s'agit des données contenues dans trois téléphones mobiles saisis chez Mme B. et M. A. lors d'une perquisition à leur domicile de Lutterbach le 26 août 2016. Le ministre justifie la perquisition par l'appartenance de ces personnes à "la mouvance radicale ainsi que sur la nécessité de vérifier qu'ils ne possédaient pas de documents, de matériel de propagande ou des objets prouvant leur intention de se livre à des activités en liens avec (...) des projets terroristes". Pour cette raison, l'administration a "des raisons sérieuses de penser" que les personnes présentes dans le lieu perquisitionné ont un " comportement qui menace l'ordre ou la sécurité publics".

Certes, mais ces arguments justifient la perquisition, pas l'exploitation des données, et c'est précisément ce qu'affirme le juge des référés du Conseil d'Etat. Les motifs de la saisie des téléphones ne sont pas nécessairement identiques aux motifs de la perquisition, et l'administration se voit donc refuser le droit de motiver la première par simple référence à la seconde. 

En l'espèce, l'administration est embarrassée. S'il est vrai que les deux personnes appartiennent bien à la mouvance islamique, force est de constater que les policiers se sont retrouvés bredouilles lors de la perquisition. De fait, les motifs de la demande d'exploitation des trois téléphones mobiles sont quasi-inexistants. Les motifs invoqués devant le juge se bornent donc à évoquer, de manière très vague, "des fichiers d'images, de sons et d'écrit", sans davantage de précision, aoutant que ces fichiers n'ont pu être exploités immédiatement sur les lieux de la perquisition parce qu'ils "comportaient des éléments en langue arabe". L'imprécision de ces motifs avait logiquement conduit le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg à refuser la demande d'autorisation, le 29 août 2016. Celui du Conseil d'Etat confirme cette analyse. 



Arman. Accumulation de téléphones portables. Circa 2000

Contrôle des motifs


Il confirme aussi sa volonté d'exercer un contrôle aussi approfondi que possible. Dans une ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat le 5 août 2016, la première mettant en oeuvre ces nouvelles dispositions, le juge des référés avait autorisé l'exploitation d'un téléphone portable saisi lors d'une perquisition sous état d'urgence. Il avait alors pris soin d'énumérer les motifs invoqués. En l'espèce, ils étaient fort nombreux, car la perquisition s'était révélée plus fructueuse. Elle avait révélé que l'appareil saisi contenait des vidéos salafistes et des contacts avec des individus ayant rejoint Daesh dans les zones de combat en Syrie et en Irak. Rien de tout cela dans la présente affaire, dès lors que les enquêteur n'ont rien trouvé. 

D'une certaine manière, le juge des référés sanctionne aussi une certaine négligence de l'administration. Dans la première affaire, celle du 5 août 2016, le juge des référés avait donné aux services la possibilité d'enrichir le dossier en appel. Il avait alors tenu compte, non seulement des procès-verbaux de la perquisition, mais encore des notes blanches produites en appel par le ministre, faisant état des liens du propriétaire du téléphone avec un ressortissant allemand parti en Syrie. En l'espèce, l'administration n'a procuré au juge aucune information supplémentaire susceptible de justifier la saisie des données informatiques. Or, le Conseil d'Etat n'aime pas du tout être traité avec désinvolture.

En exerçant un véritable contrôle des motifs, le juge des référés du Conseil d'Etat répond aussi aux exigences posées par le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 19 février 2016 portant précisément sur les perquisitions et les saisies administratives dans le cadre de l'état d'urgence. Le Conseil constitutionnel avait alors sanctionné l'absence de garanties en matière de saisie de données. La loi n'interdisait pas en effet que cette saisie soit effectuée dans une habitation où résidaient plusieurs personnes sans aucun lien avec celle représentant une menace, qu'elle s'étende à des données personnelles également sans lien avec cette menace, et que le sort qui leur était réservé, destruction ou stockage, demeurait dans l'opacité. Le Conseil constitutionnel est donc directement à l'origine des dispositions portant sur la saisie de données dans la loi du 21 juillet 2016. 

La maîtrise de l'évolution du droit


On pouvait s'attendre à ce que le Conseil d'Etat exerce un contrôle étendu, dès lors qu'il y était invité par le Conseil constitutionnel. Ceci dit, il serait bien difficile de dire quel juge a influencé l'autre. Dans son avis donné lors  de l'élaboration de la loi du 20 novembre 2015, le Conseil d'Etat, intervenant comme conseil du gouvernement, il avait affirmé que "dans les hypothèses où la perquisition conserve son caractère d'opération de police administrative", il conviendrait de prévoir la possibilité de saisies "en assortissant cette possibilité de garanties appropriées". Le schéma est donc le suivant : le Conseil d'Etat émet une volonté en formation de conseil, elle est ensuite entérinée par le Conseil constitutionnel, avant que le Conseil d'Etat la mette en application, en formation contentieuse cette fois. 

Sur ce point, l'ordonnance du 5 septembre 2016 illustre parfaitement la manière dont le Conseil d'Etat maîtrise l'évolution du droit. Sur le fond, il est bien probable qu'elle ne changera pas grand'chose et contraindra simplement l'administration à motiver un peu plus sérieusement ses demandes d'autorisation, ce qui est certainement positif. A moins que les enquêteurs chargés de la perquisition ne prennent désormais la précaution de se faire accompagner d'un interprète capable de traduire les formules arabes contenues dans un téléphone.


vendredi 16 décembre 2016

L'état d'urgence, saison 5

L'Assemblée nationale a voté sans difficulté, le 13 décembre 2016, la cinquième prorogation de l'état d'urgence, jusqu'au 15 juillet 2017. Comme d'habitude, les frondeurs, particulièrement virulents devant les médias, se sont montrés discrets dans l'hémicycle. Le Sénat devra ensuite voter le texte dans les mêmes termes avant le 22 décembre. Cette date est en effet le quinzième jour après la démission du premier ministre Valls, au-delà de laquelle la loi de prorogation deviendrait caduque, imposant de facto de reprendre la procédure à son commencement (art. 4 de la loi du 3 avril 1955).

L'avis du Conseil d'Etat


L'actuel projet de loi de prorogation a été précédé d'un avis du Conseil d'Etat rendu le 8 décembre. Sa lecture montre qu'il ne diffère guère de ceux qui l'ont précédé, lors des différentes prorogations. Tout au plus observe-t-on deux éléments intéressants. 

Le premier est la prise en considération de la campagne électorale. Certes, le Conseil s'appuie d'abord sur la menace terroriste "intense" caractérisée par le fait que douze tentatives d'attentat ont été déjouées depuis celui de Nice, et dix-sept depuis le début de l'année. Mais il affirme que la coïncidence de la période électorale avec cette menace d'attentats s'analyse comme constituant un "péril imminent" au sens de l'article 1er la loi de 1955. Cette analyse n'a rien de surprenant si l'on considère qu'une campagne électorale, ne serait-ce que par les rassemblements de personnes qu'elle implique, a pour effet de multiplier les cibles potentielles et d'accroître encore les charges pesant sur les forces de l'ordre. En outre, il faut bien reconnaître que cette prise en compte de la campagne électorale permet de faire peser la charge d'un nouveau renouvellement, en juillet 2017, sur le futur président nouvellement élu.

Le second élément pris en considération par le Conseil d'Etat réside dans le renforcement des garanties apportées aux personnes qui font l'objet des mesures prises. A la suite des  décisions QPC du 19 février 2016 et du 2 décembre 2016 rendues par le Conseil constitutionnel, le législateur a été contraint, d'abord dans la loi du 21 juillet 2016 puis dans celle qui est aujourd'hui en débat, prévoir un véritable statut des données informatiques copiées durant les perquisitions administratives. Alors que le principe voudrait que ces données répondent au régime des saisies et que leur copie ait pour conséquence de transformer une perquisition administrative en perquisition judiciaire, le législateur a préféré soumettre cette procédure au contrôle du Conseil d'Etat. En formation administrative, le Conseil d'Etat se félicite donc que ses formations contentieuses soient les seules à apprécier la légalité des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence. 

En dehors de ces deux éléments, l'avis du Conseil d'Etat ne diffère pas vraiment de ceux qui l'ont précédé. Comme dans ses avis précédents, il rappelle que "les renouvellements de l'état d'urgence ne sauraient se succéder indéfiniment et que l'état d'urgence doit demeurer temporaire". Cette affirmation apparaît en porte-à-faux avec les propos tenus par le vice-président du Conseil d'Etat, dans une interview donnée le 18 novembre 2016. Rappelant que "l'état d'urgence est un état de crise qui ne peut être renouvelé indéfiniment", il avait alors affirmé que si le Conseil devait être saisi d'un nouveau projet de loi de prorogation, "l'assemblée générale du Conseil d'Etat prendrait ses responsabilités". Beaucoup de commentateurs en avaient déduit qu'on allait voir ce qu'on allait voir... et que l'avis pourrait bien, cette fois, être défavorable. Il n'en est finalement rien, soit que l'assemblée n'ait pas suivi le voeu de son vice-président, soit que les propos de celui-ci aient été quelques peu aventurés. La toute nouvelle politique de communication inaugurée au Palais-Royal semble rencontrer quelques difficultés au démarrage.

Le rapport d'information parlementaire


L'avis du Conseil d'Etat semble finalement bien formel, et il faut aller chercher ailleurs des données utiles pour apprécier la pratique de l'état d'urgence. Un rapport parlementaire présenté le 6 décembre 2016 à l'Assemblée par les députés Dominique Raimbourg (PS) et Jean-Frédérice Poisson (LR) dispense de précieuses indications dans ce domaine. Il présente l'état d'urgence comme une sorte de boite à outils juridiques, outils dont certains sont utilisés et d'autres moins, dans des proportions extrêmement variables selon les besoins. L'exemple des perquisitions et des assignations à résidence suffit à montrer cette utilisation à géométrie variables des mesures autorisées par le législateur.
 
Affiche contre les décrets-lois. Marcel Laurey. 1946
 

Les perquisitions


Depuis le 14 novembre 2015, c'est-à-dire la mise en oeuvre de l'état d'urgence, 4 292 perquisitions ont été menées. Elles ont suscité l’ouverture de 670 procédures judiciaires, dont 61 concernaient des faits en lien avec le terrorisme, parmi lesquelles 20 portaient sur des faits pour association de malfaiteurs en matière terroriste. Le rapport évoque donc, à juste titre, une "utilisation massive", mais il constate aussi les chiffres ont considérablement baissé au fil du temps. Sur les 3750 qui ont eu lieu entre novembre 2015 et mai 2016, 54 % étaient concentrés dans les quinze premiers jours d'application, entre le 14 et le 30 novembre. Aujourd'hui, la quatrième prolongation de l'état d'urgence n'a vu que 590 perquisitions depuis le 22 juillet 2016, dont 65 ont eu des suites judiciaires, parmi lesquelles 25 pour des faits liés au terrorisme. 

De ces chiffres, le rapport parlementaire déduit que l'utilisation des perquisitions est désormais réduite. Leur régime juridique, tout en demeurant purement administratif, se rapproche du droit commun. C'est ainsi qu'alors que 68 % des perquisitions avaient lieu la nuit entre le 14 et le 30 novembre 2015, seulement 18 % sont aujourd'hui réalisées la nuit. 

Faut-il pour autant renoncer à une telle procédure ? Le rapport ne le demande pas, estimant que les perquisitions sont désormais mieux ciblées est qu'elles constituent un apport non négligeable dans la lutte contre le terrorisme. Elle souhaite néanmoins que le caractère exceptionnel des perquisitions de nuit soit précisé dans la loi. Le projet qui vient d'être voté par l'Assemblée ne mentionne cependant rien de tel.

Les assignations à résidence

 

Depuis novembre 2015, 612 assignations à résidence ont été prononcées, principalement en Ile-de-France (pour 30%), dans le Nord et l’Hérault. La plupart de ces mesures ont été levées.

Aujourd'hui, 95 personnes restent assignées, dont 47, c'est-à-dire la moitié, le sont depuis près d’un an. Sur ce point, les rapporteurs s'inquiètent d'une mesure de longue durée qui ne s'accompagne de l'ouverture d'aucune procédure judiciaire : ""Il ne semble guère concevable que des personnes puissent être maintenues durablement dans un dispositif d'assignation à résidence sans élément de nature à constituer une infraction pénale, sauf à méconnaître les principes fondateurs de l'État de droit". De même, ils font observer que l'assignation à résidence est parfois utilisée pour neutraliser des individus psychologiquement fragiles. Ils devraient plutôt faire l'objet d'une hospitalisation psychiatrique, même sans leur consentement, et le rapport considère que l'utilisation de l'assignation à résidence dans ce cas ressemble beaucoup à un détournement de procédure. 

Quoi qu'il en soit, le rapport recommande une limitation dans le temps de l'assignation à résidence, estimant qu'une même personne ne devrait pas être assignée plus de huit mois sur douze. On trouve un écho, même un peu lointain, de cette recommandation dans l'actuel projet de loi qui affirme que l'assignation à résidence ne saurait excéder douze mois, en autorisant toutefois le ministre de l'intérieur à demander une prolongation de trois mois renouvelable au juge des référés du Conseil d'Etat. La procédure n'est peut-être pas parfaite, mais elle permet au moins l'intervention d'un juge.

Le législateur n'a que modestement suivi les propositions du rapport parlementaire. Il est vrai qu'il n'y était pas incité par un avis du Conseil d'Etat qui ne fait aucune suggestion semblant s'en inspirer.  L'essentiel du rapport réside cependant dans les données brutes qui nous sont communiquées. Contrairement à ce que certains affirmaient, elles témoignent d'une utilisation nuancée de l'état d'urgence. L'intensité de son usage varie avec l'intensité de la menace. Après les attentats les autorités ont voulu, selon leur propre expression, "mettre un coup de pied dans la fourmillière". Une fois ce coup de pied donné, les mesures prises sont devenues beaucoup moins nombreuses. D'une certaine manière, le rapport est rassurant, car il montre que les pouvoirs exceptionnels n'entraînent pas nécessairement une spirale autoritaire.


Sur l'état d'urgence et le droit des circonstances exceptionnelles  : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

dimanche 24 juillet 2016

Durcissement de l'état d'urgence

La loi du 21 juillet 2016 prorogeant l'état d'urgence a été votée à une écrasante majorité. De toute évidence, les plus frondeurs des parlementaires, ceux-là même qui dénonçaient l'état d'urgence comme une intolérable atteinte aux libertés, ne se sont pas déplacés pour voter. Peut-être étaient-ils déjà partis en vacances ? A moins que leur opposition soit plus délicate à assumer, au lendemain de l'attentat de Nice ? Il ne fait pourtant aucun doute que le texte se caractérise par un durcissement de l'état d'urgence.

Une durée plus longue


Une première lecture du texte peut laisser penser qu'il s'agit d'une simple prorogation de l'état d'urgence, cette fois pour une durée de six mois. Observons que c'est la première fois qu'est prévue une durée aussi longue, les deux premières prorogations ayant été prévues pour trois mois, et la troisième pour seulement deux mois. Cet allongement n'était pas prévu dans le projet initial. Il a été ajouté par amendement du rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Pascal Popelin. Officiellement, il s'agit "d'éviter de débattre de la même question dans trois mois". En réalité, il s'agit d'un amendement de repli, Les Républicains souhaitant une durée d'un an, mais acceptant finalement de voter la durée de six mois. 

Le législateur rappelle, comme il l'avait fait dans les textes précédents, qu'il peut être mis fin à tout moment à l'état d'urgence, par décret en conseil des ministres (art. 1 § III). Le contrôle parlementaire approfondi n'est pas modifié, si ce n'est que le mécanisme mis en place par la Commission des lois figure désormais dans la loi qui prévoit que les autorités administratives transmettent aux assemblées parlementaires "sans délai copie de tous les actes qu'elles prennent" sur le fondement de l'état d'urgence. L'idée est de donner au parlement les instruments indispensables à un contrôle qui a toujours voulu être effectué "en temps réel" mais qui a parfois souffert des lenteurs administratives.

Contrairement aux prorogations précédentes qui s'appliquaient à l'issue de la mise en oeuvre de la loi précédente, le texte du 21 juillet 2016 est d'application immédiate, dès sa publication au Journal Officiel. L'objet est de faire profiter les autorités de mesures nouvelles qui, pour être peu nombreuses, apportent néanmoins un certain nombre de précisions utiles.

Le retour des perquisitions administratives


La loi du 21 juillet 2016 rétablit les perquisitions administratives qui avaient été supprimées dans la prorogation de mai 2016. Cela n'a rien de surprenant si l'on considère que la loi de 1955 met en place un système "à la carte", dans lequel les autorités compétentes peuvent choisir les dispositions qu'elles entendent appliquer, et écarter les autres. 

Dans le cas présent, le législateur étend même le champ de ces perquisitions en prévoyant un "droit de suite". Il permet aux forces de police et de gendarmerie, lors d'une perquisitions, de se transporter dans un second lieu si elles ont des raisons de penser qu'il est également fréquenté par les personnes "dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public" et qui sont l'objet de la première perquisition. Ce droit de suite avait été demandé par de nombreux responsables lors des auditions effectuées par la Commission des lois.

Rappelons que 3594 perquisitions ont été effectuées de novembre 2015 à mai 2016, dont sensiblement la moitié durant les douze premiers jours de l'état d'urgence. Durant cette période, des contentieux ont été engagés, et la loi du 21 juillet 2016 permet d'en tirer les conséquences, afin d'éviter tout risque juridique.

Sianna. Urgence. 2016

La copie de données informatiques


Le risque essentiel est celui de l'inconstitutionnalité. Dans une décision QPC du 19 février 2016, le Conseil constitutionnel avait déclaré inconstitutionnel l'article 11 al. 3 de la loi de 1955 qui permet à l'autorité administrative de copier les données conservées sur les systèmes informatiques présents sur les lieux de la perquisition. Sur ce point, la loi s'inspirait de l'article 57-1 du code de procédure pénale qui autorise la collecte de preuves électroniques par les officiers de police judiciaire chargés de la perquisition. Pour le Conseil constitutionnel, cette "copie" ne se distinguait pas d'une "saisie", le problème étant qu'une saisie opérée durant une perquisition administrative a pour effet de la transformer immédiatement en perquisition judiciaire. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'un officier de police judiciaire doit être présent. Aux yeux du Conseil constitutionnel, cette saisie ne peut donc exister que si elle s'accompagne de garanties appropriées, en particulier en ce qui concerne la restitution des données saisies, le lien entre les données et la menace, ou encore l'éventuelle destruction ou stockage de ces données.

Sur ce point le Conseil constitutionnel se montrait plus attentif aux procédures que le Conseil d'Etat. Agissant comme conseil du gouvernement dans un avis donné lors de l'élaboration de la loi du 20 novembre 2015, celui-ci avait tout simplement considéré que le législateur devrait prévoir des saisies administratives, afin que la perquisition conserve son caractère d'opération administrative.

Quoi qu'il en soit, la décision du Conseil constitutionnel a eu des conséquences fâcheuses pour l'Exécutif. Privant de base légale la copie de données, elle a interdit leur captation dans des perquisitions administratives et empêché l'exploitation de celles déjà collectées qui ont été détruites. Pour remédier à cette situation, le législateur de juillet 2016 met en place une procédure applicable aux "données contenues dans tout système informatique ou équipement terminal" ainsi qu'à tout support matériel de ces données, du téléphone cellulaire aux jeux vidéo, dès lors qu'ils permettent d'échanger des message. Sont visés tous les équipements trouvés sur les lieux de la perquisition, qu'ils appartiennent ou non à la personne visée par celle-ci. La loi précise enfin que ces données peuvent être "copiées sur tout support", ce qui confère un fondement juridique à la notion de copie, sans pour autant suivre le Conseil d'Etat dans sa proposition de saisie administrative. 

Que l'on se rassure. Le Conseil d'Etat ne sort pas perdant de l'affaire. Dès lors que la copie demeure administrative, il se voit confier le contrôle de cette procédure. La procédure est à la fois originale et assez protectrice des droits des propriétaires des données, puisque le préfet est tenu de saisir le juge des référés du tribunal administratif pour demander l'autorisation d'exploiter les données copiées. Il n'en demeure pas moins que la copie de données informatiques n'a pas pour effet de transformer la perquisition administrative en perquisition judiciaire, la compétence du juge judiciaire en ce domaine étant donc complètement exclue.

Ordre public


Dans sa rédaction ancienne, l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 permet aux autorités compétentes, préfet ou ministre de l'intérieur, d'ordonner "la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature". La Commission des lois du Sénat a tenu à ajouter à cette phrase : "en particulier des lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes". Cet ajout n'a qu'un intérêt politique aux yeux des auteurs de l'amendement, car il ne modifie en rien le droit positif.  Depuis novembre 2015, une dizaine de mosquées et de salles de prières ont été fermées en s'appuyant sur la référence aux "lieux de réunion de toute nature". Accepter l'amendement sénatorial était donc dépourvu de toute portée juridique.

Enfin, le projet de loi s'efforce de faciliter la tâche des forces de police. D'une part, les contrôles des bagages et les fouilles de véhicules sont désormais effectués sans instruction du procureur, sur décision administrative. D'autre part, sur proposition du Sénat, il est désormais précisé dans la loi que les cortèges, défilés et rassemblements sur la voie publique peuvent être interdits, dès lors que l'autorité administrative justifie ne pas être en mesure d'en assurer la sécurité avec les moyens dont elle dispose. A dire vrai, cette disposition reprend tout simplement la jurisprudence Benjamin de 1933. Dans le cas présent, on comprend qu'il s'agit de tenir compte de l'épuisement de forces de police qui ont bien des difficultés à assumer leur rôle de lutte contre le terrorisme en protégeant, en même temps, l'ordre public lors de manifestations de la Cop 21 ou de la Nuit Debout. Il n'en demeure pas moins que ce sera au juge administratif de garantir l'équilibre entre la liberté de manifester et les contraintes liées à ces multiples tâches dévolues aux forces de police.

Ce texte opère à l'évidence un durcissement de l'état d'urgence mais il se veut aussi une nouvelle loi antiterroriste. C'est ainsi que la loi prévoit l'automaticité de la peine complémentaire d'interdiction du territoire ainsi que l'interdiction de la semi-liberté pour toute personne condamnée pour terrorisme. Elle offre enfin le fondement législatif indispensable à la surveillance vidéo permanente des personnes détenues pour des faits de terrorisme. Une précision utile si l'on songe que la mesure visant Salah Abdeslam risquait une annulation par le juge administratif. 

Reste évidemment à se poser la question de l'efficacité de ce nouveau texte en matière de lutte contre le terrorisme. Le matin même de l'attentat de Nice, le Président de la République affirmait que l'état d'urgence "serait bien levé" le 26 juillet, estimant que la loi du 3 juin 2016 offrait des instruments juridiques permanents aussi efficaces que l'état d'urgence. Certes, nul ne pouvait prévoir, pas même le Président de la République, ce qui allait se passer le soir même sur la Promenade des Anglais. Il n'empêche que ce fait nouveau l'a placé dans une situation délicate. L'attentat rendait impossible l'abandon de l'état d'urgence qu'une grande partie de la population n'aurait pas compris. En même temps, la nouvelle loi reprend des dispositions dont on affirmait qu'elles étaient devenues inutiles. Le débat ne fait que commencer, et le nouvel état d'urgence devra être jugé sur ses résultats et sur son contrôle.




dimanche 21 février 2016

Etat d'urgence : première déclaration d'inconstitutionnalité

Le 19 février 2016, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur deux nouvelles questions prioritaires de constitutionnalité portant sur l'état d'urgence. Après l'assignation à résidence jugée conforme à la Constitution le 22 décembre 2015, c'est au tour de la police des réunions et des perquisitions d'être soumises au contrôle du Conseil constitutionnel par la voie de deux QPC déposées par la Ligue des droits de l'homme.

La police des réunions et manifestations


La décision portant sur la police des réunions ne suscite guère de surprise. L'association requérante conteste la conformité à la Constitution de l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 qui permet au ministre de l'intérieur d'ordonner la fermeture de salles de spectacles, de restaurants ou d'interdire les réunions de toute nature, y compris les manifestations. De telles mesures ne peuvent intervenir que dans les zones dans lesquelles l'état d'urgence est déclaré. 

Le Conseil constate, et c'est une évidence, que de telles restrictions affectent des libertés fondamentales. La liberté de manifestation trouve ainsi son fondement dans le "droit d'expression collective des idées et des opinions" garanti par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, principe posé dans la décision du 18 janvier 1995.  La liberté de réunion, quant à elle, a été qualifiée de "liberté fondamentale" par le Conseil d'Etat, par exemple dans l'ordonnance rendue par le juge des référés le 19 août 2002. 

Aucune de ces libertés n'est absolue et elle s'exercent dans le cadre des lois qui les réglementent. Il appartient alors au Conseil constitutionnel de vérifier que l'article 8 de la loi relative à l'état d'urgence opère une conciliation équilibrée entre la liberté d'expression collective des idées et des opinions et la l'objectif d'ordre public qui a également valeur constitutionnelle.

Dans ce but, le Conseil examine soigneusement les conditions dans lesquelles il peut être porté à ces libertés. Il note le caractère exceptionnel d'une telle restriction, sa durée limitée d'autant plus limitée dans le temps que la prorogation de l'état d'urgence suscite nécessairement l'intervention d'une nouvelle décision administrative d'interdiction de réunion. Il observe enfin que le Conseil d'Etat exerce un contrôle sur la nécessité et la proportionnalité de la mesure par rapport à la finalité d'ordre public qu'elle poursuit. On rappellera que c'est précisément à propos de la fermeture administrative d'un restaurant qu'est intervenue la première décision du juge des référés du Conseil d'Etat, suspendant une mesure prise sur le fondement de l'état d'urgence, le 6 janvier 2016.

Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que le Conseil constitutionnel déclare finalement que l'article 8 de la loi de 1955 réalise " une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre le droit d'expression collective des idées et des opinions et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public"

Les perquisitions

 

La seconde décision, portant cette fois sur les perquisitions administratives, reprend exactement les motifs développés dans la première. C'est maintenant l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 qui est en cause, et le Conseil estime que les mesures de perquisition et de visites domiciliaires autorisées par l'état d'urgence demeurent entourées de garanties substantielles : limitation territoriale au cadre géographique de l'état d'urgence, présence d'un officier de police judiciaire, condition de proportionnalité etc.. Au regard de tous ces éléments, le Conseil a donc considéré que les perquisitions, en soi, ne portaient pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée. 

Deux éléments doivent cependant être relevés dans cette décision, deux éléments qui témoignent de la volonté du Conseil constitutionnel d'exercer un contrôle réel sur l'état d'urgence et son organisation matérielle.

Plus belle la vie. Episode 1634 : "Perquisition et trahison"

Le droit au recours


Le premier réside dans la réponse apportée au moyen invoquant une atteinte au droit à un recours effectif. L'association requérante s'appuyait en effet sur l'article 66 de la Constitution pour affirmer que l'absence d'intervention du juge judiciaire conduisait, dans le cas précis des perquisitions, à un déni de justice. En effet, la saisine du juge des référés de la juridiction administrative ne présente aucun intérêt, puisque la condition d'urgence fait nécessairement défaut : la perquisition a, par hypothèse, déjà eu lieu au moment où le juge administratif peut être saisi. Celui-ci n'intervient donc qu'a posteriori, et la procédure de référé-liberté est dépourvue d'efficacité.

Le Conseil constitutionnel estime cependant que le droit au recours existe, dès lors que la victime d'une perquisition abusive peut toujours engager la responsabilité de l'Etat, a posteriori, pour obtenir réparation du dommage qui lui a été causé. 

La saisie de matériel informatique


Le second point intéressant est constitué par la première déclaration d'inconstitutionnalité, déclaration certes très partielle. Elle porte sur le 3è alinéa de l'article 11 de la loi de 1955 qui permet à l'autorité administrative de copier les données conservées sur les systèmes informatiques présents sur les lieux de la perquisition. Sur ce point, la loi s'inspire de l'article 57-1 du code de procédure pénale qui autorise la collecte de preuves électroniques par les officiers de police judiciaire chargés de la perquisition.

Sans doute, mais le problème est que la perquisition de l'état d'urgence n'est pas une perquisition de police judiciaire, mais qu'elle s'inscrit dans le cadre préventif de la police administrative.  Rappelons en effet qu'une saisie intervenant sur les lieux d'une perquisition administrative a pour conséquence immédiate de la transformer en perquisition judiciaire. C'est d'ailleurs pour cette raison que la loi de 1955 modifiée le 20 novembre 2015 exige la présence sur les lieux d'un officier de police judiciaire ainsi que l'information du Procureur.

Aux yeux du ministère de l'intérieur, la "copie" de données n'est pas assimilable à une saisie et n'a donc pas pour effet de modifier la nature de la perquisition. Cette distinction byzantine entre la "copie" et la "saisie", distinction peu en rapport avec la réalité des nouvelles technologies, est écartée par le Conseil constitutionnel. 

Ce refus ne repose cependant pas sur l'article 66 de la Constitution mais bien davantage sur l'absence de garanties offertes à la personne perquisitionnée. Sur ce point, le juge constitutionnel est manifestement inspiré par l'avis donné par le Conseil d'Etat lors de l'élaboration de la loi du 20 novembre 2015. Agissant comme conseil du gouvernement, il avait alors affirmé que "dans les hypothèses où la perquisition conserve son caractère d'opération de police administrative", il conviendrait de prévoir la possibilité de saisies "en assortissant cette possibilité de garanties appropriées", notamment en ce qui concerne la restitution des biens saisis. Dans le cas de la saisie de données, le refus du Conseil constitutionnel repose donc sur l'absence de garanties. Il note ainsi que la saisie pouvait être effectuée dans une habitation où résidaient plusieurs personnes sans aucun lien avec celle représentant une menace, qu'elle pouvait s'étendre à des données personnelles également sans lien avec cette menace, et que le sort qui leur était réservé, destruction ou stockage, demeurait dans l'opacité. 

La possibilité de saisie administrative de donnée n'est donc pas prohibée, mais elle doit être encadrée par la loi. Le Conseil constitutionnel fait ainsi preuve d'un grand pragmatisme, invitant finalemnt le législateur à se pencher de nouveau sur la question. D'une manière générale, cette annulation extrêmement partielle offre au Conseil constitutionnel l'occasion d'affirmer son contrôle et de se présenter comme le gardien des libertés, sans toucher le moins de monde au dispositif de l'état d'urgence. Les multiples recours de la Ligue des droits de l'homme jouent ainsi un rôle non négligeable de "faire-valoir" du contrôle de constitutionnalité.





jeudi 4 avril 2019

La loi "anti-casseurs" devant le Conseil constitutionnel, ou la satisfaction générale

Le Conseil constitutionnel a donc rendu sa décision le 4 avril 2019 sur la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Il prononce une non-conformité partielle qui porte sur la procédure la plus contestée de la loi, c'est-à-dire la possibilité offerte à l'autorité administrative de prononcer une interdiction individuelle de manifester. 

La décision était d'autant plus attendue que, en plus des saisines parlementaires, la loi avait fait l'objet d'une "saisine blanche" du Président de la République, procédure suffisamment rare pour être remarquée. La procédure visait à préempter d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité pour empêcher l'effet dévastateur dans l'opinion de l'abrogation des dispositions sur l'interdiction de manifester à l'occasion du recours déposé par un Gilet Jaune ayant fait l'objet d'une telle mesure. Aujourd'hui, la décision intervient en amont, c'est-à-dire à un moment où personne ne peut se présenter comme la victime d'une disposition anticonstitutionnelle.


 La liberté de manifester



A cette occasion, le Conseil rappelle "sur la base de l'article 11 de la Déclaration de 1789, que la liberté d'expression et de communication, dont découle le droit d'expression collective des idées et des opinions, est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie (...)". La formule n'est pas récente, et le Conseil qualifiait déjà la liberté de manifester de "droit constitutionnellement" protégé dans sa décision QPC du 25 février 2010, sans pour autant lui accorder une réelle autonomie par rapport à la liberté d'expression. La conséquence en est l'exercice du contrôle de proportionnalité, puisque le Conseil s'assure que le législateur a opéré une conciliation satisfaisante entre les exigences de l'ordre public et la liberté de manifester. Dans sa décision du 4 avril 2019, le Conseil se livre à ce contrôle de proportionnalité et il s'y livre de manière très opportune car sa décision réussit finalement à satisfaire tout le monde.


Les opposants



Les opposants à la loi peuvent se réjouir. N'ont-ils pas obtenu l'annulation de la disposition la plus contestée, l'article 3 de la loi ? Il intégrait au code de la sécurité intérieure un nouvel article L 211-4-1 permettant au préfet d'interdire à une personne de participer à une manifestation lorsque "par ses agissements à l'occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l'intégrité physique des personnes ainsi qu'à des dommages importants aux biens ou par la commission d'un acte violent (...) elle "constitue une menace pour l'ordre public".

Le Conseil constitutionnel censure ces dispositions sans s'embarrasser de précautions. Il montre que l'arrêté d'interdiction peut être pris lorsque la personne a commis soit un "acte violent", soit un "agissement" à l'occasion de manifestations violentes, mais le législateur n'a pas prévu de lien autre que géographique entre le comportement de l'intéressé et les violences commises durant la manifestation. Il n'a pas précisé s'il devait en être l'auteur, le complice ou le simple témoin. Il n'a pas davantage défini l'ancienneté de ce comportement. Peut-on être interdit de manifestation en 2019 pour un "acte violent" commis vingt ans plus tôt ? La loi ne donne aucune précision sur ces points, et le Conseil affirme donc qu'elle laisse à l'autorité administrative une "lattitude excessive" dans l'appréciation des motifs susceptibles de justifier l'interdiction.

Sur ce point, la décision n'est guère surprenante, et les rédacteurs du texte auraient peut-être dû regarder un peu plus en détail la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 19 février 2016 rendue à propos de la loi de prorogation de l'état d'urgence, il a déjà mentionné que la fermeture des lieux de réunion portait atteinte à la liberté d'expression collective des idées et de réunion et qu'à ce titre, il convenait d'exercer un contrôle de proportionnalité. La fermeture d'un lieu de réunion devait ainsi être justifié par le fait que cette réunion était "de nature à provoquer ou entretenir le désordre". Les motifs de la mesure de police doivent donc être en lien direct avec la menace pour l'ordre public, ce qui n'est pas le cas dans l'interdiction de manifester.

L'une des conséquences de cette annulation est de nature à réjouir particulièrement les opposants au texte. En l'absence d'interdiction de manifester, le fichage n'est plus utile et l'article 4 de la loi se trouve vidé de son contenu. Il prévoyait en effet l'inscription sur le fichier des personnes recherchées de celles interdites de manifester. Seules les personnes ayant fait l'objet d'une condamnation judiciaire à une telle interdiction peuvent, en l'état actuel des choses, figurer dans le fichier.

Quand les pavés volent. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.
Jean Yanne 1972

Les partisans


Alors qu'un pan entier de la loi semble s'être effondré, les partisans de ses dispositions devraient aussi être effondrés. Ils ont pourtant aussi quelques raisons de se réjouir.

Ils ne manqueront pas de faire observer que les autres dispositions ont été validées par le Conseil, sans réserve. Tel est le cas de l'article 2 qui autorise les contrôles et les fouilles sur les lieux d'une manifestation ou à ses abords immédiats, sur réquisition judiciaire. Le Conseil fait observer en effet que ces mesures ont une finalité de police judiciaire, en l'espèce la recherche des auteurs d'infractions de nature à troubler le déroulement d'une manifestation. Placées sous le contrôle d'un magistrat, ne visant que des lieux déterminés pour une période de temps limitées, ces mesures sont donc proportionnées à l'objectif poursuivi et n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté de manifestation. L'article 6 qui fait de la dissimulation du visage un délit dès lors qu'elle intervient lors d'une manifestation n'est pas davantage sanctionné. Aux yeux du Conseil, l'infraction est définie de manière suffisamment précise et ne vise que les personnes qui entendent empêcher leur identification alors que les troubles à l'ordre public sont manifestes.

Même l'annulation de l'article 3 n'est pas une si mauvaise nouvelle pour les partisans de la loi. Car ce n'est pas le principe même de l'interdiction de manifester qui est censuré mais les conditions de sa mise en oeuvre. Le Conseil aurait pu, par exemple, estimer qu'une interdiction administrative était, en soi, une mesure disproportionnée, dès lors qu'il existe déjà une interdiction judiciaire de manifester. Il s'en est bien gardé et s'est borné à sanctionner l'imprécision des motifs de la décision individuelle d'interdiction. Sur le plan juridique, il suffirait donc de modifier la loi pour substituer à l'actuel charabia une rédaction un peu plus rigoureuse pour obtenir une décision de conformité.

Peut-être convient-il de rappeler, à ce propos, que le Président de la République conserve la faculté, sur le fondement de l'article 10 de la Constitution, de demander au parlement une nouvelle délibération avant la promulgation de la loi. Le cas s'est produit après la décision du 23 août 1985 sur la Nouvelle Calédonie, lorsque le président Mitterrand a demandé une nouvelle délibération pour mettre la loi en conformité avec la décision. Le Président Macron fera-t-il la même chose ? Ou choisira-t-il de promulguer la loi amputée de son article 3, au risque de mettre en oeuvre un texte à peu près sans intérêt ? A moins qu'il préfère qu'un nouveau projet de loi soit déposé, repoussant  l'entrée en vigueur de dispositions présentées comme indispensables à la gestion de la crise des Gilets Jaunes ? Toutes les options sont ouvertes, et il devra choisir la meilleure, ou plutôt la moins mauvaise.

Pour le moment, le grand vainqueur dans l'affaire est le Conseil constitutionnel lui-même, qui sera salué comme un grand protecteur des libertés par les uns et comme une assemblée pleine de sagesse par les autres.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

lundi 15 mars 2021

Maintien de l'ordre : la "nasse", ou la QPC sans filet


Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 12 mars 2021 M. Marc A. et autres, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure. Ses dispositions essentielles sont les suivantes : "La sécurité est un droit fondamental et l'une des conditions de l'exercice des libertés individuelles et collectives. L'Etat a le devoir d'assurer la sécurité en veillant, sur l'ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l'ordre publics, à la protection des personnes et des biens".

En l'espèce, le requérant est un manifestant qui a été pris dans une "nasse" ou dans un "encerclement", technique de maintien de l'ordre qui consiste à circonscrire pour une durée limitée un groupe de personnes dans un périmètre de sécurité, en ne leur offrant qu'une seule sortie possible. Il veut contester cette pratique en invoquant un cas d'incompétence négative, estimant qu'elle devrait être prévue par la loi. Dans sa démarche contentieuse, il est évidemment rejoint par toute une série d'associations et de syndicats qui considèrent que la "nasse" porte atteinte à la liberté de circulation et, plus précisément, à la liberté de manifester.

 

La sécurité, un devoir de l'Etat

 

Mais quelle idée étrange de contester précisément l'article L111-1 ? Lors de l'audience, que l'on peut regarder en vidéo, tous les intervenants, y compris maître Spinosi plaidant pour le requérant, ont affirmé qu'il n'était pas question de contester le fait que la sécurité est un "principe de valeur constitutionnelle"

C'est en ces termes qu'il est consacré par le Conseil depuis une décision du 22 juillet 1980, la sécurité étant considérée comme un devoir de l'Etat. Le législateur, quant à lui, affirme, dès la loi du 21 janvier 1995 que « la sécurité est un droit fondamental », formulation reprise, de manière quelque peu incantatoire, par les lois du 15 novembre 2001 et du 18 mars2003, avant d’être reprises dans l’article L 111‑1 du code de la sécurité intérieure, celui-là même qui est contesté dans la présente QPC. Il existe donc un bien un droit à la sécurité consacré par le législateur, mais le Conseil constitutionnel le garantit comme un "principe", pas comme un droit de la personne.

La position de la CEDH n’est pas différente, et elle considère la sécurité davantage comme un devoir de l’État que comme un droit des citoyens. Dans sa décision Ciechonska c. Pologne du 14 juin 2011, elle affirme ainsi que « des mesures raisonnables doivent être prises pour assurer la sécurité des personnes dans les espaces publics ". 

 

La pêche miraculeuse. Maurice Denis. 1870 - 1943
 

 

Le choix de la norme, ou le filet dérivant


En l'espèce, le requérant invoque l'incompétence législative du législateur, et reproche donc à l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure de ne pas mentionner la technique de la "nasse" pour en définir l'organisation juridique. 

Autant dire que les requérants ont choisi n'importe quelle disposition du code de la sécurité intérieure, un peu au hasard. Car l'article L 111-1 se borne à affirmer l'existence d'un droit à la sécurité et n'a certainement pas pour objet de préciser quelles sont les techniques du maintien de l'ordre. Il n'existe d'ailleurs aucune disposition mentionnant que ces techniques doivent être définies par la loi. 

Au demeurant, les requérants auraient pu invoquer la même incompétence négative en utilisant d'autres dispositions législatives du code de la sécurité intérieure. Pourquoi pas l'article L211-1 qui impose une déclaration préalable à tous les rassemblements sur la voie publique ?  Pourquoi pas l'article L211-9 qui autorise la dispersion d'un attroupement illicite par la force publique, après deux sommations demeurées sans effet ? La "nasse" est utilisée lorsque des éléments perturbateurs viennent troubler une manifestation pacifique et l'incompétence négative aurait donc pu être invoquée à propos de bon nombre de dispositions du code de la sécurité intérieure. 

Autant dire que les requérants ont utilisé la technique du filet dérivant. Ils ont choisi, un peu hasard, l'une des dispositions les plus connues du code de la sécurité intérieure pour essayer d'obtenir du Conseil constitutionnel l'abrogation d'une disposition, n'importe laquelle, dans le but d'obtenir la satisfaction de leur revendication en faveur d'une inscription de la "nasse" dans sa partie législative.

 

Le contrôle des juges

 

Ce refus du Conseil s'inscrit dans un mouvement jurisprudentiel qui va dans le sens de la reconnaissance juridique de cette technique de maintien de l'ordre. Dans une décision du 15 mars 2012, Austin et a. c. Royaume Uni, le Cour européenne des droits de l'homme considère ainsi que le maintien de personnes durant sept heures à l’intérieur d’un cordon de police, lors d’un rassemblement altermondialiste, ne porte atteinte ni au principe de sûreté, ni à la liberté de manifester. 

D'une manière générale, les Etats sont libres de définir leurs propres techniques de maintien de l'ordre, dès leur que leur emploi est justifié et proportionné à la menace pour l'ordre public.  Le juge des référés du Conseil d’État s’appuie ainsi sur la jurisprudence de la CEDH lorsque, dans une ordonnance du 1er février 2019, il estime que l’usage des lanceurs de balles de défense est « nécessaire au maintien de l’ordre public, compte tenu des circonstances et que son emploi est proportionné au trouble à faire cesser".

Comme l'usage des LBD, celui de la "nasse" fait l'objet d'un contrôle a posteriori. Mesure de police administrative, la décision d'y recourir peut donc être contestée devant le juge administratif. Certes, Maître Spinosi a insisté sur le fait que la personne ainsi encerclée n'est guère en mesure d'introduire un référé, et que son seul recours sera d'ordre indemnitaire, en engageant a posteriori la responsabilité de l'Etat. L'argument pourrait peut-être emporter la conviction, si ce n'est que l'intégration de la "nasse" dans le code de la sécurité intérieure ne changerait rien à cette situation. La personne encerclée dans une "nasse", même désormais dotée d'un fondement législatif, ne pourrait toujours pas saisir le juge.

Le Conseil constitutionnel n'est pas tombé dans le piège, d'autant qu'il avait lui-même admis, dans une décision QPC du 19 février 2016, que les perquisitions administratives sous état d'urgence pouvaient n'être soumises qu'à un contrôle a posteriori du juge administratif.

Surtout, il n'est pas tombé dans un piège plus grave, qui consistait à invoquer une incompétence négative purement cosmétique pour obtenir du Conseil une véritable injonction faite au législateur. En refusant ce type de recours, le Conseil rappelle que son rôle consiste à apprécier la conformité de la loi à la Constitution, pas à donner des instructions générales au législateur. Il a donc refusé de se laisser instrumentaliser. 

 

Sur la liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12 section 1 § 2