« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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jeudi 22 janvier 2015

Le recours de Julien Aubert : les petites affaires posent les grandes questions

Personne n'a oublié cet échange d'importance capitale entre le députés Julien Aubert (UMP) et Sandrine Mazetier (PS), le 7 octobre 2014, alors que la seconde était présidente de séance à l'Assemblée nationale. Le député s'est adressée à elle en l'appelant "Madame le Président" et elle l'a alors repris : «C'est Madame la Présidente, ou il y a un rappel à l'ordre avec inscription au procès verbal». Quelques minutes après, le député ayant récidivé, le rappel à l'ordre était prononcé, entraînant la privation, pendant un mois, du quart de son indemnité parlementaire (soit 1378 €). La sanction était ensuite confirmée par le Bureau de l'Assemblée nationale.

L'affaire rebondit aujourd'hui, Julien Aubert ayant annoncé le 19 janvier 2015 qu'il avait déposé un recours contre cette sanction devant le tribunal administratif de Paris. L'intérêt de ce recours ne réside évidemment pas dans l'affaire qui est à son origine, mais dans le problème qu'il pose : la juridiction administrative est-elle compétente pour apprécier la légalité d'un acte émanant d'une assemblée parlementaire ? Un tel recours porte-t-il atteinte à l'autonomie parlementaire, qui trouve son fondement dans la séparation des pouvoirs, principe garanti dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ?

Incompétence et séparation des pouvoirs


En l'état actuel du droit, le tribunal administratif risque fort de rendre une décision d'incompétence, décision fondée sur le principe d'autonomie parlementaire. Le contenu de cette notion est précisé dans un arrêt du Conseil d'Etat du 4 juillet 2003, par lequel il a rejeté le recours déposé par Maurice Papon contre une décision du collège des questeurs de l'Assemblée nationale qui a suspendu le versement de sa pension d'ancien député. Le règlement de la caisse des pensions et de sécurité sociale des députés prévoit en effet une telle sanction en cas de condamnation à une peine infamante ou afflictive. Pour le Conseil d'Etat, le régime de pensions des anciens députés "fait partie du statut parlementaire, dont les règles particulières résultent de la nature de ses fonctions". Ce statut se rattache "à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlementaire".  

Le juge administratif est, avant tout, le juge de l'administration. Les activités du Parlement échappent donc à son contrôle, quand bien même ces activités présenteraient un caractère administratif. Tel est le cas de la sanction touchant Julien Aubert. Dans son contenu, elle ressemble à une sanction administrative ordinaire. Mais la différence, essentielle, réside dans le fait qu'elle n'est pas prise par une autorité administrative mais par le Président, ou le vice-Président, de l'Assemblée nationale.

Le rejet de la requête de Julien Aubert est donc probable, si l'on considère la jurisprudence Papon. Le juge administratif peut cependant infléchir cette jurisprudence, et se déclarer compétent. il dispose pour cela de deux arguments. 

Les dérogations

 

D'une part, la jurisprudence du juge administratif déroge quelquefois au principe de l'immunité juridictionnelle des actes parlementaires. Dans un arrêt d'assemblée du 5 mars 1999 Président de l'Assemblée nationale, le Conseil d'Etat a considéré que les marchés passés par l'Assemblée sont des contrats administratifs relevant de la juridiction administrative. Cette exception ne peut évidemment s'appliquer au cas de Julien Aubert. 

En revanche, il pourrait peut-être s'appuyer sur la décision Brouant du 25 octobre 2002. Le Conseil d'Etat a alors jugé que le choix du Conseil constitutionnel de définir un régime particulier pour l'accès à ses archives n'est pas détachable des fonctions  qui lui sont confiées par la Constitution. Il s'agit d'une décision négative, mais on peut penser, a contrario, qu'une décision détachable de la mission constitutionnelle du Conseil aurait pu être considérée comme susceptible de recours. C'est d'ailleurs cette dérogation que Laurent Vallée, rapporteur public, proposait d'appliquer dans ses conclusions sur l'arrêt Papon, mais il n'a pas été suivi. 

Julien Aubert, quant à lui, pourrait affirmer que la sanction qu'il conteste constitue un acte détachable de la mission confiée par la Constitution au parlement. Le succès est aléatoire car il repose tout entier le pouvoir d'interprétation du juge administratif. Il peut estimer que la sanction, dont le fondement juridique se trouve dans l'article 71 du règlement de l'Assemblée nationale, vise à assurer la police du débat parlementaire et n'en est donc pas détachable. A l'inverse, il peut considérer qu'une sanction disciplinaire n'a rien à voir avec la fabrication de la loi ou le contrôle du gouvernement et peut donc être considérée comme détachable de la mission constitutionnelle de l'Assemblée.

Cette seconde solution suppose que le juge administratif applique de manière positive le principe de l'acte détachable, ce qu'il n'a pas encore fait. Ce n'est pas impossible, si l'on considère que cette évolution permettrait aussi de mettre fin à une situation très fâcheuse. Dans la situation actuelle, le requérant se voit privé de son droit au recours au seul motif qu'il est parlementaire. 

Honoré Daumier. Les femmes socialistes. 1849

Le droit au recours

 

Le droit au recours est pourtant un principe très solidement ancré dans le droit. Il a été consacré par le Conseil d'Etat lui-même dans son arrêt ministre de l'agriculture c. dame Lamotte du 17 février 1950. Il est également garanti par le Conseil constitutionnel qui le rattache à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dans sa décision du 9 avril 1996. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme se réfère au "droit d'accès à un tribunal", considéré comme un élément du droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1. 

Elle admet toutefois que des limitations puissent être apportées à ce droit, dès lors qu'elles poursuivent un but légitime et qu'il existe "un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" (CEDH 28 mai 1985, Ashingdane c. Royaume-Uni). En l'espèce, le respect de la séparation des pouvoirs constitue sans doute un but légitime. Mais la condition de proportionnalité peut-elle être remplie lorsque le système conduit à supprimer totalement le droit au recours ? En effet, le député ne peut saisir le juge, mais il ne peut pas davantage bénéficier d'une procédure de recours interne. Si le juge administratif déclare sa requête irrecevable, Julien Aubert aura donc certainement intérêt à saisir la Cour européenne.

Sur le fond, il n'est d'ailleurs pas sans arguments, puisque le règlement de l'Assemblée nationale qui lui est opposé n'impose pas la féminisation des titres. Il en est de même de la Constitution qui ne connaît que "le Président" de l'Assemblée nationale, formulation dont la validité juridique n'est donc pas sérieusement contestable. Si le député a certainement manqué de courtoisie, il n'a pas pour autant violé une norme juridique.

Une justice à la carte ?


La plupart des médias, du moins les quelques uns qui s'y intéressent, voient le recours de Julien Aubert comme le nouvel épisode d'une querelle tragi-comique opposant un parlementaire entêté à une féministe militante. Certes, mais derrière l'anecdote apparaissent d'autres enjeux, et notamment la généralisation du droit au recours, y compris au sein des assemblées parlementaires. 

L'affaire montre aussi que les rapports des parlementaires avec la justice sont marqués par une contradiction permanente. Lorsque la justice les menace, et plus particulièrement la justice pénale, ils cherchent à s'en protéger et invoquent le principe, quasi-sacré à leurs yeux, de l'immunité parlementaire. On a vu ainsi les assemblées refuser la levée de l'immunité de certains de leurs membres, dans le seul but de les protéger d'éventuelles poursuites. A l'inverse, lorsque la justice peut être utile aux parlementaires, et c'est le cas du juge administratif, ils demandent le droit au recours.. Bref, ils voudraient bien une justice à la carte. C'est exactement ce qu'il faut éviter.

mardi 14 octobre 2014

Madame La Présidente : du féminisme normatif au féminisme coercitif

Le 7 octobre 2014, Sandrine Mazetier, Présidente de séance à l'Assemblée nationale, a sanctionné le député UMP du Vaucluse Julien Aubert lors du débat sur la discussion du projet de loi sur la transition énergétique. Ce dernier s'est adressé à elle en l'appelant "Madame le Président" et elle l'a alors repris : «C'est Madame la Présidente, ou il y a un rappel à l'ordre avec inscription au procès verbal». Quelques minutes après, le député ayant récidivé, le rappel à l'ordre était effectivement prononcé, entraînant la privation, pendant un mois, du quart de son indemnité parlementaire. 

Sandrine Mazetier est une militante de la féminisation de la langue, et on se souvient qu'elle avait proposé en février 2013 de débaptiser les écoles "maternelles", cette formulation étant jugée trop sexiste. Quant au député Julien Aubert,  il s'est fait une spécialité de refuser la féminisation des titres, y compris à l'égard des femmes qui la réclament, et il n'en est pas à sa première expérience en cette matière. Quelques mois auparavant, confrontée à la même attitude, Sandrine Mazetier lui avait plaisamment répondu qu'il était "la dernière oratrice inscrite". De toute évidence, la Présidente, ayant épuisé son sens de l'humour, préfère aujourd'hui se situer un plan juridique, ajoutant " «C’est le règlement de l’Assemblée nationale qui, ici, s’applique (...)".

Il est vrai que l'attitude de ce député a pu agacer l'intéressée, et que la plus élémentaire courtoisie aurait été de lui donner le titre qu'elle réclamait. Mais cette persistance dans l'utilisation d'un titre peut-elle constituer le fondement juridique d'une sanction ? C'est la question que pose cette affaire.

Une sanction dépourvue de fondement juridique


Observons d'emblée que l'Assemblée nationale n'est pas soumise au droit commun, tout simplement en vertu du principe de l'autonomie parlementaire, lui-même conséquence de la séparation des pouvoirs, consacrée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789.

Le droit commun, dans ce domaine, est d'ailleurs éclaté et peu cohérent. Il existe différentes circulaires relatives à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre. La plus ancienne, toujours en vigueur, est celle signée par le Premier ministre Laurent Fabius, le 11 mars 1986, qui renvoie, pour sa mise en oeuvre, aux travaux d'une commission de terminologie présidée par Benoîte Groult. Douze ans plus tard, une nouvelle circulaire, cette fois signée Lionel Jospin, le 6 mars 1998 constate que le texte de 1986 "n'a guère été appliqué (...)". Elle réaffirme donc le principe de féminisation des noms de métiers, fonction, grade ou titre et annonce un guide établi par l'Institut national de la langue française, centre de recherches rattaché au CNRS, qui semble aujourd'hui avoir disparu. Ce guide, intitulé "Femme, j'écris ton nom" a été publié en 1999.

L'ensemble normatif est donc fort modeste. Enoncé par circulaire, le principe de féminisation se heurte à certaines dispositions législatives et réglementaires qui fixent certains titres et fonctions. Surtout, ces circulaires, qu'elles émanent du Premier ministre ou des ministres, ne sont applicables qu'aux agents placés sous leur autorité. Tous ceux qui ne sont pas soumis au principe hiérarchique y échappent donc. Tel est le cas des grands corps qui n'ont jamais envisagé la féminisation des titres. Dans son guide tout récent sur "les coulisses du Conseil d'Etat", la Haute Juridiction présente ainsi l'audience devant la section du contentieux, faisant intervenir "le" rapporteur, "le "greffier qui est aussi "le" secrétaire de séance, "le" Président de la formation de jugement, et "le" rapporteur public". Quant aux membres du Conseil d'Etat, il ne semble pas qu'il y ait de demande particulière en faveur de l'auditrice, de la maîtresse des requêtes, ou de la Conseillère d'Etat.

L'Assemblée nationale n'est pas davantage soumise au principe hiérarchique. Les agents de l'Etat qui y travaillent ne sont ps soumis aux circulaires du Premier ministre, mais à l'article 19 al. 3 de l'instruction générale du bureau de l'Assemblée nationale, qui mentionne que « Les fonctions exercées au sein de l’Assemblée sont mentionnées avec la marque du genre commandé par la personne concernée. ». Certes, mais cet article concerne expressément les agents du  "service du compte rendu de la séance". Autrement dit, la marque du genre s'impose à ceux qui établissent le compte-rendu. Ils étaient donc tenus de corriger les propos de Julien Aubert.. Mais la disposition ne s'applique pas au député lui-même.

Pour Sandrine Mazetier, le fondement de la sanction réside dans l'article 71 du règlement de l'Assemblée nationale. Il prévoit le rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal dans deux hypothèses, soit lorsque le parlementaire a déjà été rappelé à l'ordre une fois dans la même séance et qu'il est, en quelque sorte, récidiviste, soit lorsqu'il s'est livré à une "mise en cause personnelle". La première hypothèse ne peut pas être remplie, car, pour être considéré comme récidiviste, il faut d'abord que Julien Aubert soit considéré comme coupable d'un manquement au règlement. Or, aucune disposition du règlement de l'Assemblée nationale n'impose la féminisation des titres. La seconde hypothèse n'est pas davantage remplie, car le refus de féminiser un titre ne peut tout de même pas être considéré comme une "mise en cause personnelle". Le député n'a pas manqué d'invoquer la position de l'Académie française toujours très hostile à la féminisation des titres et s'est évidemment placé sur le plan des principes et de la grammaire.

De cette analyse on doit déduire que Sandrine Mazetier opère une confusion un peu fâcheuse entre la sanction et son fondement juridique. Nul ne conteste que l'article 71 prévoit effectivement une sanction. Mais pour que cette sanction soit mise en oeuvre, il faut que Julien Aubert ait commis un acte illicite au regard du règlement de l'Assemblée, et c'est précisément cette condition qui fait défaut.

Edmond Diet. Madame La Présidente. Opérette. 1902


Absence de recours


La sanction décidée par Sandrine Mazetier présente le grand intérêt de mettre en lumière l'absence totale de recours offerts au parlementaire. En théorie, on rappellera que le vice-président a pour fonction de présider la séance en l'absence du Président. Ce dernier conserve donc une fonction générale des police des séances. Rien n'interdirait donc à Claude Bartolone de retirer la sanction visant Julien Aubert. Il est évident qu'il ne le fera pas, car ce serait infliger un camouflet à une vice-présidente, membre de la majorité, pour donner satisfaction à un député, membre de l'opposition.

Cette absence de recours repose, on l'a vu, sur le principe de l'autonomie parlementaire, l'Assemblée étant maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs empêche ainsi le contrôle des juges sur son fonctionnement, et notamment sur la police des séances. Les conséquences de cette situation ne sont pas négligeables

L'autonomie parlementaire, on l'a vu, se traduit par un principe selon lequel l'Assemblée nationale est maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs interdit en même temps l'ingérence des juges dans son fonctionnement, et notamment dans les actes liés à la police des séances. Cette situation heurte cependant le droit au recours, droit garanti par la Convention européenne des droits de l'homme dont devrait pouvoir bénéficier un parlementaire sanctionné. Celui-ci pourrait donc être tenté de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, d'autant que les voies de recours internes seront rapidement épuisées.

Vers un féminisme coercitif ?


Au-delà de la question de procédure, la Cour pourrait aussi s'intéresser à l'ingérence réalisée dans la liberté d'expression par une décision dépourvue de fondement juridique clair. La féminisation des titres est-elle "nécessaire dans une société démocratique" ? La réponse n'est pas évidente, mais est-il bien nécessaire de poser la question devant la Cour européenne des droits de l'homme ? Ne serait-il pas préférable de consulter le déontologue, ou plutôt "la" déontologue de l'Assemblée pour envisager l'éventualité d'un recours, peut-être interne et non pas juridictionnel ?

Envisagée sous l'angle de la liberté d'expression, la sanction infligée par Sandrine Mazetier à Julien Aubert dépasse largement le cadre anecdotique de l'évènement qui l'a provoquée. Elle témoigne d'une évolution récente marquée par un passage du féminisme normatif au féminisme coercitif. On a vu se développer une "novlangue", dans le sens où l'entendait George Orwell, langue appauvrie qui refuse la distinction entre la fonction et celui ou celle qui l'exerce, langue que l'on doit utiliser pour être considéré comme féministe. Bref, la langue féministe est, avant tout, une langue de bois, la langue du pouvoir, utilisée de force alors que la tradition française est celle du bon usage, défini de façon sociétale. Avec cette novlangue, on voit aujourd'hui apparaître les sanctions visant ceux et celles qui s'écartent du chemin ainsi tracé et commettent, en quelque sorte, des écarts de langage. Mais ceux qui ne l'appliquent pas ne sont pas tous d'affreux machos et autres phallocrates. Certains considèrent que cette vision normative et coercitive du féminisme le réduit à une simple apparence, faisant passer au second plan ce qui devrait être sa priorité : l'égalité des droits.


jeudi 27 juillet 2023

Le député dépité


Dans un arrêt du 24 juillet 2023, le Conseil d'État se déclare incompétent pour connaître de la sanction infligée à un député par l'Assemblée nationale. En l'espèce, l'anonymisation des décisions de justice a quelque chose de comique. Le juge administratif appelle le requérant M. B. A., mais nul n'ignore le nom du député La France Insoumise (LFI) qui a cru bon de prendre la pose le 9 février 2023, ceint de son écharpe tricolore, posant le pied sur un ballon à l'effigie du ministre du travail. Il a ensuite diffusé ce cliché sur Twitter, et la photo a ensuite été reproduite dans les médias.

La sanction ne s'est guère fait attendre. Dès le lendemain, l'intéressé a été l'objet d'une sanction disciplinaire. La peine infligée est la censure avec exclusion temporaire, c'est-à-dire la plus élevée dans l'échelle des sanctions énoncée à l'article 70 du règlement de l'Assemblée nationale, après le rappel à l'ordre, le rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal et la censure simple. De manière très concrète, le député sanctionné n'a plus le droit de prendre part aux travaux de l'Assemblée durant quinze jours, et se voit privé, pendant deux mois, de la moitié de son indemnité parlementaire. Sur le plan de la procédure, la sanction a été votée par l'Assemblée nationale, sur proposition de son bureau.

Le parlementaire ainsi sanctionné souhaite exercer un recours contre la mesure qui le frappe, mais le Conseil d'État se déclare incompétent.

 

Séparation des pouvoirs et autonomie des assemblées parlementaires


La décision ne surprendra personne. Elle repose sur le principe de séparation des pouvoirs, qui induit le principe d'autonomie des assemblées parlementaire, dont le Conseil d'État a précisé le contenu dans un arrêt du 4 juillet 2003. Il a alors rejeté le recours déposé par Maurice Papon contre une décision du collège des questeurs de l'Assemblée nationale qui avait suspendu le versement de sa pension d'ancien député. Le règlement de la caisse des pensions et de sécurité sociale des députés prévoit en effet une telle sanction en cas de condamnation à une peine infamante ou afflictive. Pour le Conseil d'Etat, le régime de pensions des anciens députés "fait partie du statut parlementaire, dont les règles particulières résultent de la nature de ses fonctions". Ce statut se rattache "à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement".  

Le juge administratif est, avant tout, le juge de l'administration. Les activités du Parlement échappent donc à son contrôle, quand bien même ces activités présenteraient un caractère administratif. Tel est le cas des sanctions infligées aux députés qui, finalement, ressemblent à des sanctions administratives ordinaires. Mais la différence essentielle réside dans le fait qu'elle n'est pas prise par une autorité administrative mais par l'Assemblée nationale. Le principe de séparation des pouvoirs interdit ainsi l'ingérence des juges dans son fonctionnement, et notamment dans les actes liés à la police des séances.
 
Les dispositions du règlement de l'Assemblée nationale relatives aux sanctions ont été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel, dans une décision du 11 décembre 2014. Il était alors saisi d'une résolution de l'Assemblée nationale modifiant son règlement.  

Il n'en demeure pas moins que cette décision d'incompétence rendue par le Conseil d'État suscite quelques questions.
 



Les élus insoumis. Les Goguettes. 2017
 

Une double incompétence



Observons d'emblée que le Conseil d'État est, en quelque sorte, doublement incompétent. Il s'appuie certes sur la séparation des pouvoirs et l'autonomie des assemblées parlementaires, ce qui lui permet de ne pas trancher sur le choix du juge. Le requérant a saisi directement le Conseil d'État, estimant sans doute que l'importance de la personnalité en cause, c'est-à-dire lui-même, imposait la saisine de la juridiction suprême de l'ordre administratif. On doit rappeler toutefois que Julien Aubert, sanctionné d'un rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal pour avoir donné du "Madame LE Président" à la vice-présidente de l'époque, avait, quant à lui, saisi le tribunal administratif de Paris. Le 24 juin 2015, celui-ci s'était déclaré incompétent sur le fondement de la séparation des pouvoirs, décision confirmée par la Cour d'appel de Paris le 12 juillet 2016. Aucune de ces deux juridictions n'avait renvoyé l'affaire au Conseil d'État. On objectera que le choix du juge est sans importance puisque tous les juges administratifs se déclarent incompétents.
 
Sans doute, mais c'est précisément le problème. La protection de la souveraineté parlementaire est sans doute une nécessité au regard de la séparation des pouvoirs, mais son respect doit-il priver un parlementaire sanctionné de son droit au recours ? 
 

Le droit au recours

 
 
Le droit au recours est pourtant un principe très solidement ancré dans le droit. Il a été consacré par le Conseil d'Etat lui-même dans son arrêt ministre de l'agriculture c. dame Lamotte du 17 février 1950. Il est également garanti par le Conseil constitutionnel qui le rattache à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dans sa décision du 9 avril 1996. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme se réfère au "droit d'accès à un tribunal", considéré comme un élément du droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1. 

Elle admet toutefois que des limitations puissent être apportées à ce droit, dès lors qu'elles poursuivent un but légitime et qu'il existe "un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" (CEDH 28 mai 1985, Ashingdane c. Royaume-Uni). En l'espèce, le respect de la séparation des pouvoirs constitue sans doute un but légitime. Mais la condition de proportionnalité peut-elle être remplie lorsque le système conduit à supprimer totalement le droit au recours ? En effet, le député ne peut saisir le juge, mais il ne peut pas davantage bénéficier d'une procédure de recours interne.
 
Le Conseil d'État expédie quelque peu le moyen reposant sur l'absence de droit au recours. Il affirme d'abord que  "la circonstance qu'aucune juridiction ne puisse être saisie d'un tel litige ne saurait avoir pour conséquence d'autoriser le juge administratif à se déclarer compétent". Il reconnaît donc le déni de justice, c'est-à-dire l'absence de juge compétent, mais considère que ce n'est pas son affaire. Il ajoute ensuite que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme "n'impose pas qu'une parlementaire frappé d'une sanction disciplinaire jouisse d'un droit au recours juridictionnel".

Sur ce point, l'analyse du Conseil d'État est quelque peu rapide. D'une part, la jurisprudence de la CEDH n'impose pas qu'un parlementaire sanctionné jouisse du droit au recours, mais elle ne l'interdit pas non plus. L'absence de jurisprudence n'impose pas de conclure à l'absence de droit au recours. D'autre part, un arrêt Cordova c. Italie du 30 janvier 2003 semble moins péremptoire. La CEDH admet en effet que des limitations peuvent être apportées au droit au recours, dès lors qu'elles poursuivent un but légitime et qu'il existe "un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé". Le rapport de proportionnalité est-il raisonnable lorsque le droit au recours est purement et simplement supprimé ?
 
La réponse à cette question est d'autant plus incertaine qu'une solution pourrait être trouvée dans le droit interne, à travers la notion de détachabilité. On pourrait imaginer que les propos d'un député dans l'hémicycle durant le débat parlementaire ne sont pas détachables de la fonction législative et que leur sanction relève exclusivement de l'assemblée. En revanche, les propos tenus dans une manifestation, devant des journalistes ou sur les réseaux sociaux pourraient être tenus comme détachables de la fonction législative. L'éventuelle sanction pourrait alors être contestée devant un juge. C'est ce que proposait le commissaire du gouvernement Vallée dans l'affaire Papon, mais il n'a pas été entendu. De même, peut être serait-il possible de réfléchir à un juge compétent, peut être le Conseil constitutionnel ?

Dans ce genre d'affaire, le problème essentiel est l'indifférence. Un député de droite refuse d'appeler la vice-présidente de l'Assemblée autrement que "madame LE Président", un député LFI prend la pose, le pied posé sur un ballon représentant Olivier Dussopt. D'une certaine manière, les affaires, d'ailleurs peu nombreuses, se ressemblent. Elles ont pour point commun de mettre en évidence l'indigence du débat politique, au mieux de faire sourire, au pire de nourrir l'antiparlementarisme. Mais avec tout cela, personne ne songe sérieusement à consacrer un droit au recours au profit de ces turlupins.
 

lundi 23 mai 2016

Sanctions contre les parlementaires : le repli stratégique de la Cour européenne

Le débat parlementaire semble particulièrement vif en Hongrie, du moins si l'on en croit l'arrêt Karcsony et autres c. Hongrie rendu le 17 mai 2016 par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme.

Les requérants sont membres du principal parti d'opposition du pays Parbeszed Magyarorszagert ("Dialogue pour la Hongrie"). Certains, en avril 2013, ont posé à côté du banc des ministres une pancarte où on pouvait lire "Fidesz (parti au pouvoir) voleur, tricheur et menteur". Ils ont été condamnés par le président de l'assemblée à une amende de 50 000 Forints, soit environ 170 €. D'autres, un mois plus tard à l'occasion du vote d'une loi sur le tabac, ont déployé au centre de la salle une banderole où était écrit : "C'est l'oeuvre de la mafia nationale du tabac". Eux aussi furent condamnés à une amende de 70 000 Forints, soit environ 240 €. Enfin, encore un mois plus tard, en juin 2013, trois députés ont posé sur la table du Premier ministre Viktor Orban une petite brouette dorée remplie de terre et déroulé une autre banderole particulièrement claire : "Distribuez les terres au lieu de les voler". Cette fois, l'amende s'est élevée jusqu'à 154 000 Forints, soit 510 €.  Observons que cette somme représente environ le tiers de l'indemnité parlementaire des députés hongrois.

Les requérants ont saisi la Cour européenne en invoquant une double violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. D'une part, sur le fondement de l'article 10, ils estiment que leur liberté d'expression a été violée. D'autre part, ils invoquent l'article 13, estimant que le droit interne ne leur offrait aucune voie de recours pour contester ces sanctions. Dans deux arrêts rendus le 16 septembre 2014, la Chambre avait conclu à la double violation des articles 10 et 13. A la demande du gouvernement hongrois, la Grande Chambre a néanmoins accepté de se saisir de l'affaire. Elle a également donné satisfaction aux requérants, mais en se fondant sur le seul article 10. 

L'épuisement des voies de recours


Les autorités hongroises estiment que les parlementaires sanctionnés n'ont pas épuisé les voies de recours internes, alors que ces derniers estiment tout simplement qu'ils ne disposaient pas de recours internes efficaces. 

La seule voie de droit ouverte aux requérants est celle du recours devant la Cour constitutionnelle. Ils pouvaient ainsi invoquer l'inconstitutionnalité des dispositions législatives qui organisent la procédure disciplinaire. Ils n'ont pas effectué cette saisine, l'estimant inefficace. Sur le fond, la Cour constitutionnelle avait déjà admis la constitutionnalité des règles de disciplinaire et il y avait peu de chances qu'elle fasse évoluer sa jurisprudence. Surtout, les parlementaires font observer que le recours peut, dans le meilleur des cas, conduire à déclarer la loi inconstitutionnelle. Mais aucune disposition du droit hongrois ne permet de tirer les conséquences de l'abrogation d'une disposition législative par la Cour constitutionnelle. Autrement dit, même si les parlementaires avaient obtenu cette abrogation, ils n'auraient pas pu obtenir l'annulation des sanctions ni la réparation financière du préjudice subi.

La Cour européenne adopte une démarche pragmatique. Elle précise que les recours offerts aux requérants ne doivent pas seulement  offrir une éventuelle satisfaction théorique mais aussi une satisfaction concrète, avec annulation des sanctions et possibilité de réparation. S'appuyant sur des principes déjà formulés dans la décision Vučković et autres c. Serbie du 25 mars 2014, elle affirme qu'un recours n'est pas effectif s'il n'offre pas une possibilité concrète de réparation individuelle. Elle considère donc que les requérants n'avaient pas besoin de s'adresser à la Cour constitutionnelle avant de saisir la Cour européenne.

Grande Bretagne. Chambre des Communes.
Questions au gouvernement. 13 juillet 2011

L'ingérence dans la liberté d'expression


Nul ne conteste, pas même le gouvernement hongrois, que les sanctions infligées aux parlementaires emportent une ingérence dans leur liberté d'expression. Cette dernière est particulièrement protégée dans l'enceinte parlementaire, lieu du débat démocratique. L'immunité parlementaire constitue ainsi l'instrument juridique essentiel garantissant la liberté d'expression des élus (CEDH, 3 décembre 2009, Kart c. Turquie).

Il n'en demeure pas moins que la liberté d'expression, même celle des parlementaires, n'est pas absolue. Aux termes de l'article 10, une ingérence est licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle "nécessaire dans une société démocratique". Dans le cas où c'est la liberté d'expression des parlementaires qui est en cause, la Cour exerce cependant, comme elle l'a affirmé dans un arrêt de 1992 Castells c. Espagne, un "contrôle des plus stricts". 

En l'espèce, il n'est pas contesté que les sanctions disciplinaires contestées sont prévues par la loi hongroise. La Cour européenne fait même observer qu'il est plus ou moins inévitable que la formulation de la règle soit un peu floue. Dans le cas hongrois, est passible de sanction le député qui a adopté un "comportement gravement offensant", formulation dont la Cour fait observer qu'elle n'est pas plus incertaine que celle adoptée par d'autres Etats européens. Sans doute songe-t-elle à l'intervention du gouvernement britannique qui estime que le Speaker considérerait sans doute comme "gravement perturbateur et déplacé", le comportement d'un honorable parlementaire qui brandirait une banderole au milieu de la Chambre des communes. Ce pouvoir de sanction existe ainsi dans la plupart des parlements nationaux et il répond à un but légitime qui est d'assurer le bon fonctionnement de l'assemblée.

La question essentielle est celle de la "nécessité dans une société démocratique" de l'ingérence dans la liberté d'expression d'un parlementaire. Aux yeux de la Cour, le fait de déployer une banderole "n'est pas un moyen classique pour un député d'exposer ses vues sur un sujet débattu en ce lieu". Il ne fait aucun doute que les députés ont "perturbé l'ordre" au sein de l'Assemblée. Dans les circonstances de l'espèce, les sanctions s'appuient donc sur des motifs pertinents. 

Il n'en demeure pas moins que l'ingérence n'est pas considérée comme "nécessaire" par la Cour, tout simplement parce que la procédure parlementaire n'offre pas aux élus sanctionnés des garanties procédurales suffisantes. Le juge européen opère sur ce point une intéressante distinction entre les sanctions immédiates, celles qui relèvent de la police de la séance, et les sanctions a posteriori, celles qui interviennent à froid après la fin du débat. 

La police de la séance peut justifier des sanctions immédiates comme le retrait du droit de parole, voire l'exclusion de la séance. En termes de garanties procédurales, elles n'appellent qu'un avertissement préalable. Dans le cas de l'affaire Karcsony et autres, les amendes ont été infligées a posteriori. Dans ce cas, et conformément à sa jurisprudence classique en matière disciplinaire, la Cour estime que les parlementaires doivent bénéficier du droit d'être entendus, "règle procédurale élémentaire qui ne se limite pas au seul cadre judiciaire". Faute de cette garantie procédurale, l'ingérence dans la liberté d'expression dont les parlementaires hongrois ont été victimes n'est pas considérée comme "nécessaire".

Les sanctions sont donc considérées comme non conformes à la Convention européenne sur le seul fondement de l'article 10, donc de l'atteinte à la liberté d'expression.

Le repli stratégique


L'articulation avec l'article 13 qui proclame que "toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la Convention ont été violés a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale" n'est pas précisée, tout simplement parce que la Cour estime qu'elle n'a pas besoin d'aller plus loin dans son raisonnement. C'est précisément sur ce point que la Grande Chambre se démarque des décisions rendues par la Chambre en 2014. Elle avait alors conclu à la double violation des articles 10 et 13, rappelant que les requérants n'avaient bénéficié d'aucun recours effectif.

Pourquoi ce retour en arrière ? Le gouvernement tchèque intervenant dans l'affaire estime que la procédure disciplinaire diligentée contre les parlementaires relève de l'autonomie de la représentation nationale, autrement dit que la Cour européenne n'a pas à s'en mêler. Plus adroitement, le gouvernement britannique affirme que le principe de la séparation des pouvoirs veut que tout parlement puisse organiser librement ses affaires internes, ce qui implique le droit de sanctionner ses membres selon la procédure qui lui convient (en l'espèce le pouvoir souverain du Speaker). 

Devant cette levée de boucliers, la Cour adopte une audacieuse position de repli stratégique. On peut le regretter, car on ne voit pas bien ce qui lui interdirait de considérer qu'un parlement doit organiser une procédure contradictoire lorsque il organise son régime disciplinaire. Aucune violation de la séparation des pouvoirs ne pourrait alors être invoquée, puisque cette procédure serait organisée par le Parlement lui-même. 

Une telle exigence serait d'ailleurs utile au droit français. On se souvient qu'en janvier 2015, le député Julien Aubert (UMP) a été sanctionné d'un rappel à l'ordre entraînant la privation du quart de son indemnité parlementaire. Il avait en effet commis une faute impardonnable en persistant à appeler la vice-présidente de l'Assemblée nationale Sandrine Mazetier "Madame le Président" et non pas "Madame la Présidente". Quel que soit l'intérêt de l'affaire, force est de constater que le député sanctionné n'avait pas été entendu avant la sanction et n'avait bénéficié d'aucun recours, sa requête devant le tribunal administratif ayant été déclarée irrecevable. Si l'absence d'audition pourrait aujourd'hui être sanctionné par la Cour européenne, l'absence de recours ne le serait toujours pas. 

De toute évidence, la procédure de sanction des parlementaire relève d'un droit qui reste en construction, et la Cour européenne elle-même ne s'y aventure qu'avec une prudence tout à fait inhabituelle. Aurait-elle peur de déplaire encore davantage aux Eurosceptiques britanniques ?


Sur le droit au juge : chapitre 4, section 1 du manuel de libertés publiques sur internet.



jeudi 9 février 2017

François Fillon : la revendication de l'immunité

Il y a quinze jours, François Fillon déclarait vouloir faire toute la lumière sur les accusations qui le visent et participer pleinement à l'enquête préliminaire diligentée à son encontre. Le lendemain de cette déclaration, on voyait un de ses avocats aller, dès potron-minet, déposer des documents au Parquet national financier (PNF), sans doute les preuves du travail de Pénélope comme collaboratrice parlementaire. Deux semaines plus tard, alors que le candidat Fillon s'effrite dans les sondages, le ton change et se fait plus tranchant. Ses avocats annoncent désormais vouloir dessaisir le PNF. Après la dénégation vertueuse, nous entrons donc dans une phase procédurière.

Passons rapidement sur cette demande de "dessaisissement" du procureur, formule étrange puisque, contrairement à un juge d'instruction, un procureur n'est pas juridiquement "saisi".  Quoi qu'il en soit, l'idée générale est que le PNF n'est pas compétent pour trois motifs juridiques. 

On écartera le premier reposant sur la violation du secret de l'instruction, argument quelque peu étrange si l'on considère qu'aucune instruction n'a encore été ouverte dans cette affaire. Quoi qu'il en soit, même s'il est vrai que le secret couvre aussi la phase d'enquête (article 11 du code de procédure pénale), il n'en demeure pas moins qu'une éventuelle violation du secret, dont on ignore l'origine, est sans influence sur la compétence du Parquet national financier.

Les autres arguments invoqués par les avocats de François Fillon méritent davantage d'attention. L'un repose sur l'idée que l'infraction de détournement de fonds publics ne serait pas applicable aux élus. L'infraction n'étant pas constituée, le PNF serait donc incompétent. L'autre consiste à affirmer que l'enquête engagée par le PNF entraine une atteinte à la séparation des pouvoirs. Le seul problème est que ces deux arguments juridiques, bien qu'affirmés d'un ton péremptoire, apparaissent bien fragiles.

Les avocats de François Fillon affirment que l'infraction de détournement de fonds publics ne serait pas applicable aux élus. Observons d'emblée que l'argument repose sur l'idée que nos élus peuvent allègrement gaspiller les fonds publics, sans aucun contrôle d'aucune sorte, argument qui risque de déplaire au contribuable moyen. Reconnaissons cependant que François Fillon a le droit de développer sa défense comme il l'entend et regardons les textes.

Bernardino di Betto, dit Pinturicchio. Retour d'Ulysse. circa 1500

Un parlementaire, personne dépositaire de l'autorité publique


L'analyse juridique sur ce point repose sur l'articulation entre deux dispositions du code pénal. L'article 432-15 du code pénal sanctionne "le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l'un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission (...)".  Ce texte réprime le détournement de fonds publics et les avocats de François Fillon estiment qu'il n'est pas applicable aux parlementaires, puisqu'ils ne sont pas expressément mentionnés dans la liste des personnes susceptibles d'être poursuivies. Le raisonnement est simple, mais il est aussi très court. En effet, il faut encore se demander si un parlementaire n'est pas précisément une personne dépositaire de l'autorité publique à laquelle fait référence l'article 432-15 du code pénal.  

Si l'on examine l'article 433-3 du code pénal,  celui-ci punit "la menace de commettre un crime ou un délit contre les personnes ou les biens proférée à l'encontre d'une personne investie d'un mandat électif public". Il s'agit cette fois de protéger une catégorie de personnes auxquelles le texte ajoute pêle-mêle les magistrats, les jurés, les avocats, les notaires, les gendarmes ou toute autre personne dépositaire de l'autorité publique". Toutes les personnes citées, y compris celles investies d'un mandat électif public sont donc dépositaires de l'autorité publique. On imagine mal que cette notion soit interprétée différemment lorsqu'il s'agit de protéger le parlementaire et lorsqu'il s'agit d'engager sa responsabilité.

Ce raisonnement est déjà appliqué par les juges. Un maire, titulaire d'un mandat électif, est ainsi considéré par la Cour de cassation, dans un arrêt du 29 juin 2016 comme une personne dépositaire de l'autorité publique et il peut être poursuivi pour détournement de fonds lorsqu'il a fait acquérir par le budget de sa commune des véhicules de luxe qu'il emploie à son usage personnel. Il en est de même pour le président d'un Conseil général et la Cour d'appel de Paris, dans une décision du 5 novembre 1999 admet que le titulaire d'un tel mandat soit poursuivi pour détournement de fonds publics. L'intéressé en effet, n'utilisait pas "ces fonds conformément à l’intérêt de la personne morale qu’il représentait (...) en versant à son épouse une rémunération sans contrepartie de « service fait". Toute ressemblance avec les faits reprochés à François Fillon serait évidemment le fruit de notre imagination. Quoi qu'il en soit, si un élu local est une personne dépositaire de l'autorité publique, on peut légitimement penser qu'il en est de même d'un parlementaire. 

La séparation des pouvoirs


Pour François Fillon, le seul fait d'enquêter sur le caractère fictif ou non de l'emploi de collaborateur parlementaire de son épouse constitue, en soi, une atteinte à la séparation des pouvoirs. Là encore, l'argument repose sur l'idée que les parlementaires ont tous les droits, et que la séparation des pouvoirs interdit toute forme de contrôle. 

Il n'en est rien pourtant, car le principe de séparation des pouvoirs n'autorise pas tout.  Ce n'est pas la loi qui l'affirme mais la Constitution elle-même, dans son article 26 al 1 : "Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions". Selon les termes employés par Pierre Avril et Jean Gicquel dans leur manuel de droit parlementaire, cette protection traditionnelle "vise à assurer la liberté d'expression et de décision" du parlementaire. Il existe donc bien une irresponsabilité juridique des parlementaires, mais elle ne concerne que les actes directement rattachés à l'exercice du mandat, et pas ceux qui en sont détachables. Elle concerne dont les propos ou les votes tenus en séance, en commission, ce qui constitue le coeur de la fabrication de la loi. 

Julien Aubert (LR Vaucluse) a été victime, bien malgré lui, de cette distinction. On se souvient qu'il avait été sanctionné d'un rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal pour s'être adressée à Sandrine Mazetier en l'appelant "Madame le Président" alors qu'elle lui demandait de s'adresser à elle comme Madame la Présidente". Ayant voulu contester la sanction, qui le privait tout de même d'une partie de son indemnité parlementaire, il s'est heurté à une décision d'incompétence du tribunal administratif de Paris. Dans sa décision de juin 2015, celui-ci s'appuie précisément sur le principe de séparation des pouvoirs, estimant que Julien Aubert s'exprimait dans l'hémicycle, au coeur même du débat parlementaire indissociable de la procédure législative. Ses propos relevaient donc de la police de la séance et la légalité de la sanction ne pouvait être appréciée par un juge.

Dans le cas de François Fillon, la situation est bien différente. Les poursuites portent uniquement sur le travail, réel ou fictif, effectué par sa collaboratrice et les poursuites pour détournement de fonds publics dépendent de cette qualification. Ces poursuites ne visent donc pas directement son activité de parlementaire, les nombreuses séances auxquelles il a assisté, et les innombrables amendements qu'il a déposés. 

La contre-offensive de François Fillon semble ainsi reposer sur une analyse juridique un peu sommaire et sans doute développée dans la précipitation. S'agit-il d'une simple posture destinée à montrer sa combativité et son refus d'un éventuel plan B ? S'agit-il d'une tentative un peu désespérée de gagner du temps ? Peut-être un peut de tout cela, et, au bout, l'immense espoir de l'inviolabilité attachée à la personne du Président de la République.