La liberté d'association
On sait qu'il n'est pas facile de dissoudre une association, car la liberté d'association, bien que consacrée dans la loi du 1er juillet 1901, a valeur constitutionnelle. C'est même elle qui est à l'origine de la grande décision rendue par le Conseil constitutionnel le 16 juillet 1971. Il a alors érigé la liberté d'association en Principe fondamental reconnu par les lois de la République, notion figurant dans le Préambule de la Constitution de 1946. L'opération permettait à la liberté d'association d'acquérir, elle aussi, une valeur constitutionnelle. De fait, le Conseil constitutionnalisait aussi le régime déclaratoire qui est son mode d'aménagement. Pour créer une association, il suffit, en principe de la déclarer en préfecture, et le préfet ne peut refuser son enregistrement. Si le groupement lui semble illégal, il peut toutefois saisir le juge et demander sa dissolution judiciaire.
La dissolution administrative
Certes, mais cette procédure constitue le droit commun, et le droit commun s'accompagne souvent de dérogations. Il existe une procédure de dissolution administrative des associations, issue d'une ancienne loi du 10 janvier 1936 reprise sans changement dans l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure. Le texte de 1936 était le fruit d'une situation conjoncturelle. Après le 6 février 1934, l’activité de « ligues » armées, souvent violentes et peu respectueuses de l’État de droit, est apparue suffisamment dangereuse pour justifier un régime très restrictif qui a perduré jusqu'à aujourd'hui, et c'est précisément sur l'article L 212-1 csi que se fonde le décret de dissolution de Barakacity.
Aujourd'hui, la dissolution administrative demeure donc possible si le groupement organise des manifestations armées, s’il a pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou à la forme républicaine du gouvernement, ou enfin s’il développe une action de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales. Ont ensuite été ajoutés à ces motifs traditionnels, les groupements « qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger".
Les Indégivrables. Xavier Gorce, avril 2019
Le contrôle des motifs
Le juge administratif opère un contrôle normal de la qualification juridique des faits. A la suite du décès d’un jeune homme lors d’une rixe avec des militants d’extrême‑droite, un décret du 12 juillet 2013 a ainsi prononcé la dissolution de trois mouvements : les "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR), « Troisième voie" et "Envie de rêver". Le Conseil d’État admet, dans un arrêt du 30 juillet 2014, la légalité de la dissolution des deux premiers qui avaient le caractère de « groupe de combat » au sens de la loi de 1936. En revanche, il annule la dissolution du troisième groupement, l’association « Envie de rêver » qui se bornait à prêter un local aux deux autres.
Ce contrôle incite l'autorité administrative à motiver soigneusement le décret de dissolution, et c'est précisément ce qu'a fait le Premier ministre dans le décret du 28 octobre 2020.
Il affirme d'abord que Barakacity "diffuse et invite à la diffusion d'idées haineuses, discriminatoires et violentes". Il cite ainsi le compte Twitter et les pages Facebook de son président et de l'association elle-même qui ont prôné un islamisme radical, messages qui eux-mêmes ont suscité des commentaires antisémites, des menaces de mort, des propos apologétiques de crimes contre l'humanité, des messages anti-chiites, ou encore des appels à la condamnation à mort des apostats. Nul, au sein de Barakacity n'a alors songé à modérer de tels propos.
Le décret considère ensuite que Barakacity se livre "à des agissements en vue de provoquer des actes de
terrorisme en France ou à l'étranger". Le dossier est lourd, et sont mentionnés les éléments de propagande islamiste saisis lors d'une perquisition chez son président en mai 2017, l'apologie de la mort en martyr sur les réseaux sociaux ainsi que les messages se réjouissant de l'attentat contre Charlie Hebdo, et des liens avec différents groupes djihadistes. C'est ainsi que l'auteur de l'attentat contre deux policiers de Magnanville avait fait un don financier à Barakacity. Ces éléments, connus depuis plusieurs années, conduisent ainsi à s'interroger sur le discours tenu par les avocats qui dénoncent la célérité de la mesure de dissolution. Celle-ci est au contraire intervenue bien tardivement si l'on considère que le fondement juridique existait au lendemain de l'attentat contre Charlie-Hebdo.
Constitutionnalité et conventionnalité
Les chances de succès du recours annoncé par les avocats de Barakacity semblent donc fort modestes. C'est d'autant plus vrai qu'ils n'auront vraisemblablement pas la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution. En effet, au moment de l'arrêt du 30 juillet 2014, le code de la sécurité intérieure avait pour fondement une ordonnance non encore ratifiée. Le Conseil d'Etat pouvait donc s'interroger directement sur la conformité de cette procédure de dissolution administrative à la liberté d'association. Et il affirme qu'elle répond " à la nécessité de sauvegarder l’ordre public, compte tenu de la gravité des troubles qui sont susceptibles de lui être portés par les associations et groupements visés par ces dispositions". Il est donc aujourd'hui peu probable que le Conseil d'Etat admette de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC portant sur une disposition dont il a lui-même admis la constitutionnalité.
Quant à la conformité de la procédure de dissolution à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, elle ne fait guère de doute. Dans un arrêt du 13 février 2003, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et a. c. Turquie, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme ainsi que la dissolution d'une association prônant l'instauration de la Charia ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d'association. Cette jurisprudence a ensuite été confirmée dans une décision du 11 décembre 2006, Kalifatstaat c. Allemagne. La dissolution de Barakacity s'inscrit à l'évidence dans cette jurisprudence, d'autant que la CEDH n'exige pas que le groupement soit passé à l'acte. Il suffit que ses dirigeants aient refusé de se désolidariser d'actions terroristes pour justifier la dissolution.
Reste évidemment la procédure. Mais le décret est motivé et la procédure contradictoire a été respectée. Certes, cinq jours pour préparer une défense, cela peut sembler un peu court, surtout lorsque le président de l'association est en garde à vue pour des actes de harcèlement sur les réseaux sociaux. Mais le Conseil d'Etat a admis, dès 1995, que l'urgence et les "nécessité de l'ordre public" pouvaient justifier une absence totale de procédure contradictoire, dans le cas de dissolution de deux associations prônant l'indépendance du Kurdistan qui s'étaient livrées à différentes formes de violences. A fortiori, en période de menace terroriste, est-il peu probable qu'il sanctionne comme insuffisante une procédure contradictoire qui a eu lieu et qui a laissé cinq jours à Barakacity pour préparer sa défense.
L'intérêt du décret du 28 octobre 2020 dépasse ainsi largement le cas de Barakacity. Ceux qui, aujourd'hui, remettent en cause l'état de droit, réclament un "Guantanamo à la française" devraient commencer par considérer le droit positif. Les instruments juridiques de lutte contre l'islamisme radical existent déjà. L'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure présente l'avantage d'être un élément de l'état de droit, et la dissolution administrative qu'il autorise reste une procédure exceptionnelle susceptible d'un contrôle étendu du Conseil d'Etat. L'atteinte à la liberté d'association demeure très modeste, puisque la dissolution ne peut concerner que les mouvements les plus extrémistes, une infime partie du mouvement associatif. Au lieu d'inventer des outils beaucoup plus attentatoires aux libertés, peut-être convient-il seulement de faire usage de ceux dont nous disposons. Il reste évidemment à se demander si la dissolution de Barakacity restera ou non un cas isolé, satisfaction symbolique donnée à une opinion choquée par des attentats particulièrement violents ou première étape vers un contrôle efficace de l'islam radical.
Sur la dissolution administrative des associations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, section 2 § 1 B.