« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 3 mai 2014

Le tweet en procès

Pendant un procès de Cour d'assises, un assesseur et l'avocat général échangent des tweets.  Le premier demande : "Question de jurisprudence : un assesseur exaspéré qui étrangle sa présidente, ça vaut combien ?". Le second répond : "Je te renvoie l'ascenseur en cas de meurtre de la directrice du greffe ?". Et la conversation de continuer allègrement sur ce ton primesautier, évoquant la possibilité de gifler un témoin, la satisfaction d'en faire pleurer un autre, pour s'achever sur un aveu : "Je n'ai plus écouté à partir des deux dernières heures".

Tout cela s'est bien mal terminé pour ces joyeux magistrats dont le manège a été dévoilé par un journaliste. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), saisi dans le cadre de poursuites disciplinaires, propose le déplacement d'office pour l'avocat général et inflige une réprimande à l'assesseur. 

Deux modes de sanction


Cette différence de procédure ne doit pas surprendre. Pour les magistrats du parquet, le CSM, saisi en matière disciplinaire, fait une proposition de sanction, la décision définitive appartenant au Garde des Sceaux. En l'espèce, la décision du ministre concernant l'avocat général n'est donc pas encore prise. Pour les magistrats du siège en revanche, le CSM prononce lui-même la sanction. Cette distinction s'explique évidemment par la subordination à l'Exécutif des magistrats du parquet, subordination très contestée mais toujours réelle, qui explique la compétence du ministre. En revanche, une sanction disciplinaire ne peut être prononcée à l'égard d'un magistrat du siège que par le CSM, en vertu du principe de séparation des pouvoirs. 

La différence dans la gravité s'explique évidemment par des considérations liées au dossier. En effet, il n'a pas été clairement établi que les tweets de l'assesseur aient été envoyés pendant l'audience, alors que ceux de l'avocat général l'ont clairement été, ce dernier ayant rejeté clairement les mises en garde qui lui étaient adressées par certains de ses abonnés, manifestement plus conscients que lui du risque qu'il prenait.

Quoi qu'il en soit, ces deux procédures disciplinaires ont suscité une incroyable réaction sur les réseaux sociaux, surtout sur Twitter évidemment. Inutile de dire que le journaliste a été qualifié de vilain rapporteur. Quant aux deux magistrats, ils sont généralement présentés comme des martyrs de la liberté d'expression. Des mouvements de soutien se sont développés. Des avocats ont diffusé des plaidoiries médiatiques. Certains confrères courageux et n'ont pas hésité à menacer de twitter à leur tour leurs audiences, au risque d'aller croupir sur la paille humide des cachots. Que l'on se rassure, il s'agit évidemment de cachots virtuels.

Reste que l'affaire présente le double intérêt de montrer que la liberté d'expression n'est pas absolue et que Twitter est un média comme un autre, soumis aux mêmes règles et aux mêmes contraintes.

La liberté d'expression : une géométrie variable


Certes, la liberté d'expression est consacrée comme "l'un des droits les plus précieux de l'homme" par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Sa valeur constitutionnelle est réaffirmée régulièrement par le Conseil constitutionnel qui y voit une "garantie essentielle du respect des autres droits et libertés" depuis sa décision du 11 octobre 1984. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme, dans son arrêt Handyside c. Royaume Uni du 7 décembre 1976 en fait "l'un des fondements essentiels de la société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun".

Cette importance de la liberté d'expression dans une société démocratique est donc incontestable et incontestée. Comme est incontestable l'affirmation, tout aussi nette, qu'elle peut faire l'objet de limitations et de restrictions. D'une manière générale, le droit positif consacre ainsi une liberté d'expression à géométrie variable. Selon les lieux tout d'abord, car on ne s'exprime avec la même liberté dans un prétoire et à la buvette. Selon les fonctions exercées, et certaines personnes sont soumises à certaines restrictions, dans les mesures où elles participent à une mission régalienne, armée, police ou justice.

Ces restrictions doivent être prévues par la loi. Dans sa décision du 27 juillet 1982, le Conseil constitutionnel précise ainsi que la liberté d'expression doit être conciliée avec les objectifs de valeur constitutionnelle que sont notamment "la sauvegarde de l'ordre public et le respect de la liberté d'autrui".

Au regard de la liberté d'expression, Twitter est un média ordinaire et les limitations s'y appliquent dans les conditions du droit commun. La loi du 21 juin 2004 sur l'économie numérique définit ainsi la "liberté de communication au public par voie électronique" et pose en principe que les règles de la liberté d'expression s'appliquent sur internet, comme sur n'importe quel autre support.

Edgar Stoebel 1901-2001 L'oiseau bleu


Le devoir de réserve


Défini par l'ordonnance du 22 décembre 1958, le statut de la magistrature énonce, dans son article 6, que tout magistrat entrant en fonctions prête serment "de bien et fidèlement remplir ses fonctions (...) et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". L'article 10 de cette même ordonnance interdit ensuite toute démonstration de nature politique, considérée comme incompatible avec "la réserve que leur impose leurs fonctions".

Le devoir de réserve impose aux magistrats de faire preuve de mesure dans l'expression écrite et orale de ses opinions à l'égard des usagers du service publics de la justice, mais aussi à l'égard des autres magistrats. Le recueil des obligations déontologiques des magistrats, diffusé en 2010 par le CSM, affirme ainsi que "dans son expression publique, le magistrat fait preuve de mesure, afin de ne pas compromettre l'image d'impartialité de la justice, indispensable à la confiance du public". La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement, lorsqu'elle affirme, dans son arrêt Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, que l'"on est en droit d'attendre des fonctionnaires de l'ordre judiciaire qu'ils usent de leur liberté d'expression avec retenue chaque fois que l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d'être mis en cause".

Cette obligation ne concerne pas le contenu des opinions qui, bien entendu demeurent parfaitement libres, mais leur expression. Elle s'applique à la fois dans le service et hors service. En l'espèce, il ne fait aucun doute que menacer, même pour rire, d'étrangler la Présidente de la Cour d'Assises constitue un manquement à l'obligation de réserve. Il suffit que le tweet soit public, ce qui est le cas puisque les comptes twitter des intéressés n'étaient pas verrouillés. Le fait qu'il ait été envoyé pendant l'audience ou à son issue est sans influence sur le manquement au devoir de réserve.

Les magistrats sont-ils des "lanceurs d'alerte" ?


Les soutiens des magistrats twitteurs ont fait observer, et ils ont raison sur ce point, que les réseaux sociaux sont utilisés pour faire connaître la réalité du monde administratif ou judiciaire, en quelque sorte pour dénoncer injustices ou dysfonctionnements. Dans ce cas, il serait peut-être possible d'estimer que ces tweets contribuent au "débat d'intérêt général" au sens où l'entend la Cour européenne lorsqu'elle admet la publications de conversations téléphoniques enregistrées à l'insu des personnes, dans le but de dénoncer des pratiques de corruption (CEDH, 19 décembre 2006, Radio Twiste c. Slovaquie).

Hélas, les magistrats twitteurs ne sont pas des lanceurs d'alerte. Ils ne contribuent pas le moins du monde à un débat d'intérêt général, et leur démarche est plutôt celle de joyeux potaches.
 

La fausse protection du pseudonyme

 
Il est vrai que les magistrats sont sans doute victimes du sentiment d'impunité créé par l'usage d'un pseudonyme. De la part de professionnels de la justice, cette attitude peut surprendre, car le pseudonyme n'a pas pour effet de faire échapper celui qui l'utilise à sa responsabilité. 

En matière pénale, on se souvient que la twittosphere a applaudi lorsque le TGI de Paris, dans une ordonnance du 24 janvier 2013, a ordonné à Twitter de donner les coordonnées d'auteurs de messages antisémites. Sur le fondement de l'article 6-I-8 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, il exige en même temps que Twitter mette en place un dispositif de signalement des contenus illicites conforme au droit français. Le pseudonnyme n'est donc pas une protection absolue, et le juge peut facilement se faire communiquer le nom des intéressés, afin d'engager des poursuites à leur encontre.

Il en est de même en matière disciplinaire. Connue sous le pseudonyme de Zoé Shepard, une jeune fonctionnaire territoriale en a fait l'amère expérience. Auteur d'un livre à succès "Absolument dé-bor-dée, ou le paradoxe du fonctionnaire", elle a été sanctionnée de dix mois de suspension, sanction confirmée par le tribunal administratif de Bordeaux le 31 décembre 2012. Là encore, son pseudonyme ne l'a pas protégée.

La proportionnalité de la sanction


Reste évidemment la question de la proportionnalité de la sanction. Il est vrai que l'on peut penser que le CSM fait parfois preuve d'une sévérité à géométrie variable. Personne n'a oublié qu'en février 2014, il s'est prononcé sur le cas de l'ancien procureur de Nanterre, Philippe Courroye, dans l'affaire des fadettes. Son avis affirme clairement que ce dernier a violé la loi sur le secret des sources des journalistes, pour finalement refuser toute sanction. 

Sans doute, mais nul n'ignore que la proportionnalité ne s'apprécie pas par comparaison avec d'autres affaires. La proportionnalité d'une sanction s'apprécie par contrôle de l'adéquation entre les faits commis et les intérêts en cause. En l'espèce, les sanctions prononcées, réprimande et déplacement d'office, sont les deux plus basses sur les sept prévues par le statut des magistrats. Au delà, on trouve en effet le retrait de certaines fonctions, l'abaissement d'échelon, l'exclusion temporaire, la rétrogradation, la mise à la retraite d'office et enfin la révocation. 
 
Or, nos deux magistrats ont causé un préjudice non négligeable à l'administration de la Justice. A sa dignité et à sa sérénité sans doute, ne serait-ce que parce que les justiciables qui risquent une peine très lourde en Cour d'assises sont en droit d'attendre non seulement le respect mais aussi une attention de tous les instants de ceux là même qui ont pour mission de les juger. De manière plus pragmatique ensuite, le ministère public a dû faire appel de la décision rendue, car elle était susceptible de cassation. Les tweets échangés ne démontraient-ils pas l'existence d'un lien entre un magistrat du siège et celui du parquet, lien de nature à susciter le doute sur l'impartialité du jugement ? Est-il possible de considérer que ces sanctions sont disproportionnées ? Nous verrons bien si les deux magistrats contestent la sanction dont ils ont fait l'objet devant un juge... En espérant qu'il ne sera pas occupé à tweeter au moment du délibéré.


mardi 29 avril 2014

Open Data et protection des données personnelles

L'Open Data est généralement défini comme la mise à disposition des données produites et détenues par les administrations. Elle repose sur une double préoccupation. D'une part, il s'agit de permettre aux citoyens d'accéder à l'information pour mieux contrôler l'administration, dans une préoccupation de démocratie administrative. Sur ce point, l'Open Data est dans le prolongement de la démarche initiée, il y a plus de trente ans, par la loi du 17 juillet 1978 relative à l'accès aux documents administratifs. D'autre part, l'Open Data a également pour objet de permettre l'exploitation d'un véritable gisement de données considérées comme des biens communs, exploitation par les chercheurs certes, mais aussi à des fins commerciales.

Sur un plan plus institutionnel, l'Open Data est aujourd'hui une politique publique coordonnée par Etalab, un service du Premier ministre chargé de la mettre en oeuvre, à travers un portail spécifique, data.gouv.fr.

La Commission des lois du Sénat a publié, le 16 avril 2014, un rapport d'information sur l'Open Data, qui offre un bilan de cette démarche de transparence. Les rapporteurs, Gaëtan Gorce (PS) et François Pillet (UMP) suggèrent la mise en oeuvre d'un Open Data plus respectueux des données personnelles, ce qui implique une évolution véritable de sa gouvernance.

Un produit d'importation


La notion d'Open Data est un produit d'importation. Les spécialistes affirment qu'elle apparaît en 1995, dans une publication du National Research Council, qui prônait l'ouverture totale des données géophysiques et environnementales. Plus tard, au tournant du millénaire, elle sera étendue aux domaines de l'administration puis de l'économie. Cette évolution est parfaitement logique dans un système américain dominé par l'idée que l'information est un bien susceptible d'appropriation et d'exploitation commerciale. Elle doit donc bénéficier du principe de libre circulation, au même titre que n'importe objet de consommation.

Le problème est que cette conception de l'information est surtout répandue dans le monde anglo-saxon. En Europe, et plus particulièrement en France, le droit a toujours admis des restrictions à la liberté d'information dans le but de protéger les données personnelles. On constate d'ailleurs que la loi du 17 juillet 1978 a été précédée de quelques mois par la loi du 6 janvier 1978, qui affirme que chacun a droit à la protection des données personnelles le concernant. Il peut y avoir accès, et exercer un droit de rectification si elles sont erronées, voire de suppression si leur conservation n'est plus pertinente ou attentatoire à sa vie privée.

La situation actuelle est donc celle d'un conflit entre deux tendances. D'un côté, une conception anglo-saxonne de l'Open Data, largement relayée par les internautes qui considère que les données sur le web appartiennent à tout le monde. D'autre part, une conception européenne qui vise à assurer un équilibre aussi harmonieux que possible entre la circulation de l'information et la protection des données personnelles.

Statue de Théophraste Renaudot, rue de Lutèce, Paris 4è. Statue détruite en 1942


Le cadre juridique


Le droit français offre donc un cadre juridique à l'Open Data, avec les lois des 6 janvier et 17 juillet 1978. Certains peuvent considérer que ces textes sont anciens, en tout état de cause antérieurs au développement d'internet. Il n'en demeure pas moins que les trois garanties par ces textes en matière de données publiques demeurent largement d'actualité.

La première garantie réside dans l'interdiction du stockage de données personnelles, sauf exceptions lorsqu'il y a consentement de l'intéressé, obligation légale de publication ou encore anonymisation des données publiées. Ce dernier élément constitue aujourd'hui le pilier essentiel du droit de l'Open Data. Encore doit-on observer qu'il s'agit là d'une procédure coûteuse. L'article 40 du décret du 30 septembre 2005 dispense donc l'administration de cette anonymisation lorsque cette opération entraîne des "efforts disproportionnés". Dans ce cas, les pièces demandées ne sont pas communiquées.

La seconde est constituée par les procédures imposées par la loi du 6 janvier 1978, qui impose l'autorisation de la CNIL pour les traitements de données personnelles. Ces dernières ne peuvent être conservées qu'en respectant le principe de loyauté et en recueillant le consentement de l'intéressé. Par les formalités préalables à la création d'un fichier de données publiques, la CNIL est en mesure de contrôler le respect de ces garanties.

Enfin, la troisième et dernière garantie réside dans l'existence même du pouvoir de sanction de la CNIL. Dans l'hypothèse d'une réutilisation des données non conforme à la loi de 1978, et notamment d'une divulgation illicite de données personnelles, la Commission peut prononcer des sanctions administratives, et même saisir le juge pénal qui peut prononcer des peines allant jusqu'à 100 000 € d'amende et trois années d'emprisonnement (art. 226-22-6 c. pén.).

Ce dispositif juridique a le mérite d'exister, mais le rapport du Sénat insiste sur son indispensable évolution. Aux difficultés techniques s'ajoute en effet la nécessité d'établir une doctrine française en matière d'Open Data et d'imposer une nouvelle gouvernance dans ce domaine.

Les obstacles techniques


Le rapport du Sénat insiste sur le fait que l'anonymisation des données n'est plus une technique infaillible pour empêcher la diffusion d'informations personnelles. Différentes méthodes permettent aujourd'hui de "ré-identifier" des données anonymisées, voire de les croiser pour obtenir d'autres éléments de la vie privée. Le rapport Bras-Loth de 2013 sur l'utilisation des données de santé montre ainsi que 89 % des patients ayant été hospitalisés en 1989 peuvent être identifiés avec le seul croisement des informations suivantes : l'hôpital d'accueil, le code postal du domicile, le mois et l'année de naissance, le mois de sortie et la durée du séjour. Ce chiffre atteint 100 % si le patient a été hospitalisé deux fois la même année.

Une doctrine nouvelle de protection des données


Le rapport sénatorial montre la nécessité d'imposer une doctrine nouvelle, reposant sur la conciliation entre le principe de mise à disposition des données et celui de protection des données personnelles. Cette rupture complète par rapport aux principes développés par les juristes anglo-saxons doit être assumée.

Pour les rapporteurs, la doctrine de l'Open Data "à la française" est donc, avant tout, une doctrine de la protection des données personnelles.  Sur ce point, la "Privacy in Design", c'est à dire l'intégration de la préoccupation de respect de la vie privée dès la construction de la base de données, n'est certainement pas inutile. Cette approche préventive ne saurait cependant être suffisante, et elle doit s'accompagner d'une évaluation au cas par cas des projets de réutilisation des données. Le rapport suggère en conséquence de confier à la CNIL le soin d'apprécier ces projets et d'assurer une veille dans ce domaine.

Encore faut-il que les règles gouvernant l'Open Data soient connues et appliquées, ce qui pose le problème de la gouvernance en ce domaine.

Une gouvernance de l'Open Data


Le rapport sénatorial dresse un bilan relativement sévère de la gouvernance de l'Open Data. Le service Etalab n'a qu'un rôle de coordination, mais chaque administration demeure finalement libre d'avoir sa propre politique dans ce domaine. Le résultat est que certaines ont donné une impulsion forte, et que d'autres se sont désintéressées de cette question. Il est donc indispensable de développer le pilotage et l'accompagnement en matière d'Open Data. Cet effort devrait permettre, en même temps, de diffuser des règles de bonnes pratiques en matière de protection des données.

Le rapport sénatorial semble marqué au coin du bon sens, tant il est vrai que la transparence des données publiques et le secret de la vie privée sont des impératifs en apparence contradictoires. Le droit doit donc rechercher un équilibre, et mettre en place les règles et procédures destinées à le garantir.

Il n'en demeure pas moins que les partisans d'une ouverture totale des données publiques vont certainement s'offusquer d'une doctrine qui réintroduit un certain contrôle dans un espace virtuel qu'ils voudraient entièrement libre. Comme dans d'autres domaines, l'Open Data témoigne ainsi de la fin d'un internet libertaire, dans lequel les données de chacun sont les données de tous. On assiste aujourd'hui à une réintroduction du droit dans un espace qui rejetait toute contrainte juridique. Si nous voulons que le droit au respect de la vie privée demeure une liberté effective, il n'y a pas d'autre solution.

dimanche 27 avril 2014

Discrimination et carrière du haut fonctionnaire

Le tribunal administratif de Paris a rendu, le 17 avril l2014, un jugement qui pourrait constituer un premier pas vers la consécration d'un droit des fonctionnaires au déroulement d'une carrière normale, droit dont le juge trace les contours avec une relative précision dans un contentieux pourtant indemnitaire.

Le requérant, Y.M., engage la responsabilité de l'Etat pour le préjudice subi par cinq années de ce que l'on appelle communément une mise en placard. Diplomate de carrière, sorti de l'ENA en 1987, Y.M. a été pendant une dizaine d'années mis à la disposition de différents cabinets ministériels, notamment auprès de Jacques Toubon, François Baroin et Bernard Pons. Il est ensuite revenu une première fois au Quai d'Orsay en 1998. Déjà été laissé sans affectation, il a préféré une nouvelle mise à disposition, au Sénat cette fois, pour exercer les fonctions de conseiller culturel de son Président Christian Poncelet. Revenu définitivement dans son administration d'origine en 2008, le requérant a subi un retard sensible dans sa promotion au grade de conseiller des affaires étrangères hors-classe. Maintenu en activité avec traitement, il est demeuré sans affectation pendant plus de cinq années.


Publicité Ferrero Roche d'Or. 1993

Faute et préjudice


Le tribunal administratif considère que ces années de placard sont constitutives d'une faute commise par le ministère des affaires étrangères dans la gestion de la carrière de Y.M. Certaines créances sont prescrites, mais le juge accorde tout de même la somme de 90 000 € d'indemnisation, somme non négligeable qui montre bien qu'il ne s'agit pas d'accorder une satisfaction morale au fonctionnaire mais de reconnaître clairement la faute de l'administration et l'importance du préjudice subi.

Sur ce point, le jugement n'apporte rien de bien nouveau par rapport à l'arrêt Guisset rendu par le Conseil d'Etat le 6 novembre 2002. Cette décision affirme que "tout fonctionnaire en activité tient de son statut le droit de recevoir (...) une affectation correspondant à son grade". Certes, la distinction du grade et de l'emploi, principe cardinal du droit de la fonction publique, laisse à l'administration une certaine liberté pour tenir compte de l'aptitude et de la capacité de l'agent, mais aussi de considérations d'intérêt général. Dans ce cadre statutaire, l'agent tient néanmoins de son grade le droit d'être affecté à un emploi. L'Etat employeur est donc fautif lorsqu'il paie des fonctionnaires en les laissant sans affectation, attitude qui révèle tout à la fois une mauvaise gestion des deniers publics et des personnels dont les compétences ne sont pas exploitées.

Sans affirmer que le ministère des affaires étrangères est coutumier du fait, force est de constater que M. Guisset avait été laissé onze années sans affectation, alors que Y.M. a souffert d'une telle situation pendant cinq ans. L'importance de l'indemnisation reflète peut être un certain agacement du juge à l'égard d'une administration qui ne semble guère progresser dans sa gestion des ressources humaines.

La  présomption de discrimination


Le tribunal administratif va plus loin que la jurisprudence Guisset et s'interroge sur l'origine du préjudice subi par Y.M. Ce préjudice se trouve, affirme le tribunal, dans une pratique discriminatoire du Quai d'Orsay. Il ne s'agit donc plus seulement de prouver une faute causée par la simple négligence d'un service, mais bel et bien de démontrer une volonté délibérée de porter atteinte au droit de l'agent de bénéficier d'un déroulement de carrière normal.

Pour mener à bien cette démonstration, le tribunal administratif réalise une comparaison entre la carrière de Y.M. et celle de ses collègues issus des promotions 1987 à 1994 de l'ENA. Sur vingt-six diplomates concernés, vingt-trois ont accédé au grade de conseiller des affaires étrangères hors-classe quinze années après leur sortie de l'école, un au bout de dix-sept années, un au bout de dix-huit, et Y.M. est le seul à n'y être parvenu qu'après dix-neuf années de carrière. Le tribunal observe ainsi que "cette durée apparaît comme exceptionnellement longue", et en déduit une présomption de discrimination.

Cette démarche comparative est relativement inédite. Dans son arrêt du 8 juillet 2010, Mme B., le Conseil d'Etat avait refusé de l'appliquer. Saisi par une requérante s'estimant victime d'une discrimination liée au sexe dans le déroulement de sa carrière, il a rejeté le recours, alors même que la Halde, préalablement saisie, avait considéré qu'il y avait en l'espèce présomption de discrimination. La Haute Juridiction s'était bornée à examiner le déroulement de carrière de l'intéressée, sans faire de comparaison chiffrée avec celle de ses collègues masculins. Elle ne s'était donc pas réellement donné les moyens de faire apparaître la réalité d'une telle discrimination.

Dans l'affaire Y.M., la reconnaissance de cette présomption par le tribunal administratif a pour effet immédiat de renverser la charge de la preuve : il appartient au ministère des affaires étrangères de démontrer que Y.M. n'a pas été traité de manière discriminatoire. Le problème est que l'administration est incapable de produire le moindre document montrant que la valeur professionnelle du requérant serait inférieure à celle des agents promus avant lui. Au contraire "les pièces produites au dossier attestent d'excellents états de service", ce qui n'est d'ailleurs pas contesté par le ministère.

Discrimination politique... ou pas ?


Reste évidemment à s'interroger sur les motifs de cette discrimination. Le tribunal note que Y.M. soutient avoir "fait l'objet d'une discrimination sur le fondement de ses opinions politiques", mais il ne reprend pas à son compte cette affirmation. Tout au plus observe-t-il que, "eu égard tant aux longues périodes d'affectation au sein de cabinets ministériels qu'à la manière dont l'intéressé a régulièrement affiché les liens entretenus avec diverses personnalités politiques, le ministre des affaires étrangères ne pouvait ignorer la nature des opinions politiques de Y.M." Certes, mais le tribunal ne mentionne pas de lien de causalité entre la connaissance de ces opinions, et le traitement discriminatoire dont Y.M. a été victime.

Dans l'affaire Y.M. cette discrimination politique serait bien difficile à démontrer. Le requérant, ancien collaborateur de ministres de droite, se plaint d'un refus d'affectation qui s'est prolongé durant quatre années du quinquennat de Nicolas Sarkozy, à une époque précisément où ce dernier réussissait très bien à faire nommer certains de ses amis à des postes prestigieux de chefs de mission diplomatique. Il est vrai que l'on ne peut tout à fait mettre sur un même plan les emplois à la discrétion du gouvernement et les autres, pour lesquels le principe de neutralité du service public doit être respecté.

En l'espèce, le tribunal administratif n'a d'ailleurs pas besoin de démontrer qu'il s'agit d'une discrimination liée aux opinions politiques de l'intéressé. Il lui suffit que l'administration ne soit pas parvenue à démontrer l'absence de discrimination, quelle qu'en soit la nature, puisque c'est sur elle que repose la charge de la preuve.

Reste que cette mention de la discrimination politique est porteuse d'espoir. Si le tribunal ne la reconnaît pas formellement à propos du cas d'Y.M., il la mentionne néanmoins. On ne peut que s'en réjouir, car ce type de discrimination constitue une atteinte grave à la neutralité que l'administration doit respecter, y compris à l'égard de ses agents. Cette mention apparaît ainsi comme une sorte d'avertissement. Par exemple, en cas de chasse aux sorcières après une alternance, le juge administratif n'hésiterait sans doute pas à s'y référer, de manière positive cette fois. L'avertissement n'est peut être pas inutile. 



jeudi 24 avril 2014

Les animaux, êtres vivants doués de sensibilité

Le 15 avril 2014, les députés ont adopté un amendement à la loi de modernisation et de simplification du droit dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. Il donne une définition juridique de l'animal comme "être vivant et doué de sensibilité", et soumet ainsi les animaux au régime juridique des biens corporels en mettant l'accent sur les lois spéciales qui les protègent.

Une mise en cohérence du droit


Sur le fond, cet amendement ne surprendra personne. L'animal n'est donc plus considéré comme bien meuble et, à dire vrai, cette évolution ne fait que mettre en cohérence des dispositions législatives qui pouvaient sembler quelque peu contradictoires, le code rural comme le code pénal ayant déjà consacré ce principe.

Le code rural, dans son article L 214-1 énonce  que "tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce". De son côté, le code pénal punit de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende le fait d'exercer des sévices graves envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité (art. 521-1 c. pén.) Sur ce fondement, on se souvient qu'en février 2014, une peine d'une année de prison ferme avait été prononcée à l'égard d'une personne qui avait lancé un chat contre un mur, et diffusé sur Facebook le film montrant toute la cruauté d'un tel geste.


Blanche Neige. Walt Disney. A smile and a song. 1937

Les enjeux de cette évolution


Pour le moment, cette évolution ne semble guère susciter d'opposition de principe. Qui pourrait sérieusement contester un texte qui a pour objet de permettre une meilleure protection des animaux ? Toutes les potentialités de ce texte sont cependant fort loin d'être développées. 

La question de la présence d'animaux sauvages dans les cirques est aujourd'hui posée, surtout depuis que le parlement belge, en décembre 2013, a décidé de les interdire en invoquant le bien-être des animaux. La Belgique rejoint ainsi l'Autriche qui a prononcé une interdiction totale dans ce domaine, mais aussi l'Allemagne, le Danemark, la Hongrie et la Suède qui ont préféré une interdiction partielle, limitée à certaines espèces comme le lion, l'éléphant ou le tigre. 

L'affirmation selon laquelle l'animal est "doué de sensibilité" conduit également à mettre en cause l'expérimentation animale. Là encore, il existe déjà des textes dans ce domaine, notamment la directive européenne du 22 septembre 2010, relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques. Il est vrai que ce texte n'interdit rien mais se borne à demander aux Etats membres d'éviter d'utiliser l'expérimentation animale "dans toute la mesure du possible". On constate cependant que le mouvement s'amplifie en faveur d'une interdiction, comme en témoigne la Déclaration de Bâle de 2011, texte certes non contraignant mais rédigé à l'initiative de chercheurs et de laboratoires pharmaceutiques, qui s'engagent à recourir à d'autres méthodes d'expérimentation.

L'abattage rituel


Comme l'expérimentation sur les animaux, l'abattage rituel est contesté, et le droit qui l'encadre se caractérise par son caractère dérogatoire. L''article 4 du règlement communautaire du 24 septembre 2009  énonce que "les animaux sont mis à mort uniquement après étourdissement", mais le paragraphe 4 de ce même article ajoute immédiatement  qu'il est possible de déroger à cette règle "pour les animaux faisant l'objet de méthodes particulières d'abattage prescrites par des rites religieux". La seule condition est alors que l'animal soit tué dans un abattoir, dans des conditions d'hygiène satisfaisantes, principe repris par le décret du 28 décembre 2011. Dès lors que l'animal est doué de sensibilité, l'égorgement des moutons pour des motifs religieux peut être juridiquement contesté en raison de sa cruauté même.

La corrida


Enfin, on doit s'interroger sur la pratique de la tauromachie avec mise à mort des taureaux. On sait qu'en 2010, la Catalogne a voté l'interdiction de ces corridas, à la suite, il convient de la noter, d'une "initiative législative populaire " qui a recueilli 180 000 signatures. Aujourd'hui, la question est clairement posée en France, comme en témoigne un sous-amendement en ce sens qui a été déposé à l'Assemblée nationale pour compléter l'amendement consacrant l'animal comme "être vivant doté de sensibilité". Ce sous amendement a finalement été retiré après que la rapporteure du projet de loi, Colette Capdevielle (PS, Pyrénées Atlantiques), ait déclaré : "On ne peut pas se servir du texte que nous proposons (...) pour ouvrir inutilement des débats sur ce sujet". A l'appui de son refus, elle mentionnait la décision rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel en octobre 2012, qui considère comme légale la corrida , si elle s'inscrit dans "une tradition locale ininterrompue". Sans doute, mais la rapporteure oublie de mentionner que le Conseil constitutionnel se borne à affirmer que la loi en vigueur n'est pas inconstitutionnelle, ce qui n'interdit tout de même pas au parlement de l'abroger ou de la modifier, s'il estime que la corrida inflige aux animaux des souffrances intolérables dans un pays civilisé.

Certains esprits malicieux ont pu penser que l'adoption rapide de cet amendement, qui ne figurait pas dans le texte initial du projet de loi, vise en fait à préciser le statut des animaux sans pour autant remettre en cause la tauromachie. Ne s'agirait-il pas de court-circuite la proposition de loi déposée par Geneviève Gaillard et plusieurs de ses collègues, visant précisément à interdire la corrida ? L'avenir le dira, mais l'amendement adopté, même hâtivement et sans grand débat, n'est pas pour autant sans intérêt, loin de là.

On pourrait ainsi citer beaucoup d'autres pratiques menacées, et heureusement menacées, par la consécration de l'animal comme être vivant doué de sensibilités, de la chasse à courre à l'élevage des poulets en batterie. Pour le moment, le texte nouveau se borne à donner des instruments juridiques à des combats qui vont certainement se développer dans les mois et les années à venir. On ne doute pas que les défenseurs des animaux vont y puiser une énergie nouvelle.

dimanche 20 avril 2014

Liberté d'expression et débat politique

Dans un arrêt du 17 avril 2014 Brosa c. Allemagne, la Cour européenne marque certaines limites au débat, ou devrait-on dire, à l'invective électorale. Le requérant, durant la campagne des élections municipales à Amöneburg de 2005, a distribué un tract mettant en cause un conseiller municipal sortant, F.G, accusé d'être l'homme de paille d'une association néo-nazie. A la demande de F.G., le tribunal de district a délivré une injonction, interdisant la distribution de ces tracts et toute déclaration portant sur ses liens supposés avec un groupe néo-nazi. M. Brosa a vu dans ces injonctions une atteinte à sa liberté d'expression. N'ayant obtenu satisfaction ni devant les juges d'appel ni devant le tribunal constitutionnel fédéral, il invoque devant la Cour européenne une violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, et il obtient satisfaction sur ce point.

La Cour affirme, et ce n'est pas une surprise,  que la condamnation de M. Brosa constitue une "ingérence" des juges dans son droit à la liberté d'expression. C'est une évidence puisque le requérant ne peut plus accuser son adversaire politique d'appartenir à un mouvement néo-nazi, tant dans des tracts que par tout autre moyen.

Conformément à l'article 10 § 2 de la Convention, cette ingérence peut être licite si elle est "prévue par la loi" et "nécessaire dans une société démocratique". La première condition est remplie, puisque le juge allemand est effectivement compétent pour prendre ce type d'injonction, injonction qui poursuit un but légitime, en l'espèce la protection de la réputation des tiers. La seconde condition impose, quant à elle, une appréciation de la nécessité de la mesure par rapport aux différents intérêts en cause. Conformément à sa jurisprudence Chauvy et autres c. France du 29 juin 2004, la Cour recherche si les motifs invoqués par les juges allemands  pour justifier leur décision sont "pertinents et suffisants", et si la sanction est "proportionnée aux buts légitimes poursuivis".

Le contenu de l'opinion exprimée


Au regard de la jurisprudence de la Cour, le contenu de l'opinion exprimée importe peu. Aux termes de l'arrêt Handyside de 1976, l'expression protégée ne vise pas seulement "les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi (...) celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique". En soi, aucune opinion n'est illicite, fut-elle extrémiste ou provocatrice, et son auteur bénéficie de la garantie de l'article 10.


Pierre Dac. La complainte des nazis. 1943

Caractère particulier du débat politique


Pour exercer son contrôle de proportionnalité, la Cour vérifie que l'ingérence dans la liberté d'expression répond à un "besoin social impérieux". Le droit interne doit certes se montrer rigoureux dans la protection des droits d'une personne privée anonyme, et qui entend le rester. L'exigence est en revanche moins élevée lorsque les propos litigieux se déroulent lors d'une campagne électorale, dans le cadre du débat politique, que la Cour  considère comme étant d'intérêt général. Tel est le cas en l'espèce, car les propos reprochés à M. Brosa portant sur l'aptitude d'un candidat à exercer les fonctions de maire. Et F.G. est précisément un élu local, conseiller municipal et adjoint au maire, en tout état de cause habitué aux campagnes électorales. Les limites de l'acceptable sont en quelque sorte repoussées lorsque l'on entre dans le débat politique, sa vivacité particulièrement étant considérée comme un élément du débat démocratique (CEDH, 13 novembre 2003, Scharsach and News Verlagsgesellschaft c. Autriche).

En l'espèce, la Cour sanctionne l'injonction prononcée à l'encontre de M. Brosa par les juges allemands, estimant qu'il y a effectivement atteinte excessive à sa liberté d'expression. Elle aurait parfaitement pu s'en tenir là, les exigences du contrôle de proportionnalité étant remplies.

La charge de la preuve


La Cour est pourtant allée au-delà et a tenu à examiner l'étendue du contrôle effectué par les juges allemands.  A ces derniers, la Cour reproche, en quelque sorte, d'avoir pris les accusations de M. Brosa au pied de la lettre, de les avoir considérées comme des "allégations factuelles".

Elle s'interroge ainsi sur la qualification de "néo-nazie" donnée à l'association dont est proche F.G. Les juges du fond ont exigé que M. Brosa apporte la" preuve concluante" de ce caractère néo-nazi, preuve évidemment impossible à apporter dès lors que ce groupe refusait évidemment une telle étiquette. De la même manière, ils ont exigé la preuve formelle que F.G. était "l'homme de paille" de l'association, sans que l'on puisse connaître avec précision le contenu d'une telle notion, en tout état de cause bien peu juridique. Pour la Cour européenne, les juges allemand ont commis l'erreur de considérer comme "allégations factuelles" ce qui n'était que des opinions émises lors du débat électoral. Dans sa décision Jerusalem c. Autriche du 27 février 2001, la Cour affirme ainsi que "pour les jugements de valeur, l'obligation de preuve est impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d'opinion elle-même". Les juges allemands ont fait peser sur le requérant une exigence de preuve disproportionnée, puisque pratiquement impossible à apporter.

La décision sonne donc comme un avertissement aux juges internes qui sont priés de laisser le débat politique se développer, même s'il peut sembler excessif. L'idée générale est que les hommes et les femmes qui décident d'entrer dans l'arène politique savent qu'ils seront l'objet de ce type d'invective, qu'ils y sont préparés et généralement décidés à riposter sur le même ton. C'est ce qu'a bien compris le juge français qui a récemment relaxé Jean-Luc Mélenchon poursuivi pour injure publique par Marine Le Pen, au motif qu'il l'avait qualifiée de "fasciste". Même si le niveau du débat est consternant, c'est tout de même le débat politique, et il doit pouvoir de développer librement.

mercredi 16 avril 2014

Vente d'objets nazis : la loi est-elle encore la même pour tous ?


Saisi par la ministre de la culture, le Conseil des ventes  a décidé, le 14 avril 2014, de retirer d'une vente aux enchères différents objets nazis. Elle s'est ensuite réjouie du résultat, d'ailleurs prévisible, de sa démarche, en déclarant, sur un ton un tantinet grandiloquent : "Je me félicite de cette décision, nécessaire au regard de l'histoire et de la morale". Voilà l'histoire et la morale appelées à la rescousse pour justifier une décision du Conseil des ventes...

Le ministre, l'histoire et la morale


Le seul problème est qu'un ministre n'a pas pour fonction de dire l'histoire, mission qui incombe le plus souvent aux historiens. Il n'est pas davantage compétent pour affirmer une morale officielle. Est-il d'ailleurs possible de prendre une position dans ce domaine ? Nul n'ignore que les vendeurs sont des anciens de la 2è DB, ou leurs héritiers. Ces combattants français, arrivés à Berchtesgaden avant les troupes alliées, ont emporté quelques souvenirs sans valeur à l'époque, désireux sans doute de conserver un souvenir de leurs exploits. Aujourd'hui, ils veulent se défaire de ces objets. Quelqu'un songerait-il à leur jeter la pierre ?

Certes, on objectera que le risque "moral" réside dans l'acheteur et non pas dans le vendeur. Sans doute, si ce n'est que l'acheteur, par hypothèse, on ne le connaît pas. Il peut s'agir de vilains nostalgiques du IIIè Reich, comme semblent le penser ceux qui désiraient ardemment l'interdiction. Et si c'était un musée chargé précisément du devoir de mémoire ? Le Mémorial de Caen ? N'oublions pas que ces institutions ont le droit de préempter un objet dans une vente aux enchères. La morale serait-elle bafouée ? Bref, de la même manière que l'on interdisait le spectacle de Dieudonné pour les infractions susceptibles de s'y dérouler, on interdit une vente parce que acheteurs sympathisants du nazisme sont susceptibles de s'y manifester. La décision administrative repose, une nouvelle fois, sur des faits purement hypothétiques. 

Le ministre et le droit


Quoi qu'il en soit, ce qui saute aux yeux,  dans la formule d'Aurélie Filipetti, est que le droit n'est pas invoqué une seule fois. De la même manière qu'il ne peut dire l'histoire ou énoncer la règle morale, le ministre n'est pas doté du pouvoir législatif et pas davantage du pouvoir réglementaire. Sa seule et unique mission est d'appliquer le droit en vigueur. 

Force est de constater que le droit ne prévoit aucune interdiction de vente dans cette hypothèse. La seule disposition pertinente en l'espèce est l'article R 645-1 du code pénal. Il considère comme contravention de 5è classe, c'est à dire susceptible d'une peine d'amende, le fait" de porter ou d'exhiber en public un uniforme, un insigne ou un emblème (...) qui ont été portés (...) par les membres d'une organisation déclarée criminelle  en application de l'article 9 du statut du tribunal militaire international annexé à l'Accord de Londres du 8 aôut 1945" (c'est à dire le Tribunal de Nüremberg). Les uniformes et emblèmes nazis sont donc directement visés par cette disposition. 

La lecture du texte montre que c'est "l'exhibition" qui est interdite, ce qui signifie que la maison de vente n'était pas autorisée à exposer uniformes et insignes nazis. Mais rien ne lui interdit de les vendre, et c'était d'ailleurs le sens d'un premier avis du Conseil des ventes. On notera d'ailleurs que tous les objets de la vente n'étaient peut-être pas concernés par cette interdiction d'exposition, mais seulement ceux portant un "insigne" ou un "emblème" nazi.

La ministre décide donc d'aller au-delà de ce qu'impose le droit positif. Agit-elle sur demande de certaines associations ? A t elle pris cette décision de son propre chef ? A dire vrai, la réponse à cette question est sans importance, tant il apparaît que l'objet de la décision n'est pas d'appliquer le droit positif, mais de créer des normes nouvelles. A l'interdiction d'exhiber objets ou uniformes nazis s'ajoute désormais celle de les vendre, décision unilatérale dépourvue de tout fondement législatif ou réglementaire.



Papy fait de la résistance. Jean Marie Poiré 1983
Roland Giraud, Dominique Lavanant et... Gustav.


L'isolement du droit français


Les conséquences matérielles de l'interdiction de la vente seront probablement fort modestes. Rien n'interdit de confier la vente à un commissaire-priseur étranger. Aux Etats-Unis par exemple, pays où pourtant le devoir de mémoire fait l'objet d'une réelle protection, la vente des objets nazis n'est pas une activité illicite mais se rattache à la liberté d'expression et est protégée par le Premier Amendement.

En témoigne la célèbre affaire Licra c. Yahoo intervenue 2000. On sait que le moteur de recherches Yahoo héberge un service "Auction" permettant l'accès à des milliers d'objets vendus aux enchères, y compris des uniformes, insignes ou emblèmes nazis. Avant l'une de ces ventes, le 20 novembre 2000, la Licra et l'UEJF (Union des étudiants juifs de France) ont obtenu du TGI une mise en demeure de Yahoo, lui enjoignant d'interdire aux internautes français l'accès à ce service. Le juge s'appuyait sur l'article 6 645-1 c. pen. et prenait soin d'interdire la "consultation" du site, mais pas la vente des objets. 

Yahoo a certes pris quelques mesures techniques pour empêcher cet accès, mais l'entreprise a surtout obtenu des juges américains une décision empêchant l'exécution du jugement français sur le territoire américain. Dans leur décision du 7 novembre 2001, les juges américains déclarent :  "Bien que la France ait le droit souverain de contrôler le type d'expression autorisée sur son territoire, cette cour ne pourrait appliquer une ordonnance étrangère qui viole la Constitution des Etats Unis en empêchant la pratique d'une expression protégée à l'intérieur de nos frontières". Le jugement rendu en France n'est donc pas applicable sur le territoire américain. 

Les associations requérantes ont vainement fait appel de ce jugement. Elles se sont heurtées en effet à deux décisions d'irrecevabilité, de la Cour d'appel du 9è District de Californie en 2004, puis de la Cour Suprême en 2006. A chaque fois, les juges ont considéré que les associations requérantes n'avaient pas un intérêt à agir suffisant sur le territoire des Etats Unis, en particulier parce qu'elles n'avaient pas officiellement demandé l'Exequatur du jugement.

De cette affaire Yahoo, on peut déduire que les vendeurs peuvent parfaitement vendre leurs objets sur le territoire américain, voire sur des sites américains, et contourner ainsi l'interdiction prononcée en France. 

La loi n'est plus la même pour tous


Les effets concrets de la décision française restent limités, mais ses conséquences apparaissent plus graves si l'on considère les libertés publiques dans leur ensemble. On voit désormais se développer une tendance à créer des normes "au cas par cas". La loi est écartée, à la demande de différentes associations ou simplement pour répondre à l'image qu'un ministre veut donner. Pour satisfaire différents lobbies, on interdit un spectacle de Dieudonné, en violation d'une jurisprudence presque centenaire. Pour empêcher une vente d'objets nazis, on écarte le code pénal. La loi n'est plus la même pour tous, l'égalité devant la loi n'existe plus. Derrière ces affaires, c'est la loi républicaine qui est menacée, et le respect que chacun lui doit.