« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 20 avril 2014

Liberté d'expression et débat politique

Dans un arrêt du 17 avril 2014 Brosa c. Allemagne, la Cour européenne marque certaines limites au débat, ou devrait-on dire, à l'invective électorale. Le requérant, durant la campagne des élections municipales à Amöneburg de 2005, a distribué un tract mettant en cause un conseiller municipal sortant, F.G, accusé d'être l'homme de paille d'une association néo-nazie. A la demande de F.G., le tribunal de district a délivré une injonction, interdisant la distribution de ces tracts et toute déclaration portant sur ses liens supposés avec un groupe néo-nazi. M. Brosa a vu dans ces injonctions une atteinte à sa liberté d'expression. N'ayant obtenu satisfaction ni devant les juges d'appel ni devant le tribunal constitutionnel fédéral, il invoque devant la Cour européenne une violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, et il obtient satisfaction sur ce point.

La Cour affirme, et ce n'est pas une surprise,  que la condamnation de M. Brosa constitue une "ingérence" des juges dans son droit à la liberté d'expression. C'est une évidence puisque le requérant ne peut plus accuser son adversaire politique d'appartenir à un mouvement néo-nazi, tant dans des tracts que par tout autre moyen.

Conformément à l'article 10 § 2 de la Convention, cette ingérence peut être licite si elle est "prévue par la loi" et "nécessaire dans une société démocratique". La première condition est remplie, puisque le juge allemand est effectivement compétent pour prendre ce type d'injonction, injonction qui poursuit un but légitime, en l'espèce la protection de la réputation des tiers. La seconde condition impose, quant à elle, une appréciation de la nécessité de la mesure par rapport aux différents intérêts en cause. Conformément à sa jurisprudence Chauvy et autres c. France du 29 juin 2004, la Cour recherche si les motifs invoqués par les juges allemands  pour justifier leur décision sont "pertinents et suffisants", et si la sanction est "proportionnée aux buts légitimes poursuivis".

Le contenu de l'opinion exprimée


Au regard de la jurisprudence de la Cour, le contenu de l'opinion exprimée importe peu. Aux termes de l'arrêt Handyside de 1976, l'expression protégée ne vise pas seulement "les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi (...) celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique". En soi, aucune opinion n'est illicite, fut-elle extrémiste ou provocatrice, et son auteur bénéficie de la garantie de l'article 10.


Pierre Dac. La complainte des nazis. 1943

Caractère particulier du débat politique


Pour exercer son contrôle de proportionnalité, la Cour vérifie que l'ingérence dans la liberté d'expression répond à un "besoin social impérieux". Le droit interne doit certes se montrer rigoureux dans la protection des droits d'une personne privée anonyme, et qui entend le rester. L'exigence est en revanche moins élevée lorsque les propos litigieux se déroulent lors d'une campagne électorale, dans le cadre du débat politique, que la Cour  considère comme étant d'intérêt général. Tel est le cas en l'espèce, car les propos reprochés à M. Brosa portant sur l'aptitude d'un candidat à exercer les fonctions de maire. Et F.G. est précisément un élu local, conseiller municipal et adjoint au maire, en tout état de cause habitué aux campagnes électorales. Les limites de l'acceptable sont en quelque sorte repoussées lorsque l'on entre dans le débat politique, sa vivacité particulièrement étant considérée comme un élément du débat démocratique (CEDH, 13 novembre 2003, Scharsach and News Verlagsgesellschaft c. Autriche).

En l'espèce, la Cour sanctionne l'injonction prononcée à l'encontre de M. Brosa par les juges allemands, estimant qu'il y a effectivement atteinte excessive à sa liberté d'expression. Elle aurait parfaitement pu s'en tenir là, les exigences du contrôle de proportionnalité étant remplies.

La charge de la preuve


La Cour est pourtant allée au-delà et a tenu à examiner l'étendue du contrôle effectué par les juges allemands.  A ces derniers, la Cour reproche, en quelque sorte, d'avoir pris les accusations de M. Brosa au pied de la lettre, de les avoir considérées comme des "allégations factuelles".

Elle s'interroge ainsi sur la qualification de "néo-nazie" donnée à l'association dont est proche F.G. Les juges du fond ont exigé que M. Brosa apporte la" preuve concluante" de ce caractère néo-nazi, preuve évidemment impossible à apporter dès lors que ce groupe refusait évidemment une telle étiquette. De la même manière, ils ont exigé la preuve formelle que F.G. était "l'homme de paille" de l'association, sans que l'on puisse connaître avec précision le contenu d'une telle notion, en tout état de cause bien peu juridique. Pour la Cour européenne, les juges allemand ont commis l'erreur de considérer comme "allégations factuelles" ce qui n'était que des opinions émises lors du débat électoral. Dans sa décision Jerusalem c. Autriche du 27 février 2001, la Cour affirme ainsi que "pour les jugements de valeur, l'obligation de preuve est impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d'opinion elle-même". Les juges allemands ont fait peser sur le requérant une exigence de preuve disproportionnée, puisque pratiquement impossible à apporter.

La décision sonne donc comme un avertissement aux juges internes qui sont priés de laisser le débat politique se développer, même s'il peut sembler excessif. L'idée générale est que les hommes et les femmes qui décident d'entrer dans l'arène politique savent qu'ils seront l'objet de ce type d'invective, qu'ils y sont préparés et généralement décidés à riposter sur le même ton. C'est ce qu'a bien compris le juge français qui a récemment relaxé Jean-Luc Mélenchon poursuivi pour injure publique par Marine Le Pen, au motif qu'il l'avait qualifiée de "fasciste". Même si le niveau du débat est consternant, c'est tout de même le débat politique, et il doit pouvoir de développer librement.

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