« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 9 août 2025

La loi Duplomb allégée par le Conseil constitutionnel


La décision du Conseil constitutionnel du 8 août 2025 sur la loi Duplomb visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur était très attendue. D'abord, elle portait sur l'autorisation donnée aux agriculteurs d'utiliser trois pesticides de la famille des néonicotinoïdes, sujet extrêmement sensible car ces produits sont dénoncés par les écologistes comme nuisibles pour l'environnement et la santé. Ensuite, la pression exercée sur le Conseil était particulièrement lourde avec une pétition demandant l'annulation de la loi Duplomb qui, sur le site de l'Assemblée nationale, a recueilli plus 2 100 000 signatures. Enfin, la procédure législative avait été vivement contestée, la majorité présidentielle ayant utilisé la motion de rejet préalable pour empêcher tout débat, alors que l'opposition avait déposé plus de 3500 amendements.
 

Le droit d'amendement

 

Les auteurs de la saisine considéraient que le recours à la motion de rejet préalable par la majorité portait atteinte au principe de clarté du débat et au droit d'amendement. Selon l’article 91, alinéa 5, du règlement de l’Assemblée nationale, la motion de rejet préalable a pour objet « de faire reconnaître que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles », ou « de faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer ». L’adoption de la motion entraîne le rejet du texte à l’encontre duquel elle a été soulevée. C'est ce qui s'est passé en l'espèce, et la loi est finalement le produit des travaux d'une commission mixte paritaire.

Le Conseil constitutionnel refuse de voir dans l'utilisation de cette procédure par la majorité une atteinte au droit d'amendement. Son analyse est simple, peut-être un peu trop. En effet, le droit d'amendement des parlementaires est prévu par l'article 44 de la constitution, et la motion de rejet par le règlement de l'Assemblée. Pour le Conseil, les règlements des assemblées parlementaires n'ayant pas eux-mêmes valeur constitutionnelle," leur seule méconnaissance ne saurait avoir pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution".

L'analyse s'arrête là, et elle est très courte. En effet, les parlementaires requérants n'invoquaient pas une méconnaissance de l'article 91 alinéa 5 du règlement, mais contestaient les conséquences de son utilisation sur le droit d'amendement et le principe de sincérité et de clarté des débats qui, tous deux, ont valeur constitutionnelle.

En l'espèce, il n'est contesté par personne que la procédure de l'article 91 alinéa 5 a été mise en oeuvre pour court-circuiter le débat parlementaire sur les amendements déposés. Il ne s'agissait donc d'une motion de rejet préalable par laquelle une opposition de circonstance met fin à l'examen d'un texte, mais plutôt d'une motion destinée à accélérer son adoption sans débat autre que celui qui se déroule devant la commission mixte paritaire. Or, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 13 octobre 2005 affirme que le principe de sincérité et de clarté du débat parlementaire est une garantie nécessaire au respect de l'article 6 de la Constitution, selon lequel "la loi est l'expression de la volonté générale". 

On aurait pu espérer que le Conseil donne au moins un début de réponse au moyen ainsi développé. Il pouvait estimer que l'obstruction parlementaire que constitue le dépôt d'un grand nombre d'amendements justifie l'usage de cette procédure. Il pouvait aussi considérer au fond qu'elle ne portait pas atteinte au droit d'amendement. Mais il était sans doute délicat d'adoption une formulation aussi nette, qui aurait conduit les commentateurs à se demander si le droit d'amendement n'était pas désormais réduit au droit de déposer un amendement sans espoir qu'il soit jamais débattu. 

Pour le moment, la question demeure un peu marginale, mais qu'en sera-t-il si cette pratique de la motion de rejet devient systématique ? On sait que, le 2 juin 2025, la même utilisation de l'article 91 al 5 du règlement de l'Assemblée a permis le renvoi en commission mixte paritaire de la proposition de loi visant à faciliter la construction de l'autoroute A69. De toute évidence, en l'absence de majorité solide, la motion de rejet risque de devenir un instrument de plus en plus utilisé. 

Il offre en effet une alternative intéressante au vote bloqué de l'article 44 alinéa 3. Celui-ci exige en effet une vraie majorité dès lors qu'il est subordonné à une décision du gouvernement, qui demande un vote sur l'ensemble ou sur une partie d'un texte en discussion en ne retenant que les amendements que le Gouvernement a proposés ou acceptés. La motion de rejet est beaucoup plus souple et permet finalement à la majorité gouvernementale de faire passer un texte en s'appuyant sur l'opposition...

 


 La batteuse. André Lhote. 1910

 

Les néonicotinoïdes

 

Sur le fond, la décision est très nuancée. Elle valide ainsi la dérogation concernant l'usage des produits phytopharmaceutiques, ainsi que le droit pour les industriels du secteur de donner des "conseils" aux exploitants. De même se borne-t-elle à un simple réserve d'interprétation à propos des méga-bassines, bénéficiant désormais d'une présomption d'intérêt général majeur. Cette présomption doit en effet être réfragable, c'est-à-dire que cet intérêt général doit pouvoir être discuté devant le juge.

Mais la décision apporte aussi une satisfaction non négligeable aux parlementaires écologistes en censurant l'article 2 de la loi qui permettait de déroger par décret à l'interdiction d'utiliser des produits contenant des néonicotinoïdes ou autres substances assimilées, ainsi que des semences traitées avec ces produits. Rappelons que cette interdiction est formulée à l'article L 253-8 du code rural.

Il ne fait aucun doute que le texte de la loi Duplomb n'était pas à l'abri de la menace d'annulation par le Conseil constitutionnel. Celui-ci s'était déjà prononcé sur ce type de dérogation dans sa décision du 10 décembre 2020, à propos d'une loi dérogeant à l'interdiction dans le seul cas de la culture de la betterave sucrière. Le Conseil s'était alors appuyé sur le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, garanti par l'article 1er de la Charte de l'environnement. Il affirmait alors, pour la première fois, que ces dispositions ne pouvaient connaître de limitation que dans deux cas, soit par des exigences constitutionnelles, soit par un motif d'intérêt général proportionné à l'objectif poursuivi.

Il avait alors clairement affirmé que les néonicotinoïdes ont des incidences sur la biodiversité, en particulier pour les insectes pollinisateurs et les oiseaux, mais aussi pour l'homme car ils ont aussi des conséquences sur la qualité de l'eau et des sols. A l'époque, il avait tout de même accepté la dérogation, parce reposait sur des motifs d'intérêt général proportionnés à l'objectif poursuivi.

En effet, l'utilisation des néonicotinoïdes était alors cantonnée au traitement des betteraves sucrières dont la culture était à l'époque menacée gravement par différentes maladies. Elle était aussi limitée dans le temps et soumise à des conditions procédurales garantissant une mise en œuvre limitée et encadrant les usages des produits concernés, en excluant en particulier toute pulvérisation afin de limiter les risques de dispersion.

Dans le cas de la loi Duplomb, le Conseil reprend simplement les critères posés dans sa décision de 2020. Il admet volontiers le but d'intérêt général poursuivi par le texte, dès lors qu'il s'agit de permettre à certaines filières agricoles de faire face à de graves dangers menaçant les cultures. Mais il observe qu'aucune des autres conditions posées dans la décision de 2020 n'étaient remplies. La dérogation était en effet accordée à toutes les filières agricoles, y compris celles qui ne sont pas identifiées comme subissant une menace d'une gravité telle que la production serait compromise. Surtout, la dérogation n'était pas clairement accordée à titre transitoire, la période n'étant pas déterminée. En effet, les types d'usages autorisés n'étaient pas davantage précisés, ce qui n'interdisait pas la pulvérisation, procédé qui présente des risques élevés de dispersion des substances.

C'est donc l'absence de cadre juridique suffisant qui justifie l'annulation. Rien n'interdit donc au sénateur Duplomb de déposer une nouvelle proposition un peu mieux rédigée. Il déclare d'ailleurs envisager cette éventualité. Le problème est qu'il est beaucoup plus facile de tirer à boulets rouges sur le Conseil constitutionnel que de reconnaître la nécessité de prévoir un encadrement juridique de l'usage de produits dangereux et de l'écrire dans la loi. Mais nous entrons là dans un autre débat qui pose la question, toujours renouvelée, du poids des lobbies dans la rédaction des lois. 

 



mardi 5 août 2025

Les Invités de LLC - Montesquieu : De l'éducation dans le gouvernement républicain

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Aujourd'hui, nous ré-invitons Montesquieu, qui est déja intervenu à deux reprises sur LLC, avec quelques passages des Lettres Persanes. Cette fois, dans le Livre IV de l'Esprit des lois, il nous propose une réflexion sur le rôle de l'éducation dans le gouvernement républicain. 
 

MONTESQUIEU

De l'Esprit des lois

Livre IV, Chapitre 5

De l'éducation dans le gouvernement républicain 

1748

 

 


 

C’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation. La crainte des gouvernements despotiques naît d’elle-même parmi les menaces et les châtiments ; l’honneur des monarchies est favorisé par les passions, et les favorise à son tour : mais la vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. 

On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières : elles ne sont que cette préférence. 

Cet amour est singulièrement affecté aux démocraties. Dans elles seules, le gouvernement est confié à chaque citoyen. Or, le gouvernement est comme toutes les choses du monde ; pour le conserver, il faut l’aimer. 

On n’a jamais ouï dire que les rois n’aimassent pas la monarchie, et que les despotes haïssent le despotisme. 

Tout dépend donc d’établir dans la république cet amour ; et c’est à l’inspirer que l’éducation doit être « attentive. Mais, pour que les enfants puissent l'avoir, il y a un moyen sûr ; c'est que les pères l'aient eux-mêmes. 

On est ordinairement le maître de donner à ses enfants ses connaissances ; on l'est encore plus de leur donner ses passions. 

Si cela n'arrive pas, c'est que ce qui a été fait dans la maison paternelle est détruit par les impressions du dehors. 

Ce n'est point le peuple naissant qui dégénère ; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus. 


samedi 2 août 2025

La civilité à la SNCF : Merci les Woke !


Le Conseil d'État affirme, dans un arrêt du 31 juillet 2025, que SNCF Connect ne peut imposer à ses clients, qui achètent un billet de train sur internet, de communiquer leur civilité. Immédiatement, certains commentateurs se sont élevés avec vigueur contre le wokisme du Conseil d'État, ajoutant qu'il devenait impossible de dire "Monsieur" ou "Madame" dans la conversation courante. 

S'ils consentaient à lire l'arrêt, ils seraient rapidement rassurés. Certes, le Conseil d'État était saisi par une association Mousse qui se présente sur son site comme "les justiciers du LGBPQI+". Mais à y regarder de plus près, l'association est accompagnée d'un avocat qui connaît le droit et qui invoque des arguments juridiques qui pourraient aussi bien être développés par n'importe quelle association d'usagers ou n'importe quel voyageur isolé. Concrètement l'association conteste la décision de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui avait écarté sa réclamation tendant à exiger de SNCF Connect la suppression de l'exigence de civilité. L'autorité indépendante estimait alors que cette exigence n'emportait aucune atteinte au RGPD. C'est donc cette décision de rejet qui a donné lieu à un recours devant le Conseil d'État, et l'association en obtient l'annulation.

La décision du Conseil d'État n'a rien de woke. Elle se borne à faire une stricte application du Règlement général de protection des données (RGPD), comme le lui demandait l'association requérante.

 

Finalité du fichier et minimisation des données

 

Le RGPD impose, comme la loi Informatique et Libertés de 1978 avant lui, que seules les données personnelles strictement nécessaires à la finalité du traitement peuvent être recueillies et conservées. Cette règle constitue la mise en oeuvre du principe de finalité qui signifie que les informations recueillies doivent être pertinentes par rapport à la finalité du traitement, et leur utilisation ultérieure compatible avec cette finalité. Si tel n’est pas le cas, un « détournement de finalité » est constitué. 

Lorsque le fichier est créé par décret, le Conseil d’État sanctionne donc le détournement de finalité constitué lorsque les données recueillies et conservées vont au-delà de celles qui sont strictement nécessaires à cette finalité. L'article 6 du RGPD évoque désormais un principe de minimisation des données, version un peu modernisée de la stricte nécessité traditionnelle. Quel que soit le terme employé, l'étendue du contrôle est identique. Dans une ordonnance du 6 juillet 2021, le juge des référés constate que les  données conservées pour permettre la gestion du passe sanitaire pendant l’épidémie de Covid étaient « limitées à ce qui est nécessaire au regard de la finalité du fichier".  

Dans le cas contraire, le détournement de finalité a pour conséquence l’illégalité du fichier. Dans un arrêt d’assemblée du 26 octobre 2011, le Conseil d’État censure ainsi le fichier Titres Électroniques Sécurisés (TES), qui autorisait le stockage d’empreintes digitales supplémentaires, inutiles pour sanctionner une usurpation d’identité, finalité officielle du fichier.  Dans une décision QPC du 22 mars 2012, le Conseil constitutionnel sanctionne pour le même motif la loi créant ce même fichier, car ses caractéristiques techniques « permettent son interrogation à d'autres fins que la vérification de l'identité d'une personne", particulièrement "à des fins de police administrative ou judiciaire". Derrière cette formulation, c’est encore le détournement de finalité qui est sanctionné, les données conservées n'étant pas strictement nécessaires à la finalité officielle du fichier. Considéré sous cet angle, le principe de minimisation des données conservées garantit que le traitement ne sera pas utilisé à d'autres fins que celles précisées lors de sa création.

L'arrêt rendu le 31 juillet 2025 n'est donc qu'une application de ce principe, et le Conseil d'État se borne finalement à une constatation de bon sens. Il n'est évidemment pas indispensable de faire savoir si l'on est "Monsieur" ou "Madame" pour acheter un billet de train. Ces informations ne sont pas strictement nécessaires à la finalité du fichier.

 


 Un homme et une femme. Nicole Croisille et Pierre Barouh. 1966

Archives de l'INA 

 

La question préjudicielle 


Avant de se prononcer, le Conseil d'État a tout de même saisi la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) d'une question préjudicielle, portant sur l'interprétation des articles 5, 6 et 21 du RGPD, c'est-à-dire les dispositions qui affirment les principes de finalité du traitement et de minimisation des données, ainsi que le droit de l'individu de s'opposer à ce que soient recueillies des données personnelles non indispensables.

Dans sa décision du 9 janvier 2025, la CJUE réaffirme le principe de minimisation des données, condition de la licéité d'un traitement de données à caractère personnel. Le RGPD dresse d'ailleurs une liste des cas dans lesquels un traitement est licite. Parmi eux figure celui dans lequel le fichier est indispensable à l'exécution d'un contrat. En l'espèce, il s'agit d'un contrat de transport et, pour se défendre, SNCF Connect invoque les trains de nuit, dans lesquels des compartiments couchettes sont réservés aux femmes seules. Sans doute, mais la CJUE observe que la civilité peut être demandée aux seuls acheteurs de billets dans ces trains, bien peu nombreux si l'on considère l'ensemble du trafic.

La CJUE écarte aussi cette analyse, parce qu'il n'est pas contesté que la civilité demandée a pour première finalité de personnaliser la communication commerciale. Sur ce plan, elle ne peut donc pas être présentée comme une nécessité pour l'exécution du contrat de transport. Elle lui est au contraire totalement extérieure. Dans sa décision du 31 juillet 2025, le Conseil d'État reprend exactement cette analyse et annule la décision de la CNIL. Cette dernière se trouve donc de nouveau saisie de l'affaire, et il lui appartiendra de déterminer si elle doit user de son pouvoir d'injonction et/ou de sanction pour faire cesser cette demande de civilité.

Considérer l'arrêt du 31 juillet 2025 comme un simple exemple de wokisme du Conseil d'État relève ainsi d'un véritable contresens. Si l'on consent à oublier un peu la question de l'exigence de civilité chère aux militants LGBTQ+, on s'aperçoit que le principe de minimisation est un instrument efficace de la protection des données personnelles. Seuls ceux qui n'ont jamais été agacés par les sites qui leurs demandent leur date de naissance pour vendre un ticket de cinéma oseront critiquer cette décision. Les autres se réjouiront d'une jurisprudence bien utile pour lutter contre l'exploitation commerciale de leurs données personnelles. 

 

 Le principe de finalité  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 5

 

 

mardi 29 juillet 2025

Le porno, c'est pas pour les enfants



Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 15 juillet 2025, refuse de suspendre l'exécution de l'arrêté du ministre de la Culture qui, le 26 février 2025. Il dresse la liste des services de diffusion en ligne et de partage de vidéos au contenu pornographique, désormais contraints de contrôler l'âge des utilisateurs. L'un d'entre eux, entreprise de droit chypriote, a choisi de contester cet arrêté, en invoquant à la fois une atteinte à sa situation économique et à la liberté d'expression des personnes majeures.


Le cadre juridique

 

Rappelons que l'exposition des mineurs à des contenus pornographiques est interdite par l'article 227-24 du code pénal, issu d'une loi du 22 juillet 1992. Par la suite, l’article 23 de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales a confié à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) une compétence de mise en demeure d’un service de communication au public ne respectant pas cette obligation pénale et de saisine du juge aux fins de blocage de ce site si ce dernier ne se conforme pas à cette mise en demeure. L’Arcom s'est efforcée d'exercer ces nouvelles compétences. Elle a mis en demeure treize sites, mais l'autorité se heurtait au problème récurrent de la vérification concrète de l'âge des utilisateurs.

La loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique (loi SREN) a donc imposé aux éditeurs et fournisseurs de services de mettre en place des systèmes de vérification de l’âge des utilisateurs. La mise en oeuvre de cette procédure est précisée par un référentiel établi par l'Autorité de régulation de la communication (Arcom). En outre, les pouvoirs de l'Arcom sont renforcés par une possibilité de blocage administratif des sites qui ne respecteraient pas leurs obligations dans ce domaine. L'arrêté contesté du ministre de la Culture vise à compléter le dispositif en listant directement les sites concernés.

 

L'influence des contentieux en cours

 

L'empilement des législations n'est pas sans conséquences, car des contentieux sont nés de la loi du 30 juillet 2020 et sont, en quelque sorte, venus polluer ceux issus de la loi de 2024. 

C'est ainsi qu'une question préjudicielle a été posée à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) par le Conseil d'État, dans un arrêt Société Webgroup Czech Republic et a. du 6 mars 2024. Elle porte sur la conformité du dispositif français à la directive du 8 juin 2000 sur la société de l'information tel qu'interprété par la CJUE dans sa décision du 9 novembre 2023, Google Ireland Limited, Meta Platforms Ireland Limited, Tik Tok Technology Limited c. KommAustria. Concrètement, la question posée est celle de savoir si le dispositif de mise en demeure peut s'appliquer à des entreprises établies dans d'autres États membre de l'Union européenne. La cour d'appel de Paris, le 7 mai 2025, a elle-même sursis à statuer sur la demande de blocage d'un site pornographique, c'est-à-dire sur une procédure fondée sur la loi récente de 2024, en attendant la réponse de la CJUE. 


 Calvin & Hobbes. Jim Watterson
 
Dans la présente affaire, en première instance, le tribunal administratif de Paris, le 16 juin 2025, a accepté de suspendre l'arrêté, attendant, lui aussi, le résultat de la question préjudicielle, estimant que la réponse aurait sans doute une incidence sur le contentieux. A ses yeux, l'existence même de cette question préjudicielle témoigne d'un doute sérieux sur la compatibilité de la procédure avec le droit de l'Union européenne. Un tel doute suffit à caractériser à lui seul à la fois la situation d'urgence et le doute sérieux sur la légalité de la procédure. En d'autres termes, il est urgent d'attendre.

C'est précisément ce que refuse le Conseil d'État, saisi d'un pourvoi en cassation déposé conjointement par les ministres de la Culture et de l'économie numérique. Écartant l'analyse du juge des référés du tribunal administratif, il rejette, pour défaut d’urgence, la demande de suspension.

 

Desserrer l'étau de la question préjudicielle

 


Il est vrai que les deux moyens articulés par l'entreprise ne semblaient guère convaincants. Elle invoquait
d'abord l'atteinte portée à sa situation économique par la nouvelle contrainte qui lui était imposée de vérifier l'âge des internautes. Mais le Conseil d'État fait remarquer que la société n'apporte aucun élément concret permettant d'établir un quelconque préjudice causé à la société. Celle-ci estimait ensuite que l'application de l'arrêté empêcherait la diffusion de contenus pornographiques auprès de personnes majeures ayant parfaitement le droit d'y accéder. Mais le Conseil d'État note qu'il s'agit seulement de vérifier l'âge des personnes, précisément pour permettre aux majeurs, et à eux seuls, de consulter ces sites. On ne peut donc relever dans ces législation qui ne concerne que les enfants aucune atteinte à la liberté d'expression ou à la vie privée des adultes. L'intérêt public, en l'espèce la protection des mineurs, justifie ainsi une mesure qui ne porte pas vraiment atteinte aux droits et libertés des majeurs.

Derrière cette décision, évidemment satisfaisante au regard de la protection des enfants, apparaît une autre préoccupation. Le Conseil d'État sanctionne la décision du juge des référés du tribunal administratif pour erreur de droit. Il refuse en effet de considérer, et il l'exprime très clairement, que le critère de l'urgence ne peut reposer sur la seule circonstance qu'un doute, concrétisé par une question préjudicielle, existe sur la conformité de la loi française au droit de l'Union européenne. La question préjudicielle pourrait alors devenir un outil purement dilatoire, la suspension d'un acte par la procédure de référé devenant alors plus ou moins automatique. A cet égard, la décision du 15 juillet 2025 s'inscrit dans un mouvement plus général par lequel les juges français affirment leur autonomie à l'égard du droit de l'Union.

 

samedi 26 juillet 2025

Les Invités de LLC - Elysée Reclus - La peine de mort. 1879

L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, LLC propose à ses lecteurs conférence d'Elysée Reclus sur la peine de mort, prononcée à Lausanne, à l'initiative de l'"Association ouvrière"


Elysée Reclus

La peine de mort


1879



 

Elysée Reclus à Lausanne, en 1879

 

 

MESSIEURS

Je n’ai pas l’honneur d’être citoyen suisse et je ne connais que très imparfaitement la constitution dont quelques pétitionnaires demandent à supprimer un article ; mais il s’agit ici d’une question humaine agitée dans tous les pays civilisés. En qualité d’homme et d’international, j’ai le droit de traiter cette question. J’ai malheureusement aussi à m'en occuper comme Français, car ma patrie est encore un pays de coupe-têtes, et la guillotine, qui y fut inventée, y fonctionne toujours.

 

Ennemi de la peine de mort, je dois essayer d’abord d’en connaître les origines. Est-ce justement qu’on la fait dériver du droit de défense personnelle ? S’il en était ainsi, il serait difficile de la combattre car chacun de nous a certainement le droit de se défendre et de défendre les siens, soit contre la bête, soit contre l’homme féroce qui l’attaque. Mais n’est-il pas évident que le droit de défense personnelle ne peut être délégué, car il cesse immédiatement avec le danger ? Quand nous prenons dans nos mains la vie de nos semblables, c’est qu’il n’y a pas de recours social contre eux, c’est que nul ne peut nous aider ; de même quand un homme se place en dehors des autres, au-dessus de tout contrat et qu’il fait peser son pouvoir sur des citoyens changés en sujets, ceux-ci ont le droit de se lever et de tuer qui les opprime. L’histoire nous donne heureusement des exemples nombreux de la revendication de ce droit.



L’origine de la peine de mort, telle que l’appliquent actuellement les États, est certainement la vengeance, la vengeance sans mesure, aussi terrible que peut l’inspirer la haine, ou la vengeance réglée par une sorte de justice sommaire, c’est-à-dire la peine du talion : "Dent pour dent, oeil pour oeil, tête pour tête". Dès que la famille fut constituée, elle se substitua à l’individu pour exercer la vengeance ou la vendetta. Elle exige le prix du sang : chaque blessure est payée par une autre blessure, chaque mort par une autre mort, et c'est ainsi que les haines et les guerres s’éternisent. C’était l’état d’une grande partie de l’Europe au moyen âge, c’était au dernier siècle celui de l’Albanie, du Caucase et de beaucoup d’autres pays.

 

Cependant un peu d’ordre s’est introduit dans les guerres perpétuelles, grâce au rachat. Les individus ou les familles, pouvaient d’ordinaire se racheter, et ce genre de transaction était fixé par la coutume. Tant de bœufs, de moutons ou de chèvres, tant d’écus sonnants ou d’arpents de terrain étaient fixés pour le rachat du sang. Le condamné pouvait aussi se racheter en se faisant adopter par une autre famille, quelquefois même par celle qu’il avait offensée ; il pouvait aussi devenir libre par une action d’éclat ; enfin, il pouvait tomber trop bas pour qu’on daignât le punir. Il lui suffisait de se cacher derrière une femme et désormais il était libre, trop vil pour qu’on voulût le tuer, mais plus malheureux que s’il eût été couvert de blessures. Il vivait, mais sa vie était pire que la mort.  

 

La loi du talion de famille à famille ne pouvait évidemment pas se maintenir dans les grands États centralisés, monarchies, aristocraties ou républiques. Là c’est la société, représentée par son gouvernement, roi, conseils ou magistratures, qui se charge de la vengeance ou de la vindicte, comme on dit en langage de jurisprudence. Mais l'histoire nous prouve qu’en accaparant le droit de punir au nom de tous, l’État, caste ou roi, s’est occupé surtout de venger ses injures particulières, et nous savons avec quelle fureur il a poursuivi ses ennemis et quels raffinements de cruauté il a mis à les faire souffrir. Il n’est pas de torture que l’imagination puisse inventer et qui n'ait été ainsi appliquée sur des millions d’hommes : ici on brûlait à petit feu, ailleurs on écorchait ou on découpait successivement les membres, à Nuremberg, on enfermait le condamné dans le corps de la "Vierge" de fer, rougie au feu; en France, on lui brisait les membres ou on le tirait à quatre chevaux ; en Orient, on empale les malheureux ; au Maroc, on les maçonne en ne laissant que la tête hors du mur. Et pourquoi toutes ces vengeances? Est-ce pour punir de véritables crimes ? Non, toujours la haine des rois et des classes dominantes s’est tournée contre les hommes qui revendiquaient la liberté de penser et d’agir.  

 

C'est au service de la tyrannie qu’a toujours été la peine de mort. Qu’a fait Calvin, maître du pouvoir ? Il a fait brûler Michel Servet, un de ces hommes de divination scientifique comme on en compte à peine dix ou douze dans l’histoire de l’humanité tout entière. Qu’a fait Luther, autre fondateur de religion ? Il a excité ses amis les seigneurs à courir sus aux paysans : "Tuez-les, tuez-les, l’enfer les reprendra plus tôt. " Qu’a fait l’Église catholique triomphante ? Elle a organisé les autodafés. C’est elle qui alluma les bûchers, qui tint pendant trois siècles le noble peuple de l’Espagne sous la terreur. Et récemment quand une ville libre, coupable d’avoir maintenu son autonomie, a été reconquise par ses oppresseurs, n'avons-nous pas vu ceux-ci tuer par milliers, hommes, femmes, enfants et se servir de la mitrailleuse pour grossir plus vite les tas de cadavres ? Et ceux qui ont pris part au massacre, fiers de leur besogne, ne sont-ils pas venus cyniquement s’en vanter ? Ici même on a pu les entendre.  

 

Mais si l’État est féroce quand il s’agit de venger une atteinte portée à son pouvoir, il apporte moins de passion dans la vindicte des crimes privés, et peu à peu lui a fait honte d’appliquer la peine de mort. Le temps n’est plus où le bourreau, vêtu de rouge, fait montre de sa personne derrière le roi : ce n’est plus le second personnage de l'État, ce n’est plus le "miracle vivant" comme l’appelait Joseph de Maistre ; il est devenu la honte de la société et ne se laisse pas même connaître sous son nom. On a vu des hommes se faire sauter la main droite pour n’être pas forcés à servir de bourreau. En beaucoup de pays où la peine de mort existe encore, on ne décapite, on ne pend, on ne garrotte plus que dans l’intérieur des prisons. Enfin dans plusieurs pays, la peine de mort est abolie ; depuis plus de cent ans le sang des décapités ne souille plus le sol de la Toscane, et la Suisse est une des nations qui ont eut l’honneur de brûler l’échafaud. Et maintenant elle aurait la honte de le rétablir ! elle a vraiment bien peu de souci de sa gloire. Avant qu’elle adopte le rétablissement de la peine de mort, qu’on lui prouve au moins que les pays où il y a le moins de crimes sont ceux où la pénalité est la plus terrible. 

Or, c’est précisément le contraire qui arrive car le sang appelle le sang, c’est autour des échafauds et dans les prisons que se forment les meurtriers et les voleurs. Nos tribunaux sont des écoles de crime. Quels êtres plus vils que tous ceux dont la vindicte publique se sert pour la répression : mouchards et gardes-chiourme, bourreaux et policiers !

 

 Ainsi la peine de mort est inutile. Mais est-elle juste ?

Non, elle n’est pas juste. Quand un individu se venge isolément, il peut considérer son adversaire comme responsable, mais la société, prise dans son ensemble, doit comprendre le lien de solidarité qui la rattache à tous ses membres, vertueux ou criminels, et reconnaître que dans chaque crime elle a aussi sa part. A-t-elle pris soin de l’enfance du criminel? Lui a-t-elle donné une éducation complète ? Lui a- t-elle facilité les chemins de la vie ? Lui a-t-elle toujours donné de bons exemples? A-t-elle veillé à ce qu’il ait bien toutes les chances de rester honnête ou de le redevenir après une première chute? Et si elle ne l’a pas fait, le criminel ne peut-il pas la taxer d’injustice ?

L’économiste Stuart Mill, ce probe savant qu’il est bon de donner en exemple à tous ses confrères, compare tous les membres de la société à des coureurs auxquels un César quelconque fixerait le même but. L’un des concurrents est jeune, agile, dispos, un autre est déjà vieux ; il en est de malades, de boiteux, de culs-de-jatte. Serait-il juste de condamner les derniers : les uns à la misère, les autres à l’esclavage ou à la mort, tandis que le premier serait couronné vainqueur ? Et fait-on autre chose dans la société ? Les uns ont des chances de bonheur, d’éducation et de force : ils sont déclarés vertueux ; les autres sont condamnés par le milieu à rester vautrés dans la misère ou dans le vice : c'est sur eux que doit tomber la vindicte sociale ? 

Mais il est encore une autre cause qui défend à la société bourgeoise de prononcer la peine de mort. C’est qu'elle-même tue et tue par millions. S’il est un fait prouvé par l’étude de l’hygiène, c’est que la vie moyenne pourrait être doublée. La misère abrège la vie du pauvre. Tel métier tue dans l’espace de quelques années, tel autre en quelques mois. Si tous avaient les jouissances de la vie, ils vivraient comme des pairs d’Angleterre, ils dépasseraient la soixantaine, mais condamnés pratiquement soit aux travaux forcés, soit — ce qui est pis — au manque de travail, ils meurent avant le temps, et pendant leur courte vie, la maladie les a torturés. Le calcul est facile à faire. C’est au moins 8 à 10 millions d’hommes que la société extermine chaque année, en Europe seulement, non en les tuant à coups de fusils, mais en les forçant à mourir en supprimant leur couvert au banquet de la vie. Il y a dix ans, un ouvrier anglais, Duggan, se suicida avec toute sa famille. Un infâme journal, toujours occupé à vanter les mérites des rois et des puissants, eut l’imprudence de se féliciter de ce suicide de l’ouvrier. "Quel bon débarras, s’écria-t-il, les ouvriers pour qui il n’y a pas de place, se tuent eux-mêmes, ils nous dispensent de la besogne désagréable de les tuer de nos mains". Voilà le cynique aveu de ce que pensent tous les adorateurs du Dieu Capital ! 

Quel est donc le remède à tous ces meurtres en masse, en même temps qu’aux meurtres qui se commettent isolément ? Vous savez d’avance ce que propose un socialiste. C’est un changement social complet, c’est le collectivisme, l’appropriation de la terre et des instruments par tous ceux qui travaillent. C’est ainsi que le gouffre de haine pourra se combler entre les hommes, que la misère et la poursuite de la fortune, cette grande conseillère de crimes, cesseront d’exciter les citoyens les uns contre les autres, et que la vindicte sociale pourra se reposer enfin. Au droit de la force, qui prévaut dans la nature sauvage, il est temps de faire succéder la justice, qui est l’idéal de tout homme digne de ce nom. 

Mais dans la société transformée, il est possible qu’il y ait encore des crimes. Physiologiquement le type du criminel pourra se présenter de nouveau. Que ferons-nous alors ? Tuerons-nous le criminel ? Non certes. Celui chez lequel le crime provient de la folie, nous le soignerons, comme nous soignons les fous ou les autres malades, en nous garant de leurs violences. Quant aux hommes devenus criminels par la fougue du tempérament ou l’ardeur du sang, il serait dès maintenant possible de leur proposer la réhabilitation par l’héroïsme. 

On l’a vu cent fois : des galériens se jettent dans les flammes ou dans les eaux pour sauver des malheureux et se sentir renaître ainsi dans l’estime des autres hommes. Les forçats que la commune de Carthagène rendit libres et que la France a refait esclaves, ont été sublimes d’héroïsme pendant leur courte liberté de quelques mois. Obéissez, disait le Christianisme, et le peuple s’est avili. Enrichissez- vous, disent les bourgeois à leurs fils, et ceux-ci cherchent à s’enrichir de toutes les manières, soit en violant, soit avec plus d’habilité, en tournant la loi. Devenez des héros, disent les socialistes révolutionnaires et des brigands même pourront se relever par l'héroïsme.





 


 

mercredi 23 juillet 2025

Le droit d'asile n'est pas un "principe inhérent"


La décision QPC Association Cimade et a. du 27 juin 2025 rendue par le Conseil constitutionnel est une décision de non-lieu à statuer. On pourrait en déduire que si il refuse de se prononcer sur la question qui lui est posée, c'est sans doute qu'elle ne présente aucun intérêt, mais, en l'espèce, ce n'est pas le cas.

 

Une QPC sans perspective 

 

Le Conseil était saisi des articles L 572-1 et de l’article L. 572-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ceseda). Ces dispositions portent sur la procédure de transfert d'un étranger vers le pays responsable de l'instruction de sa demande d'asile, lorsque précisément ce pays ne respecte pas ses engagements dans ce domaine. Les associations requérantes souhaitaient obtenir une injonction du ministre de l'Intérieur demandant à ses services de délivrer une attestation de demande d'asile à tous les étrangers dont le dossier aurait dû être géré par l'Italie, puisque ce pays ne respecte plus la procédure européenne. On doit rappeler en effet que le gouvernement italien a annoncé, le 5 décembre 2022, une "suspension temporaire" des transferts Dublin vers l’Italie, suspension motivée par la “saturation des structures d’accueil destinées aux demandeurs d’asile”. En clair, l'Italie ne veut plus accueillir les "dublinés".

Certes, mais avouons que la demande de la Cimade n'est pas réellement dans l'air du temps, et qu'il y avait bien peu de chances que le ministre de l'Intérieur délivre à ses services une injonction de ce type. Les associations requérantes ont donc fait un recours  contre ce refus devant le Conseil d'État, à l'occasion duquel elles ont déposé une QPC portant sur ces dispositions. Le Conseil constitutionnel note que le droit positif laisse subsister la compétence appartenant à tout État membre de l'Union européenne d'accorder l'asile à un ressortissant étranger, quand bien le système Dublin donnerait à un autre État la compétence d'instruction de droit commun, établie en fonction du lieu d'entrée de l'étranger sur le territoire de l'Union.  Le fait d'instruire une demande d'asile, et de l'accorder, est donc une faculté, mais ce n'est pas une obligation. L'attitude de l'Italie est sans influence sur les dispositions législatives contestées et la QPC n'avait donc aucune raison de prospérer.

 


The Immigrant. Charlie Chaplin. 1917 

 

La définition des PIIC

 

La décision présente tout de même un intérêt. Les requérants invoquaient en effet l'existence d'un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (PIIC), en l'occurrence le droit d'asile. Mais cette analyse est sèchement écartée par le Conseil, ce qui lui permet de préciser la notion de PIIC. 

Dès sa décision du 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel se déclarait incompétent pour connaître de la conformité à la Constitution de dispositions législatives "qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises", c'est-à-dire d'effet direct d'une directive. Mais, dans cette même décision, il affirmait déjà qu'il pourrait exercer un contrôle si la loi de transposition contenait une "disposition expresse contraire à la Constitution".

La  notion de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France a ensuite été forgée par le Conseil constitutionnel comme un instrument lui permettant d'affirmer la primauté de la constitution sur le droit dérivé européen. Elle est mentionnée pour la première fois  dans la décision du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d'auteur dans la société de l'information. Le Conseil affirme alors très clairement que "la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti".

Cette jurisprudence a ensuite été élargie, au-delà des seules directives, au traité CETA, Accord économique global passé entre le Canada et l'Union européenne et ses États membres. Le Conseil constitutionnel a été saisi de la loi autorisant sa ratification et, dans sa décision du 31 juillet 2017, il rappelle qu'il lui appartient de déterminer si cette procédure impose une révision constitutionnelle. Dans le cas des stipulations de l'Accord relevant d'une compétence exclusive de l'Union européenne, il précise qu'il lui appartient de "veiller  à ce qu'elles ne mettent pas en cause une règle ou un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".

Mais c'est seulement avec la décision du 15 octobre 2021 Société Air France qu'un PIIC est clairement affirmé, qui interdit de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la force publique. La QPC du 27 juin 2025 visait donc à faire reconnaître le droit d'asile comme un second PIIC. C'est donc un échec.

 

Le droit d'asile garanti par la Constitution

 

Précisément, le Conseil constitutionnel explique clairement les motifs de son refus d'admettre ce second PIIC, précisant au passage la définition qu'il donne à ces principes inhérents. Il fonde en effet son refus sur le fait que le droit d'asile est protégé par le droit de l'Union européenne. L'article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l'UE affirme ainsi qu'il est "garanti dans le respect des règles de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité sur l'Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l'Union européenne". Le droit européen s'est donc approprié les textes protégeant le droit d'asile, en particulier la convention de Genève.

Or, pour qu'il y ait consécration d'un "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France", il est nécessaire qu'il ne soit pas protégé par le droit de l'Union. L'exclusion est logique si l'on considère que le PIIC a précisément été créé pour faire prévaloir les principes constitutionnels sur le droit dérivé de l'Union. L'analyse est très proche de celle adoptée par le Conseil d'État qui, dans son arrêt du 21 avril 2021 French Data Network, s'est autorisé à « vérifier que le respect du droit européen tel qu’interprété par la CJUE ne compromettait pas les exigences de la Constitution française ».

Bien entendu, cette définition aura pour conséquence de réduire considérablement le champ des PIIC. Mais en l'espèce, la restriction apportée à leur définition est sans aucune influence, car le droit d'asile, figurant dans le Préambule de 1946, a déjà valeur constitutionnelle depuis bien longtemps. Sur ce point, le Conseil constitutionnel a bien choisi sa décision. La QPC n'avait aucune chance de succès et s'est terminée par un non-lieu à statuer, le droit d'asile n'est pas atteint dans son essence même... Bref, la décision idéale pour préciser la définition des "principes inhérents", sans aucune conséquence concrète. Si on ne connaissait pas la Cimade et le Gisti, on pourrait presque penser que ces associations se sont entendues pour offrir au Conseil constitutionnel une belle opportunité. 


Le droit d'asile : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5,  section 2 § 1 A