Plusieurs arrêts récents de la Cour de cassation et du Conseil d'État viennent fort à propos rappeler à l'Université que le recrutement des enseignants chercheurs relève du droit des concours et que le principe d'égalité entre les candidats doit être scrupuleusement respecté. Certaines pratiques sont sanctionnées, qui constituent autant de détournements des procédures légales, dans l'unique but de favoriser un candidat ayant étudié ou enseigné dans l'établissement ou plus simplement proche, personnellement ou idéologiquement, de certains enseignants.
Le localisme
On pourrait définir le localisme comme une forme d'esprit de clocher à l'échelle universitaire. Il consiste à recruter une personne que l'on connaît déjà, parce qu'on l'a formée ou qu'elle a fait ses premières armes d'enseignant dans l'Université. Elle fait partie de la maison, et cette considération l'emporte, quand bien même le dossier académique et scientifique des autres candidats serait meilleur. Bien entendu, beaucoup d'établissements d'enseignement supérieur ne pratiquent pas ce localisme, mais il est néanmoins suffisamment répandu pour que chaque universitaire puisse citer quelques exemples.
La sanction de cette pratique est loin d'être simple, tout simplement parce que la preuve du localisme est extrêmement difficile à apporter. Le jury souverain se borne alors à affirmer que le candidat Tartemolle, qui comme par hasard a soutenu sa thèse dans l'établissement, a un dossier bien meilleur et qu'il a fait une bien meilleure prestation que le candidat Tartemuche qui a eu la mauvaise idée de soutenir sa thèse dans une autre Université.
Au plan contentieux, le localisme peut être sanctionné par le juge administratif sur le fondement du détournement de pouvoir. Mais la preuve est, là encore, difficile à apporter. Tout au plus peut-on citer l'arrêt S-O du 4 novembre 2002. A l'époque, le conseil d'administration de l'Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle avait rejeté, à deux reprises, le classement opéré par la commission de spécialistes intervenant dans le recrutement d'un professeur de linguistique. Et pour donner encore plus de poids à sa volonté de recruter un "local", il avait tout simplement modifié le profil du poste, lui ajoutant une référence à l'"acquisition du langage". Pas dupe, le Conseil d'État estimait que l'ensemble de ces éléments « avaient pour motif le refus de proposer la nomination, quel que fût l'avis de la commission de spécialistes, de tout autre candidat que celui qui était déjà en fonction ». La maladresse des instances universitaires avait alors permis de prouver le détournement de pouvoir.
Tout récemment, un autre type de détournement de pouvoir a été sanctionné, par un arrêt du 6 février 2024. L'Université de Bordeaux a été très fâchée que le candidat local classé premier par le comité de sélection sur un poste de professeur de droit "voie longue" se soit ensuite heurté à un avis défavorable du Conseil National des Universités (CNU). Elle a donc tout simplement décidé de supprimer le poste pour empêcher la venue du candidat classé second qui, lui, avait bénéficié d'un avis favorable du CNU. Le Conseil d'État annule la délibération de l'Université au motif que cette décision n'avait pas de finalité budgétaire comme l'affirmait l'établissement, mais visait uniquement à écarter le malheureux classé second.
Une telle maladresse est rare. Dans l'incapacité de prouver le détournement de pouvoir le juge administratif se fonde généralement sur l'erreur de droit. Il vérifie alors que l'évaluation des mérites des candidats a été réalisée sur le fondement de critères objectifs. Dans une décision du 13 janvier 1999, il admet ainsi que le CNU écarte une candidature à la qualification aux fonctions
de maître de conférences en se fondant sur l'insuffisance des travaux de
recherche de l'intéressé, ainsi que sur l'absence de sa part, de tout
projet de recherche. Certes, mais, là encore, une telle situation n'est pas fréquente. Dans la plupart des cas, les candidats à un emploi d'enseignant-chercheur ont quelques travaux à faire valoir.
Le juge administratif éprouve ainsi de grandes difficultés à contrôler la procédure de recrutement des enseignants-chercheurs. En soi, ce n'est pas une mauvaise chose, car il serait tout de même fâcheux qu'il puisse substituer son appréciation des travaux du candidat à celle effectuée par les instances universitaires. Mais il n'en demeure pas moins que le localisme n'est pas vraiment sanctionné, sauf, parfois indirectement, en relevant une opportune erreur de procédure.
Calvin & Hobbes. Bill Waterson
L'approche pénale
La Cour de cassation vient, dans une décision du 5 juin 2024, renforcer ce contrôle, en envisageant le localisme à travers une approche pénale.
M. X., professeur des Universités, s'est porté candidat à plusieurs reprises à des concours de recrutement ouverts par une Université, afin de pourvoir un poste de professeur de géographie. Sa candidature n'a jamais été retenue, alors que son profil correspondait aux postes proposés. Il estime que les candidats locaux ont été privilégiés, et il a eu l'idée de porter plainte pour fraude aux examens et concours publics, délit figurant dans les articles 1 et 2 de la loi du 23 décembre 1901.
Dans son arrêt du 5 juin 2024, la Chambre criminelle affirme que ce délit ne concerne pas seulement les fraudes commises par les étudiants. Il est susceptible de s'appliquer à tous les concours, y compris aux recrutements universitaires. La Cour précise que ce délit doit être apprécié au regard des manoeuvres destinées à favoriser un candidat, sans empiéter sur les compétences que détient le juge administratif pour apprécier le déroulement du concours. Certes, le partage des compétences n'est pas simple, mais il n'en demeure pas moins qu'une manoeuvre visant à favoriser un candidat local est clairement susceptible de poursuites pénales.
Les "postes à moustache"
Parmi ces manoeuvres, figure la pratique du "poste à moustache". Ce terme imagé, et connu de tous les universitaires, désigne un poste dont le profil a été établi de manière si précise que les critères qu'il mentionne ne sont pleinement remplis que par un seul candidat ou une seule candidate. Les autres sont ainsi dissuadés de se présenter, et s'ils osent faire acte de candidature, ils se verront reprocher de ne pas correspondre au profil demandé.
Le "poste à moustaches" est une pratique qui n'est pas dépourvue de risque. Il arrive assez fréquemment qu'un comité de sélection, composé paritairement de membres extérieurs à l'établissement, fasse preuve de quelque agacement et classe en tête de sa sélection un candidat non moustachu.
Aujourd'hui, le risque devient clairement contentieux avec l'arrêt rendu par le Conseil d'État le 17 juin 2024. En l'espèce, M. B. A., maître de conférences en lettres modernes au centre universitaire de formation et de recherche de Mayotte, a présenté sa candidature à une poste de " littératures françaises et francophones " de professeur des universités, créé par transformation d'un emploi auparavant pourvu au sein de ce même centre par un maître de conférences. Le comité de sélection a sèchement rejeté sa candidature, sans même l'auditionner, et a placé en tête M. C., également maître de conférence dans l'établissement.
M. B. A. a donc fait un recours contre la délibération du comité de sélection et contre le décret nommant M. C. professeur des Universités. Le Conseil d'État lui donne satisfaction, précisément en constatant l'existence d'un poste à moustaches. Il observe que "la fiche de poste (...) correspond de manière particulièrement étroite, du fait de la combinaison très précise et ciblée des compétences et thèmes d'enseignement attendus, aux matières enseignées par M. C... et aux domaines de recherche dont il est spécialiste". Il dénonce "le caractère excessivement ciblé du profil décrit dans la fiche de poste", qui d'ailleurs avait été contesté par une professeure aixoise présente dans le comité de sélection. Cette volonté d'avantager un candidat est donc constitutive d'une rupture d'égalité devant le concours.
Cet ensemble jurisprudentiel témoigne d'une volonté des juges de contrôler une activité qui l'était fort peu. Au nom de l'autonomie des Université et de la souveraineté des jurys de concours, le contrôle contentieux était en effet traditionnellement très modeste. Il est évident que de telles pratiques de localisme doivent être sanctionnées, et il est sans doute positif que les juges se penchent sur ces questions, au nom de l'égalité des candidats à un concours. Mais on doit surtout regretter que de telles pratiques existent, et que des universitaires, même peu nombreux, se livrent à des agissements bien éloignés des principes qu'ils doivent enseigner.