Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à rencontrer ceux qui réfléchissent sur les libertés et les crises qu'elles traversent.
Aujourd'hui, nous invitons Julien Boudon, Professeur de droit public à l' Université Paris-Saclay, pour évoquer le droit de dissolution, que le Président de la République vient d'utiliser sur le fondement de l'article 12 de la Constitution.
L'article que nous propose le Professeur Julien Boudon présente la particularité d'avoir été écrit à la demande du Club des Juristes. Mais ce texte a ensuite été écarté, au motif qu'il ne répondait pas à l'exigence de "neutralité politique" imposée par le Club.
Liberté Libertés Chéries n'aime pas la censure, d'où qu'elle vienne. C'est donc un plaisir de publier ce texte, et de laisser le lecteur être le seul juge de son contenu et, s'il le souhaite, de le commenter. N'est-ce pas le principe même de la liberté d'expression ?
Dissolution, le saut dans le vide
Julien Boudon
Professeur de droit public à l'Université Paris-Saclay
La dissolution de l’Assemblée nationale annoncée par le Président de la République dimanche soir 9 juin est une demi-surprise. Il en avait déjà été question à l’automne dernier et, en réalité, depuis les élections de juin 2022 qui n’avaient accordé qu’une majorité dite « relative » au Chef de l’État.
L’article 12de la Constitution dispose que le Président de la République « peut » dissoudre l’Assemblée nationale. Contrairement à d’autres pays, la dissolution ne frappe pas les deux chambres du Parlement, mais uniquement la Chambre basse parce qu’elle est en mesure de renverser le Gouvernement. Cette compétence du Président appartient aux « pouvoirs propres », ceux qu’il exerce sans contreseing ministériel (et, pour ce qui concerne l’article 12, sans proposition). Les seules formalités prévues à l’article 12 tiennent à la consultation du Premier ministre et des Présidents des deux Chambres ; c’est pour cela qu’E. Macron a précisé dès le début de son allocution que ces conditions avaient été satisfaites. Le Chef de l’État est donc juridiquement assez libre de dissoudre l’Assemblée nationale à discrétion – les contraintes sont politiques plus que juridiques, comme en témoigne le décret de dissolution, publié au Journal officiel le lundi 10 juin, jour où il ne paraît pas en principe. Exceptionnellement, le JO contient deux textes seulement : le décret de dissolution et le décret de convocation des électeurs (celui-ci est contresigné). Un débat s’est engagé à propos du délai : le code électoral prévoit des délais qui n’auraient pas permis un premier tour le 30 juin. Mais il est évident que les délais resserrés prévus par la Constitution l’emportent (voir en ce sens les décisions du Conseil constitutionnel de 1981 et de 1988) : le premier tour a lieu au plus tôt vingt jours après la dissolution, pour laisser la place à une campagne électorale, fût-elle ultra-brève. Le décret de dissolution étant daté du 9 juin (et publié le 10), le premier dimanche éligible est sans hasard le 30 juin.
Ce sera donc la sixième fois depuis 1958 qu’un Président de la République aura prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale. Elle ne ressemble à aucune autre : le Gouvernement n’a pas été renversé par une motion de censure (1962), il ne fait pas face à une crise politique et sociale inextricable (1968), la dissolution n’intervient pas dans la foulée d’une élection présidentielle (1981, 1988) et pour cause : le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral en 2000 et 2001 avaient précisément pour objectif d’éviter une discordance des majorités. Le parallèle avec 1997 n’est pas plus convaincant : la majorité de droite était à l’époque pléthorique. Nous sommes en 2024 dans une configuration inédite : depuis deux ans, le Gouvernement ne dispose pas d’une majorité absolue mais, pour autant, son programme législatif est à peu près adopté (la réforme des retraites, la loi Immigration), tandis que le Gouvernement n’a pas été renversé. Le Président de la République dissout après des élections européennes, et pas nationales, qui confirment le succès électoral du RN (et de Reconquête). E. Macron considère qu’un score de 32 %, à comparer aux faibles 14 % de la liste Renaissance, manifeste un désaveu politique. Au passage, on peut se demander si ce n’est pas une démission plutôt qu’une dissolution qui aurait permis d’en avoir le cœur net : le Président de la République a indiqué dimanche qu’il redonnait aux électeurs « le choix de notre avenir parlementaire ». En vérité, ce n’est pas le jeu parlementaire qui est incertain, plutôt le cap politique donné au pays depuis 2017 : au prix d’un concours de circonstances rocambolesque, E. Macron a été élu et réélu sans qu’un véritable choix fût proposé aux électeurs modérés (qui ne sont pas tous macronistes). De ce point de vue, l’élection présidentielle réduite à un duel au second tour suscite la frustration car elle empêche toutes les sensibilités de s’exprimer.
Les élections législatives anticipées auront lieu les 30 juin et 7 juillet. Le scrutin majoritaire à deux tours a toujours été utilisé sous la Ve République, sauf en 1986. Il est impossible de prédire quels seront les résultats de ces élections parce qu’elles dépendent de 577 batailles locales et parce que l’organisation d’un second tour (devenu systématique tant il est difficile d’être élu au premier tour) brouille les cartes. J’avais annoncé en 2017 que LREM n’aurait pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale : je m’étais trompé de cinq ans… Cette année, je réitère mon pronostic : dans une configuration où le RN gagnera sans doute des sièges et où le camp présidentiel devrait en perdre, il semble qu’aucun parti ne détiendra la majorité absolue. Est-ce là le calcul du Président de la République ? Démontrer la nécessité de constituer un « front républicain », dans les urnes comme à la Chambre, pour continuer à isoler le RN ? Ou bien se satisferait-il d’un résultat avantageux au RN afin de nommer un Gouvernement issu de ses rangs pour prouver, d’ici 2027, son incompétence ou son échec et ainsi marginaliser Marine Le Pen lors de la prochaine élection présidentielle (c’était cette intention qui était prêtée à E. Macron à l’automne dernier) ?
Quelles sont les conséquences de la dissolution ? La première : l’Assemblée ne pourra pas être à nouveau dissoute dans l’année qui vient – l’article 12 interdit les dissolutions à répétition. Il y en a une seconde : le mandat des députés de la XVIIe législature courra en principe jusqu’en 2029, c’est-à-dire au-delà de la prochaine élection présidentielle (ce qui semble improbable). Mais la conséquence la plus cruciale est d’ordre politique et dépendra des résultats le 7 juillet au soir : soit le Président de la République disposera d’une majorité bancale, y compris avec le soutien implicite d’une gauche résignée ; soit il fera l’expérience d’une cohabitation avec le RN ou, de façon moins plausible, avec la gauche. Dans tous les cas de figure, s’il est permis de violer la neutralité axiologique que s’imposent les universitaires, E. Macron aura fait la preuve qu’il n’a pas la carrure d’un chef de l’État : on ne joue pas avec les institutions et avec l’avenir d’un pays comme s’il s’agissait d’une aimable partie de dés ou de poker, pour reprendre une métaphore qui a fait florès.