« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 11 juin 2024

Les Invités de LLC. Julien Boudon : Dissolution, le saut dans le vide.


Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à rencontrer ceux qui réfléchissent sur les libertés et les crises qu'elles traversent.

Aujourd'hui, nous invitons Julien Boudon, Professeur de droit public à l' Université Paris-Saclay, pour évoquer le droit de dissolution, que le Président de la République vient d'utiliser sur le fondement de l'article 12 de la Constitution.

L'article que nous propose le Professeur Julien Boudon présente la particularité d'avoir été écrit à la demande du Club des Juristes. Mais ce texte a ensuite été écarté, au motif qu'il ne répondait pas à l'exigence de "neutralité politique" imposée par le Club. 

Liberté Libertés Chéries n'aime pas la censure, d'où qu'elle vienne. C'est donc un plaisir de publier ce texte, et de laisser le lecteur être le seul juge de son contenu et, s'il le souhaite, de le commenter. N'est-ce pas le principe même de la liberté d'expression ?



 

Dissolution, le saut dans le vide


Julien Boudon

 

Professeur de droit public à l'Université Paris-Saclay

 

 

dessin de Vouch

 

 

La dissolution de l’Assemblée nationale annoncée par le Président de la République dimanche soir 9 juin est une demi-surprise. Il en avait déjà été question à l’automne dernier et, en réalité, depuis les élections de juin 2022 qui n’avaient accordé qu’une majorité dite « relative » au Chef de l’État.

 

            L’article 12de la Constitution dispose que le Président de la République « peut » dissoudre l’Assemblée nationale. Contrairement à d’autres pays, la dissolution ne frappe pas les deux chambres du Parlement, mais uniquement la Chambre basse parce qu’elle est en mesure de renverser le Gouvernement. Cette compétence du Président appartient aux « pouvoirs propres », ceux qu’il exerce sans contreseing ministériel (et, pour ce qui concerne l’article 12, sans proposition). Les seules formalités prévues à l’article 12 tiennent à la consultation du Premier ministre et des Présidents des deux Chambres ; c’est pour cela qu’E. Macron a précisé dès le début de son allocution que ces conditions avaient été satisfaites. Le Chef de l’État est donc juridiquement assez libre de dissoudre l’Assemblée nationale à discrétion – les contraintes sont politiques plus que juridiques, comme en témoigne le décret de dissolution, publié au Journal officiel le lundi 10 juin, jour où il ne paraît pas en principe. Exceptionnellement, le JO contient deux textes seulement : le décret de dissolution et le décret de convocation des électeurs (celui-ci est contresigné). Un débat s’est engagé à propos du délai : le code électoral prévoit des délais qui n’auraient pas permis un premier tour le 30 juin. Mais il est évident que les délais resserrés prévus par la Constitution l’emportent (voir en ce sens les décisions du Conseil constitutionnel de 1981 et de 1988) : le premier tour a lieu au plus tôt vingt jours après la dissolution, pour laisser la place à une campagne électorale, fût-elle ultra-brève. Le décret de dissolution étant daté du 9 juin (et publié le 10), le premier dimanche éligible est sans hasard le 30 juin.

 

            Ce sera donc la sixième fois depuis 1958 qu’un Président de la République aura prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale. Elle ne ressemble à aucune autre : le Gouvernement n’a pas été renversé par une motion de censure (1962), il ne fait pas face à une crise politique et sociale inextricable (1968), la dissolution n’intervient pas dans la foulée d’une élection présidentielle (1981, 1988) et pour cause : le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral en 2000 et 2001 avaient précisément pour objectif d’éviter une discordance des majorités. Le parallèle avec 1997 n’est pas plus convaincant : la majorité de droite était à l’époque pléthorique. Nous sommes en 2024 dans une configuration inédite : depuis deux ans, le Gouvernement ne dispose pas d’une majorité absolue mais, pour autant, son programme législatif est à peu près adopté (la réforme des retraites, la loi Immigration), tandis que le Gouvernement n’a pas été renversé. Le Président de la République dissout après des élections européennes, et pas nationales, qui confirment le succès électoral du RN (et de Reconquête). E. Macron considère qu’un score de 32 %, à comparer aux faibles 14 % de la liste Renaissance, manifeste un désaveu politique. Au passage, on peut se demander si ce n’est pas une démission plutôt qu’une dissolution qui aurait permis d’en avoir le cœur net : le Président de la République a indiqué dimanche qu’il redonnait aux électeurs « le choix de notre avenir parlementaire ». En vérité, ce n’est pas le jeu parlementaire qui est incertain, plutôt le cap politique donné au pays depuis 2017 : au prix d’un concours de circonstances rocambolesque, E. Macron a été élu et réélu sans qu’un véritable choix fût proposé aux électeurs modérés (qui ne sont pas tous macronistes). De ce point de vue, l’élection présidentielle réduite à un duel au second tour suscite la frustration car elle empêche toutes les sensibilités de s’exprimer.

 

            Les élections législatives anticipées auront lieu les 30 juin et 7 juillet. Le scrutin majoritaire à deux tours a toujours été utilisé sous la Ve République, sauf en 1986. Il est impossible de prédire quels seront les résultats de ces élections parce qu’elles dépendent de 577 batailles locales et parce que l’organisation d’un second tour (devenu systématique tant il est difficile d’être élu au premier tour) brouille les cartes. J’avais annoncé en 2017 que LREM n’aurait pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale : je m’étais trompé de cinq ans… Cette année, je réitère mon pronostic : dans une configuration où le RN gagnera sans doute des sièges et où le camp présidentiel devrait en perdre, il semble qu’aucun parti ne détiendra la majorité absolue. Est-ce là le calcul du Président de la République ? Démontrer la nécessité de constituer un « front républicain », dans les urnes comme à la Chambre, pour continuer à isoler le RN ? Ou bien se satisferait-il d’un résultat avantageux au RN afin de nommer un Gouvernement issu de ses rangs pour prouver, d’ici 2027, son incompétence ou son échec et ainsi marginaliser Marine Le Pen lors de la prochaine élection présidentielle (c’était cette intention qui était prêtée à E. Macron à l’automne dernier) ?

 

            Quelles sont les conséquences de la dissolution ? La première : l’Assemblée ne pourra pas être à nouveau dissoute dans l’année qui vient – l’article 12 interdit les dissolutions à répétition. Il y en a une seconde : le mandat des députés de la XVIIe législature courra en principe jusqu’en 2029, c’est-à-dire au-delà de la prochaine élection présidentielle (ce qui semble improbable). Mais la conséquence la plus cruciale est d’ordre politique et dépendra des résultats le 7 juillet au soir : soit le Président de la République disposera d’une majorité bancale, y compris avec le soutien implicite d’une gauche résignée ; soit il fera l’expérience d’une cohabitation avec le RN ou, de façon moins plausible, avec la gauche. Dans tous les cas de figure, s’il est permis de violer la neutralité axiologique que s’imposent les universitaires, E. Macron aura fait la preuve qu’il n’a pas la carrure d’un chef de l’État : on ne joue pas avec les institutions et avec l’avenir d’un pays comme s’il s’agissait d’une aimable partie de dés ou de poker, pour reprendre une métaphore qui a fait florès.

 

 

 

 

dimanche 9 juin 2024

Quand les recours abusifs abusent absolument.


La notion de recours abusif relève du pouvoir discrétionnaire des juges. En témoigne la rédaction de l'article R 741-12 du code de justice administrative, qui énonce que le juge "peut infliger à l'auteur d'une requête qu'il estime abusive une amende dont le montant ne peut excéder 10 000 €". On peut ainsi déceler un triple pouvoir discrétionnaire. D'une part, le juge définit lui même ce qu'il "estime" abusif. D'autre part, même en cas de recours abusif, il demeure libre de condamner, ou non, le requérant à une amende. Enfin, il s'agit d'une prérogative exclusive du juge, car la demande en recours abusif est irrecevable.

D'une manière générale, un recours un considéré comme abusif quand il est "dépourvu de sérieux" ou dilatoire, ou encore qu'il repose clairement sur une intention de nuire, et non pas sur une volonté d'obtenir justice. Mais les juges sont naturellement réticents à prononcer une amende pour recours abusif. Cette procédure se heurte en effet directement au droit d'accès au juge, au droit d'obtenir justice. Sans doute les juges estiment-ils qu'il est toujours préférable qu'ils soient saisis pour rien et sans espoir de succès que pas saisis du tout.

La sanction pour recours abusif est donc rare et bien souvent réservée à des cas que l'on pourrait presque qualifier de pathologiques. Un exemple récent a été donné, avec le recours loufoque demandant la restitution de la Joconde aux héritiers de Leonardo. Dans son arrêt du 14 mai 2023, le Conseil d'État condamne l'association requérante à une amende de 3000 € pour recours abusif. On peut en déduire qu'il faut, si l'on ose dire, pousser le bouchon très loin pour être condamné.

Cette pratique des juges doit être saluée pour son libéralisme, mais elle n'est pas sans effets pervers. Aujourd'hui, les requérants ont tendance profiter de cette quasi-absence de sanction pour déposer des recours qui certes ne peuvent être directement qualifiés d'abusifs puisque seul le juge peut opérer cette qualification. Il n'empêchent qu'ils ont comme un goût de recours abusif.

 

 

Le juge. Lucky Luke. Morris et René Goscinny.1959

 

 

Les recours dilatoires

 

La première pratique consiste à exploiter au maximum les garanties offertes au justiciable pour protéger ses droits et libertés. L'article 230-32 du code de procédure pénale définit ainsi des conditions strictes à la géolocalisation d'un véhicule sans le consentement de son propriétaire ou de son possesseur. Cette géolocalisation peut donc intervenir soit lors d'une enquête ou d'une instruction portant sur un crime ou un délit puni d'au moins trois ans d'emprisonnement, soit lors d'une recherche sur les causes de la mort ou de la disparition d'une personne, soit enfin pour rechercher une personne en fuite. Dans tous les autres cas, la géolocalisation d'un véhicule emporte une atteinte à la vie privée de la personne, le véhicule étant considéré, au même titre que le domicile, comme l'abri de la vie privée. Il devient alors possible de demander l'annulation des pièces de la procédure, provoquant ainsi l'effondrement des poursuites.

En soi, la procédure n'a rien de choquant, et il est normal que le droit recherche un équilibre entre le droit au respect de la vie privée et les nécessités de l'enquête et de l'instruction pénales. 

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 28 mai 2024 utilise pourtant ces dispositions à des fins qui semblent "dépourvues de sérieux", et qui pourraient donc parfaitement justifier une sanction pour recours abusif.

En l'espèce, une information est ouverte contre le requérant des chefs de vols en bande organisée avec arme et complicité, arrestation ou séquestration et complicité, blanchiment, aggravés, recel et association de malfaiteurs. Il demande l'annulation des pièces de la procédure liées à la pose d'une puce sur la Renault Clio qu'il utilisait. Mais le véhicule est une voiture volée... et il est tout de même délicat de considérer comme abri de la vie privée un véhicule volé.

La décision n'est pas isolée et la Cour en avait déjà jugé ainsi dans deux arrêts du 15 octobre 2014 et du 7 juin 2016, à propos de véhicules volés et faussement immatriculés. Le requérant de 2024 n'avait donc pratiquement aucune chance d'obtenir l'annulation des pièces demandées, et on en déduit que sa requête n'avait pas d'autre objet que dilatoire.


Le détournement du référé à des fins médiatiques


Le développement considérable du référé-liberté devant le juge administratif aboutit à des effets pervers assez comparables. L'objet de la requête n'est pas de demander le respect du droit mais bien davantage d'alerter les médias et de mobiliser des militants en vue de la défense d'une cause, quelle qu'elle soit.

Un exemple particulièrement parlant de cette pratique peut être trouvé dans l'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse le 7 juin 2024. Les requérants, en l'espèce différentes associations de militants hostiles à l'autoroute A 69, ont saisi le juge et demandé en référé la suspension des arrêtés des préfets du Tarn et de Haute-Garonne interdisant tout rassemblement ayant cet objet le 8 juin 2024. Les groupements requérants invoquaient donc, logiquement, l'atteinte à la liberté de manifestation.

Certes, mais nul n'ignore, du moins parmi les organisateurs de manifestation, que cette liberté est organisé sur la base d'un régime déclaratoire. L'article 211-2 du code de la sécurité intérieure conditionne l'exercice de la liberté de manifester à l'existence d'une déclaration auprès de la mairie ou du préfet de police,  mentionnant l'identité des organisateurs, l'objet du rassemblement, et le parcours de la manifestation. Or, en l'espèce, cette procédure n'avait pas été respectée, et l'autorité ignorait officiellement le nom des organisateurs.

Comme dans le cas précédent, les requérants ne pouvaient ignorer qu'ils allaient à l'échec. Mais là encore, l'objet n'était pas de demander le respect d'un droit qu'ils avaient eux-même allègrement bafoué. L'objet était de cristalliser une opposition militante en instrumentalisant le juge des référés.

Ces pratiques reposent ainsi sur deux préoccupations. L'une, illustrée par la décision de la Chambre criminelle, est purement individuelle. Mise en oeuvre par d'excellents avocats pénalistes, elle vise à retarder autant que possible une enquête ou une instruction visant leur client. La pratique n'a rien de nouveau, bien entendu, mais la problème réside dans le fait qu'il devient possible d'échelonner dans le temps toute une série de requêtes. On pourrait ainsi se demander si une réforme n'est pas envisageable, par exemple pour réunir l'ensemble de recours concernant une enquête préliminaire à la fin de celle-ci. L'impact sur la durée de l'enquête serait loin d'être négligeable. 

L'autre préoccupation, illustrée par l'ordonnance de référé du tribunal administratif de Toulouse, semble reposer sur la pratique du Lawfare, que l'on peut définir comme l'utilisation stratégique du droit. Il s'agit en fait de gagner une bataille médiatique, militante, mais certainement pas juridique. On ne revendique pas l'accès au juge, mais bien davantage l'accès aux médias. On instrumentalise le juge à d'autres fins que celle de rendre la justice. Bien entendu, cela ne remet pas en cause la procédure de référé qui, en tant que telle, est un instrument puissant et utile pour la protection des libertés, au point que le recours pour excès de pouvoir passe désormais au second plan. Mais il serait sans doute nécessaire d'engager une réflexion sur les moyens à donner au juge pour qu'il puisse se défendre contre cette instrumentalisation.


Le référé-liberté : Chapitre 3 , Section 3 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




mercredi 5 juin 2024

Les animaux malades de la philanthropie.


Le 31 mai 2024, le Conseil d'État a rendu un arrêt confirmant le refus d'acceptation d'un legs opposé par le préfet à une association dénommée "Ligue française contre la vivisection et l'expérimentation sur l'homme et l'animal et pour leur remplacement par des méthodes substitutives". Pour le juge, cette association ne saurait avoir un caractère philanthropique, "alors qu'elle a pour seul objet la protection animale". On en déduit que la protection animale ne saurait être considérée comme un but philanthropique.

 

La "petite reconnaissance"

 

L'association, créée et déclarée en 1956, n'est pas reconnue d'utilité publique, mais elle revendique ce qui est généralement qualifié de "petite reconnaissance". Cette procédure, initiée dans une loi du 14 janvier 1933, permettait alors à des associations déclarées de recevoir des libéralités entre vifs ou testamentaires, lorsqu'elles avaient pour but exclusif l'assistance et la bienfaisance. A ensuite été ajoutée la recherche scientifique et médicale avec la loi du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat.

Avec cette législation, le champ des associations susceptibles de recevoir des libéralités demeurait très restreint. Par ailleurs, le risque que les préfectures interprètent de manière différente ces dispositions n'était pas négligeable. La loi du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire a donc finalement choisi de se livrer à une énumération, qui figure aujourd'hui à l'article 200-1-b du code général des impôts. Relatif à la réduction d'impôt sur le revenu de 66 % pour les dons des particuliers à des associations, il vise celles "ayant un caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel, ou concourant à l'égalité entre les femmes et les hommes, à la mise en valeur du patrimoine artistique, (...), à la défense de l'environnement naturel ou à la diffusion de la culture, de la langue et des connaissances scientifiques françaises". L'association requérante estime avoir un caractère philanthropique, et c'est exactement ce que lui refuse le Conseil d'État, cassant sur ce fondement la décision de la Cour administrative d'appel (CAA).

 


 

 

La philanthropie, version étriquée

 

Le Conseil d'État se borne ainsi à sanctionner la CAA pour avoir jugé "que l'association avait un objet à caractère philanthropique alors qu'elle a pour seul objet la protection animale". 

L'argument essentiel du Conseil d'État est donc étymologique. En effet le mot "philanthropie" vient du grec "anthropos" qui signifie humain. Les animaux sont aujourd'hui qualifiés par l'article 515-14 du code civil d'"êtres vivants dotés de sensibilité". Ils imposent des devoirs aux êtres humains, mais ils ne sont pas des êtres humains. A l'appui de cette analyse, le ministre invoque un arrêt du 18 juin 1937, Ligue française pour la protection du cheval contre les mauvais traitements. Le Conseil d'État jugeait alors que l'acceptation d'un legs ne pouvait être autorisée dans le cas d'une association ayant pour unique objet la protection des animaux.

La philanthropie ainsi définie apparaît pour le moins étroite, pour ne pas dire étriquée. L'action de l'association ne concerne que les animaux. L'erreur de droit est ainsi démontrée et la décision de la CAA est cassée. Le Conseil d'État aurait-il craint une baisse des recettes fiscales ? Cela semble peu probable car l'écrasante majorité des dons et legs s'oriente vers les associations reconnues d'utilité publique.

Observons tout de même que cet arrêt a été rendu sur conclusions contraires du rapporteur public, Laurent Domingo. S'attachant à l'examen de ce que fait réellement l'association, il réfute l'opposition simpliste entre l'humain et l'animal. Il propose de valider la décision de la CAA, en faisant prévaloir une conception plus souple de la notion de philanthropie. Elle n'est pas seulement l'aide et le secours apportés aux êtres humains, mais peut être étendue "à tout ce qui peut améliorer la condition humaine". Or peut-on un instant douter que la protection apportée aux animaux améliore la condition humaine ? Le lait de l'humaine tendresse passe par l'attention portée aux animaux. Un élément d'humanité qui a échappé au Conseil d'État, et c'est bien triste.


Le régime juridique des associations : Chapitre 12 , Section 2 § 1 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




dimanche 2 juin 2024

Happy end pour un mariage.


"Le mariage oui, la chienlit non". Cette formule, inspirée des propos du Général de Gaulle tenus en mai 1968, pourrait servir de titre à l'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 1er juin 2024. Il annule en effet la décision du juge des référés de Dijon qui avait suspendu un arrêté municipal repoussant la date d'un mariage dans la commune d'Autun. Si l'on en croit l'ordonnance du juge des référés du Conseil d'État, le mariage n'aurait donc pas dû être célébré le 1er juin, comme prévu. Mais, comme souvent en matière de mariage, il y a eu Happy End. 

A l'audience, qui s'est tenue le matin même de la date prévue, le maire a affirmé que le mariage "pouvait se tenir dès que possible, y compris dans les heures qui viennent", dès lors qu'un terrain d'accord serait trouvé sur le maintien de l'ordre. C'est exactement ce qui s'est produit. La cérémonie a eu lieu, et elle s'est déroulée dans le calme. Fin de l'histoire ?

 

Inquiétudes à Autun

 

Pas tout-à-fait, car l'ordonnance de référé donne l'occasion d'un avertissement sans frais aux candidats au mariage et à ceux qui organisent la fête. Dans le cas présent, la préparation au mariage, ou plutôt la préparation du mariage, s'était mal passée. Le maire redoutait des débordements, et avait déjà été confronté, dans un passé proche, à une union pour le moins tapageuse, avec notamment un grand nombre de voitures de sport multipliant les infractions routières et semant une assez belle pagaille dans le centre ville. Pour éviter une nouvelle expérience de ce type, il avait cette fois organisé avec les futurs mariés une réunion préparatoire le 18 mai, en présence des services de la commune et de la gendarmerie. Mais les échanges avaient été tendus, et, pour finir, les futurs époux avaient quitté la réunion en claquant la porte et en proférant quelques menaces. Mystérieusement, et sans que l'on puisse en retrouver les auteurs, la nuit suivante avait été marquée par quelques incendies de véhicules, dont celui du maire. Finalement, l'élu avait pris deux arrêtés, l'un suspendant le mariage, l'autre interdisant à cette occasion la circulation des voitures de sport dans le centre ville.

Les deux arrêtés ne sont donc pas suspendus, et il s'agit, pour le juge des référés, de rappeler aux futurs époux, et pas seulement ceux d'Autun, que si le mariage est une liberté fondamentale, elle s'exerce, comme toutes les libertés, dans les limites de l'ordre public.

 


Manifestation du 12 novembre 2023

Collection particulière

 

Une liberté fondamentale

 

Dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel affirme que « le principe de la liberté du mariage est une des composantes de la liberté individuelle », à ce titre ouvert tant aux nationaux qu'aux étrangers, y compris ceux en situation irrégulière. Il précise, le 20 novembre 2003, qu’elle se rattache à la "liberté personnelle", découlant des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 Cette formulation est reprise à l’identique dans la décision du 17 mai 2013 déclarant conforme à la Constitution la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. 

 

De son côté, le Conseil d’État, dans une ordonnance de référé du 9 juillet 2014, M. A., évoque « la liberté de se marier, laquelle est une liberté fondamentale », formulation un peu différente de celle adoptée par le Conseil constitutionnel, mais qui témoigne de la consécration du mariage comme une liberté. Celle-ci n'est pas sans conséquences sur le droit positif. Jusqu'à aujourd'hui, ces conséquences ont été de deux ordres. D'une part, le législateur s'est efforcé de garantir le principe d'égalité devant le mariage en l'ouvrant aux couples homosexuels avec la loi du 17 mai 2013. D'autre part, il a admis que des considérations d'ordre public pouvaient justifier l'encadrement du droit au mariage.

 

 

 

Mariage et ordre public


 

Il appartient alors à l'État de préciser les éléments d’ordre public qui constituent le socle du mariage. C’est ainsi que l’interdiction de la polygamie est un principe général du droit français, et la Cour de cassation, dans un arrêt du 4 novembre 2020 confirme le refus d’acquisition de la nationalité française par déclaration, opposé à une épouse dont le mari était bigame. La Cour précise que « la vie commune requise pour devenir français par le mariage est, par principe, exclue en cas de bigamie ». De même, la loi du 26 novembre 2003 autorise le maire à saisir le procureur, dans le but de surseoir à la célébration d'une union, lorsqu'il craint un mariage blanc. Le principe est identique pour les mariages forcés et dans une QPC du 22 juin 2012, M. Thierry B., le Conseil constitutionnel admet l'intervention du procureur pour empêcher une union, s'il considère que le consentement de l’un des époux n’est pas « libre ».


Aujourd'hui, dans sa décision du 1er juin 2024, le juge des référés se borne finalement à rappeler que la célébration d'un mariage ne saurait entrainer de troubles tels que le maire ne soit pas en mesure de garantir le maintien de l'ordre public. On se trouve ici dans une jurisprudence classique, à quelques petites nuances près. 

 

On observe d'abord que l'élu suspend la célébration en se fondant sur des troubles à l'ordre public susceptibles d'intervenir, car de tels évènements s'étaient produits lors d'un récent mariage, dans la famille même du futur époux. C'est donc la probabilité des troubles plutôt que les troubles eux-mêmes qui justifient la mesure. C'est aussi, implicitement, le fait que les futurs époux aient finalement refusé de participer à la réunion de préparation destinée à définir les mesures à prendre pour protéger l'ordre public. Quoi qu'il en soit, même si le risque est élevé, il demeure hypothétique.

 

L'interdiction générale de la circulation des voitures de sport dans le centre ville pose un autre problème, car cela revient à interdire l'accès au centre ville à tous les propriétaires de ce type de véhicule, même s'ils ne sont pas invités au mariage. Une analyse au fond pourrait parfaitement conduire à considérer la mesure comme disproportionnée par rapport au but à atteindre. Conformément à la jurisprudence Benjamin, le juge pourrait considérer qu'il existe d'autres moyens que l'interdiction pour organiser la circulation et contraindre les invités à utiliser leur véhicule dans le respect du code de la route. 


Mais précisément, la décision est une ordonnance de référé et elle n'a aucun impact réel, puisque, à la fin de l'audience, tout le monde savait que le mariage litigieux serait célébré quelques heures plus tard. Il est impossible, évidemment, de savoir dans quelle mesure ces mots d'apaisement du maire ont, ou non, influencé la décision. Mais l'occasion était idéale pour rappeler, sans aucune conséquence, que les organisateurs du mariage sont responsables de son bon déroulement et qu'ils doivent coopérer avec les autorités municipales et celles chargées du maintien de l'ordre. Et l'histoire s'achève sur ces mots maintes fois répétés : Ils se marièrent, furent très heureux, et eurent beaucoup d'enfants.



La liberté du mariage et l'ordre public : Chapitre 8 , Section 2 § 1 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


jeudi 30 mai 2024

L'aide juridictionnelle des étrangers en situation irrégulière.


La décision rendue sur questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) le 28 mai par le Conseil constitutionnel déclare non conformes à la Constitution des dispositions excluant du bénéfice de l'aide juridictionnelle les étrangers en situation irrégulière. 

La disposition contestée est l'alinéa 2 de l'article 3 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique, dans sa rédaction issue de la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France. Il est ainsi rédigé : "Les personnes de nationalité étrangère résidant habituellement et régulièrement en France sont également admises au bénéfice de l'aide juridictionnelle". On en déduit, à première lecture, que les étrangers en situation irrégulière ne peuvent pas être admis à ce bénéfice. Mais ce n'est pas si simple, car l'alinéa 3 de ce même article 3 prévoit que "toutefois, l'aide juridictionnelle peut être accordée à titre exceptionnel aux personnes ne remplissant pas les conditions fixées à l'alinéa précédent, lorsque leur situation apparaît particulièrement digne d'intérêt au regard de l'objet du litige ou des charges prévisibles du procès". 

 

L'aide juridictionnelle 

 

D'emblée, il convient de rappeler que l'aide juridictionnelle est un élément essentiel de l’accessibilité de la justice et qu'elle est présentée comme la mise en oeuvre concrète du droit d'agir en justice, que le Conseil constitutionnel considère comme fondé sur l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, depuis sa décision du 9 avril 1996. Le droit d'accès à un tribunal est également garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et consacré par la CEDH depuis son arrêt Airey de 1979. Quant au Conseil d'État, il n'a pas hésité à affirmer, dans un arrêt du 10 janvier 2001, que les dispositions relatives à l’aide juridictionnelle « ont pour objet de rendre effectif le principe à valeur constitutionnelle du droit d’exercer un recours".

De manière très concrète, l'aide juridictionnelle assure la prise en charge par l’État d’une partie des frais de justice des requérants dont les revenus sont inférieurs à un plafond de ressources fixé par la loi. Il est cependant dérogé à cette règle en matière pénale. Toute personne a, dès la garde à vue, droit à l’assistance gratuite d’un avocat commis d’office, dès lors qu’elle en fait la demande, quel que soit le montant de ses ressources. Les étrangers en situation irrégulière bénéficient donc de l'assistance d'un avocat devant le juge pénal.

En l'espèce, le contentieux relève du droit du travail. Le Conseil a été saisi de trois QPC par des étrangers en situation irrégulière qui travaillaient dans la même entreprise de ramassage des poubelles. Tous souhaitaient saisir la juridiction des Prud'hommes pour obtenir la transformation en contrat à durée indéterminée (CDI) des multiples contrats d'intérim ou à durée déterminée qui leurs avaient été successivement imposés par leur employeur. On se doute bien que leur salaire ne leur permettait guère de s'offrir les services d'un avocat, et ils ont donc demandé le bénéfice de l'aide juridictionnelle, en vain dans la plupart des cas. Seul un seul d'entre eux a vu sa demande satisfaite, exception très éclairante sur le caractère arbitraire du droit en vigueur, jusqu'à l'annulation par le Conseil.

En effet, on l'a vu, l'alinéa 3 de l'article 3 de la loi de 1991 prévoit une exception au principe d'exclusion des étrangers en situation irrégulière lorsque "leur situation apparaît particulièrement digne d'intérêt au regard de l'objet du litige ou des charges prévisibles du procès". Dans l'affaire ayant suscité les trois QPC, il y avait au départ quatre requérants devant les Prud'hommes. Sur les quatre, trois se sont vu refuser l'aide juridictionnelle, et un l'a obtenue, ce qui explique qu'il ne soit pas partie à la QPC. 

Le problème est que la décision d'octroi ou de refus est prise par le Bureau d'aide juridictionnelle (BAJ) placé auprès de chaque tribunal judiciaire. Composé de différentes personnalités qualifiées, il a le statut juridique d'une simple commission administrative. Surtout, il n'a pas à motiver ses décisions. L'avocat saisi reçoit simplement un formulaire administratif mentionnant que l'aide à été accordée, et ce document est, avant tout, un justificatif lui permettant de percevoir sa rémunération. Il est donc concrètement impossible de savoir pour quels motifs la situation de l'un des quatre requérants a été considérée comme "digne d'intérêt", justifiant donc l'aide juridictionnelle et pour quels motifs elle a été refusée aux trois autres. Tous ne s'étaient pas adressés au même BAJ, et on est autorisé à déduire que les critères d'attribution sont différents à Créteil et à Nanterre.

 


Travaux sur la chaussée. Maximilien Luce. Circa 1930


Le principe d'égalité devant la justice


Dès lors, la décision du Conseil constitutionnel était parfaitement prévisible. Il annule la disposition constituée en affirmant qu'elle porte atteinte au principe d'égalité devant la justice. Certes il reconnait que "le législateur peut prendre des dispositions spécifiques à l’égard des étrangers, en tenant compte notamment de la régularité de leur séjour", principe qu'il avait déjà posé dans sa décision du 13 août 1993. Mais  c’est à la condition d’assurer des garanties égales à tous les justiciables. La notion de "situation digne d'intérêt" est bien trop floue pour justifier une telle rupture d'égalité.

Cette décision ne suscite pas réellement la surprise. Il était déjà entendu que les étrangers en situation irrégulière bénéficiaient d'un certain nombre de droits, parmi lesquels la liberté du mariage garantie par la même décision du 13 août 1993. Mais si les étrangers en situation irrégulière ont le droit de se marier, ils doivent aussi avoir celui de divorcer, procédure dans laquelle il est obligatoire d'être représenté par un avocat. En matière de droit du travail, le législateur prévoit, dans les articles L 8252-1 et L 8252-2 du code du travail, que le salarié en situation irrégulière "est assimilé, à compter de la date de son embauche, à un salarié régulièrement engagé au regard des obligations de l'employeur définies par le présent code". Et il ajoute que les Prud'hommes peuvent être saisis pour imposer à l'employeur le respect de ses obligations. C'est précisément ce qu'on fait les auteurs des QPC, et l'aide juridictionnelle apparaît ainsi indissociable du droit d'accès à un tribunal.

Sur le fond, il faut bien constater que les arguments soulevés pour défendre le texte étaient particulièrement faibles. La disposition litigieuse avait d'ailleurs été intégrée dans la loi par un amendement sénatorial dont la justification reposait sur l'idée qu'interdire l'aide juridictionnelle aurait pour effet de dissuader l'immigration irrégulière. Un tel effet était bien peu probable. Aujourd'hui, les défenseurs du texte devant le Conseil se sont bornés à affirmer que ce refus d'aide juridictionnelle n'empêchait pas l'étranger en situation irrégulière d'avoir accès au juge, à ses frais. Les commentateurs, quant à eux, ont évidemment mis en avant le coût d'une telle mesure, puisque l'aide juridictionnelle est financée par les deniers de l'État.

C'est parfaitement exact, mais il faudrait aussi se demande pourquoi cette annulation intervient presque huit ans après la loi qui a introduit dans l'ordre juridique une disposition assez grossièrement anticonstitutionnelle. La longueur de ce délai s'explique peut-être par le caractère quantitativement marginal des contentieux civils et du travail auxquels sont parties des étrangers en situation irrégulière. Ils sont plutôt concernés, quantitativement, par les recours contre les mesures d'éloignement et par les poursuites pénales qui, dans les deux cas, ne sont pas concernées par ces dispositions. Les commentateurs dénoncent ainsi une décision qui, selon eux, offre aux étrangers en situation irrégulière l'aide juridictionnelle, alors, que, pour la plupart des contentieux qui les concernent, ils en disposaient déjà. 

Il resterait à se demander pourquoi des entreprises ayant pignon sur rue recrutent des étrangers en situation irrégulière pour vider les poubelles. La réponse est peut être dans la question... prioritaire de constitutionnalité. Ils les recrutent pour pouvoir leur faire signer des contrats précaires et sous-payés, en pensant qu'ils ne pourront pas se plaindre devant les Prud'hommes, justement parce qu'ils sont précaires et sous-payés. Hélas, désormais, ils pourront se plaindre.


L'aide juridictionnelle : Chapitre 4 , Section 1 § 2 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

dimanche 26 mai 2024

Le sourire de la Joconde : l'énigme est résolue.


Nous savons enfin pourquoi La Joconde affiche ce sourire jugé par certains énigmatique. Est-ce parce qu'elle se moque des touristes agglutinés devant elle dans l'unique but de faire un selfie ? Ou des iconoclastes qui veulent jeter de la soupe aux légumes sur son visage, alors même qu'il est protégé par une vitre blindée ? Rien de tout cela, Mona Lisa a tout simplement lu l'arrêt rendu par la Conseil d'État le 14 mai 2023, qui écarte un recours gentiment délirant visant à obtenir sa restitution aux héritiers de Leonardo.

Des héritiers de Leonardo, à dire vrai, personne ne sait s'il y en a, et l'association requérante ne semble pas le savoir davantage. Mais peu importe, le Conseil d'État rend une décision d'irrecevabilité, ce qui n'est guère surprenant. L'intérêt de la décision, car il y en a tout de même un, réside dans le fait qu'une irrecevabilité peut en cacher une autre.

 

Irrecevabilité 1 : incompétence de l'association requérante

 

Le recours émane d'une Association International Restitutions qui s'agite beaucoup pour obtenir la restitution d'oeuvres d'art à ceux qu'elle considère comme leurs légitimes propriétaires. Elle a déjà demandé au Conseil d'État d'annuler les refus qui lui ont été opposés de déclarer inexistants des actes d'inscription à l'inventaire du musée du Louvre de certains objets issus du musée de Kertch, ou à l'inventaire du musée de Fontainebleau d'antiquités chinoises provenant du Palais d'Été de Pékin. Dans deux arrêts identiques du 23 novembre 2022, ces demandes ont été rejetées pour irrecevabilité manifeste.

En effet, le défaut d'intérêt pour agir saute aux yeux. Seules peuvent faire une demande de restitution d'un bien incorporé au domaine public les personnes pouvant se prévaloir d'en avoir été propriétaire ou agissant en son nom. Dans une décision du 30 juillet 2014, le Conseil d'État déclare ainsi irrecevable le recours déposé par deux héritières, non pas du propriétaire de trois oeuvres spoliées à un galeriste autrichien en 1940 et 1941, mais de l'acheteur auquel le malheureux avait été contraint de les vendre. Les deux requérantes avaient certes pour ancêtre un des propriétaires de ces oeuvres, mais pas du propriétaire spolié. Elles étaient donc dépourvues d'intérêt pour agir.

L'Association International Restitutions a bien tenté récemment de modifier ses statuts. Elle ne prétend plus agir dans l'intérêt des propriétaires spoliés, mais vise, plus largement à "veiller à la licéité de la composition des collections des musées publics".  Cette modification des statuts n'a toutefois aucun impact sur l'absence d'intérêt pour agir. Il demeure que le recours en matière de spoliation d'une oeuvre n'est ouvert qu'à ceux qui en revendiquent la propriété ou leurs ayants-droits. 

Le Conseil d'État aurait pu fermer le dossier à ce stade du contrôle. L'absence d'intérêt suffit en effet à écarter le recours. Mais il va plus loin, et rappelle l'inexistence de l'acte sur lequel il est invité à statuer.

 


 

 La Joconde. Barbara. 1958

 

Irrecevabilité 2 : Inexistence de l'acte

 

Le recours pour excès de pouvoir déposé par l'Association International Restitutions est dirigé contre une décision par laquelle François 1er se serait approprié, en 1519, le portrait de Mona Lisa, après la mort de Leonard de Vinci, en application du droit d'aubaine "institué par une ordonnance de Louis XI du 21 avril 1475". Aux yeux de l'association, cette ordonnance doit être "déclarée nulle et non avenue", ce qui devrait entrainer la nullité de tous les actes pris sur son fondement. Rappelons que le recours en inexistence présente, pour l'Association, un avantage indiscutable, car il est dépourvu de condition de délai. En l'espèce, le recours intervient tout de même 505 ans après l'acte !

Le problème est que cette analyse historique est une analyse, parmi d'autres. Le rapporteur public, Laurent Domingo, souligne que les historiens considèrent généralement que le tableau a été acquis par François 1er du vivant de Leonardo, et qu'il a été payé par la généreuse pension et les conditions de travail tout à fait agréables qui ont été accordées à l'artiste par la Couronne. En tout état de cause, ces divergences montrent que l'existence même de la décision de François 1er contestée par l'Association n'est pas établie. Il est donc impossible de la considérer comme un acte administratif susceptible de recours pour excès de pouvoir. 

Le Conseil d'État profite de l'occasion qui lui est donnée par cet arrêt pour réfuter l'idée selon laquelle une déclaration d'inexistence entrainerait la nullité de tous les actes ultérieurs, par une sorte d'effet domino automatique. Dans un arrêt du 6 juin 2023 GAEC des Garrigues Arquettoises, il rappelle que seules sont entachées de nullité les décisions qui n'auraient pu être légalement prises en l'absence de l'acte inexistant ou qui sont intervenues en raison de cet acte. Dans le cas de La Joconde, son appartenance au domaine public mobilier de l'État et son inscription à l'inventaire du musée du Louvre ne sont pas la conséquence directe de l'acquisition par François Ier. Cette précision est sans doute la raison essentielle qui pousse le Conseil d'État à se prononcer sur cette seconde irrecevabilité, alors qu'il aurait pu se contenter de la première.

Reste sans doute le plus plaisant dans le recours, c'est-à-dire la demande de question prioritaire de constitutionnalité formulée pour contester la conformité à la Constitution de l'ordonnance de Louis XI sur le droit d'aubaine. L'Association estime en effet qu'elle porte atteinte au droit de propriété et au principe d'égalité. Mais le Conseil d'État est un peu excédé et ne se donne pas la peine de répondre au fond. Il refuse sèchement le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel et condamne l'association requérante à 3000 € d'amende, pour recours abusif.

C'est dommage parce que La Joconde aurait encore bien ri, devant le Conseil constitutionnel.


Le droit de propriété : Chapitre 6 du manuel sur internet