« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 2 juin 2024

Happy end pour un mariage.


"Le mariage oui, la chienlit non". Cette formule, inspirée des propos du Général de Gaulle tenus en mai 1968, pourrait servir de titre à l'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 1er juin 2024. Il annule en effet la décision du juge des référés de Dijon qui avait suspendu un arrêté municipal repoussant la date d'un mariage dans la commune d'Autun. Si l'on en croit l'ordonnance du juge des référés du Conseil d'État, le mariage n'aurait donc pas dû être célébré le 1er juin, comme prévu. Mais, comme souvent en matière de mariage, il y a eu Happy End. 

A l'audience, qui s'est tenue le matin même de la date prévue, le maire a affirmé que le mariage "pouvait se tenir dès que possible, y compris dans les heures qui viennent", dès lors qu'un terrain d'accord serait trouvé sur le maintien de l'ordre. C'est exactement ce qui s'est produit. La cérémonie a eu lieu, et elle s'est déroulée dans le calme. Fin de l'histoire ?

 

Inquiétudes à Autun

 

Pas tout-à-fait, car l'ordonnance de référé donne l'occasion d'un avertissement sans frais aux candidats au mariage et à ceux qui organisent la fête. Dans le cas présent, la préparation au mariage, ou plutôt la préparation du mariage, s'était mal passée. Le maire redoutait des débordements, et avait déjà été confronté, dans un passé proche, à une union pour le moins tapageuse, avec notamment un grand nombre de voitures de sport multipliant les infractions routières et semant une assez belle pagaille dans le centre ville. Pour éviter une nouvelle expérience de ce type, il avait cette fois organisé avec les futurs mariés une réunion préparatoire le 18 mai, en présence des services de la commune et de la gendarmerie. Mais les échanges avaient été tendus, et, pour finir, les futurs époux avaient quitté la réunion en claquant la porte et en proférant quelques menaces. Mystérieusement, et sans que l'on puisse en retrouver les auteurs, la nuit suivante avait été marquée par quelques incendies de véhicules, dont celui du maire. Finalement, l'élu avait pris deux arrêtés, l'un suspendant le mariage, l'autre interdisant à cette occasion la circulation des voitures de sport dans le centre ville.

Les deux arrêtés ne sont donc pas suspendus, et il s'agit, pour le juge des référés, de rappeler aux futurs époux, et pas seulement ceux d'Autun, que si le mariage est une liberté fondamentale, elle s'exerce, comme toutes les libertés, dans les limites de l'ordre public.

 


Manifestation du 12 novembre 2023

Collection particulière

 

Une liberté fondamentale

 

Dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel affirme que « le principe de la liberté du mariage est une des composantes de la liberté individuelle », à ce titre ouvert tant aux nationaux qu'aux étrangers, y compris ceux en situation irrégulière. Il précise, le 20 novembre 2003, qu’elle se rattache à la "liberté personnelle", découlant des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 Cette formulation est reprise à l’identique dans la décision du 17 mai 2013 déclarant conforme à la Constitution la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. 

 

De son côté, le Conseil d’État, dans une ordonnance de référé du 9 juillet 2014, M. A., évoque « la liberté de se marier, laquelle est une liberté fondamentale », formulation un peu différente de celle adoptée par le Conseil constitutionnel, mais qui témoigne de la consécration du mariage comme une liberté. Celle-ci n'est pas sans conséquences sur le droit positif. Jusqu'à aujourd'hui, ces conséquences ont été de deux ordres. D'une part, le législateur s'est efforcé de garantir le principe d'égalité devant le mariage en l'ouvrant aux couples homosexuels avec la loi du 17 mai 2013. D'autre part, il a admis que des considérations d'ordre public pouvaient justifier l'encadrement du droit au mariage.

 

 

 

Mariage et ordre public


 

Il appartient alors à l'État de préciser les éléments d’ordre public qui constituent le socle du mariage. C’est ainsi que l’interdiction de la polygamie est un principe général du droit français, et la Cour de cassation, dans un arrêt du 4 novembre 2020 confirme le refus d’acquisition de la nationalité française par déclaration, opposé à une épouse dont le mari était bigame. La Cour précise que « la vie commune requise pour devenir français par le mariage est, par principe, exclue en cas de bigamie ». De même, la loi du 26 novembre 2003 autorise le maire à saisir le procureur, dans le but de surseoir à la célébration d'une union, lorsqu'il craint un mariage blanc. Le principe est identique pour les mariages forcés et dans une QPC du 22 juin 2012, M. Thierry B., le Conseil constitutionnel admet l'intervention du procureur pour empêcher une union, s'il considère que le consentement de l’un des époux n’est pas « libre ».


Aujourd'hui, dans sa décision du 1er juin 2024, le juge des référés se borne finalement à rappeler que la célébration d'un mariage ne saurait entrainer de troubles tels que le maire ne soit pas en mesure de garantir le maintien de l'ordre public. On se trouve ici dans une jurisprudence classique, à quelques petites nuances près. 

 

On observe d'abord que l'élu suspend la célébration en se fondant sur des troubles à l'ordre public susceptibles d'intervenir, car de tels évènements s'étaient produits lors d'un récent mariage, dans la famille même du futur époux. C'est donc la probabilité des troubles plutôt que les troubles eux-mêmes qui justifient la mesure. C'est aussi, implicitement, le fait que les futurs époux aient finalement refusé de participer à la réunion de préparation destinée à définir les mesures à prendre pour protéger l'ordre public. Quoi qu'il en soit, même si le risque est élevé, il demeure hypothétique.

 

L'interdiction générale de la circulation des voitures de sport dans le centre ville pose un autre problème, car cela revient à interdire l'accès au centre ville à tous les propriétaires de ce type de véhicule, même s'ils ne sont pas invités au mariage. Une analyse au fond pourrait parfaitement conduire à considérer la mesure comme disproportionnée par rapport au but à atteindre. Conformément à la jurisprudence Benjamin, le juge pourrait considérer qu'il existe d'autres moyens que l'interdiction pour organiser la circulation et contraindre les invités à utiliser leur véhicule dans le respect du code de la route. 


Mais précisément, la décision est une ordonnance de référé et elle n'a aucun impact réel, puisque, à la fin de l'audience, tout le monde savait que le mariage litigieux serait célébré quelques heures plus tard. Il est impossible, évidemment, de savoir dans quelle mesure ces mots d'apaisement du maire ont, ou non, influencé la décision. Mais l'occasion était idéale pour rappeler, sans aucune conséquence, que les organisateurs du mariage sont responsables de son bon déroulement et qu'ils doivent coopérer avec les autorités municipales et celles chargées du maintien de l'ordre. Et l'histoire s'achève sur ces mots maintes fois répétés : Ils se marièrent, furent très heureux, et eurent beaucoup d'enfants.



La liberté du mariage et l'ordre public : Chapitre 8 , Section 2 § 1 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


jeudi 30 mai 2024

L'aide juridictionnelle des étrangers en situation irrégulière.


La décision rendue sur questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) le 28 mai par le Conseil constitutionnel déclare non conformes à la Constitution des dispositions excluant du bénéfice de l'aide juridictionnelle les étrangers en situation irrégulière. 

La disposition contestée est l'alinéa 2 de l'article 3 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique, dans sa rédaction issue de la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France. Il est ainsi rédigé : "Les personnes de nationalité étrangère résidant habituellement et régulièrement en France sont également admises au bénéfice de l'aide juridictionnelle". On en déduit, à première lecture, que les étrangers en situation irrégulière ne peuvent pas être admis à ce bénéfice. Mais ce n'est pas si simple, car l'alinéa 3 de ce même article 3 prévoit que "toutefois, l'aide juridictionnelle peut être accordée à titre exceptionnel aux personnes ne remplissant pas les conditions fixées à l'alinéa précédent, lorsque leur situation apparaît particulièrement digne d'intérêt au regard de l'objet du litige ou des charges prévisibles du procès". 

 

L'aide juridictionnelle 

 

D'emblée, il convient de rappeler que l'aide juridictionnelle est un élément essentiel de l’accessibilité de la justice et qu'elle est présentée comme la mise en oeuvre concrète du droit d'agir en justice, que le Conseil constitutionnel considère comme fondé sur l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, depuis sa décision du 9 avril 1996. Le droit d'accès à un tribunal est également garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et consacré par la CEDH depuis son arrêt Airey de 1979. Quant au Conseil d'État, il n'a pas hésité à affirmer, dans un arrêt du 10 janvier 2001, que les dispositions relatives à l’aide juridictionnelle « ont pour objet de rendre effectif le principe à valeur constitutionnelle du droit d’exercer un recours".

De manière très concrète, l'aide juridictionnelle assure la prise en charge par l’État d’une partie des frais de justice des requérants dont les revenus sont inférieurs à un plafond de ressources fixé par la loi. Il est cependant dérogé à cette règle en matière pénale. Toute personne a, dès la garde à vue, droit à l’assistance gratuite d’un avocat commis d’office, dès lors qu’elle en fait la demande, quel que soit le montant de ses ressources. Les étrangers en situation irrégulière bénéficient donc de l'assistance d'un avocat devant le juge pénal.

En l'espèce, le contentieux relève du droit du travail. Le Conseil a été saisi de trois QPC par des étrangers en situation irrégulière qui travaillaient dans la même entreprise de ramassage des poubelles. Tous souhaitaient saisir la juridiction des Prud'hommes pour obtenir la transformation en contrat à durée indéterminée (CDI) des multiples contrats d'intérim ou à durée déterminée qui leurs avaient été successivement imposés par leur employeur. On se doute bien que leur salaire ne leur permettait guère de s'offrir les services d'un avocat, et ils ont donc demandé le bénéfice de l'aide juridictionnelle, en vain dans la plupart des cas. Seul un seul d'entre eux a vu sa demande satisfaite, exception très éclairante sur le caractère arbitraire du droit en vigueur, jusqu'à l'annulation par le Conseil.

En effet, on l'a vu, l'alinéa 3 de l'article 3 de la loi de 1991 prévoit une exception au principe d'exclusion des étrangers en situation irrégulière lorsque "leur situation apparaît particulièrement digne d'intérêt au regard de l'objet du litige ou des charges prévisibles du procès". Dans l'affaire ayant suscité les trois QPC, il y avait au départ quatre requérants devant les Prud'hommes. Sur les quatre, trois se sont vu refuser l'aide juridictionnelle, et un l'a obtenue, ce qui explique qu'il ne soit pas partie à la QPC. 

Le problème est que la décision d'octroi ou de refus est prise par le Bureau d'aide juridictionnelle (BAJ) placé auprès de chaque tribunal judiciaire. Composé de différentes personnalités qualifiées, il a le statut juridique d'une simple commission administrative. Surtout, il n'a pas à motiver ses décisions. L'avocat saisi reçoit simplement un formulaire administratif mentionnant que l'aide à été accordée, et ce document est, avant tout, un justificatif lui permettant de percevoir sa rémunération. Il est donc concrètement impossible de savoir pour quels motifs la situation de l'un des quatre requérants a été considérée comme "digne d'intérêt", justifiant donc l'aide juridictionnelle et pour quels motifs elle a été refusée aux trois autres. Tous ne s'étaient pas adressés au même BAJ, et on est autorisé à déduire que les critères d'attribution sont différents à Créteil et à Nanterre.

 


Travaux sur la chaussée. Maximilien Luce. Circa 1930


Le principe d'égalité devant la justice


Dès lors, la décision du Conseil constitutionnel était parfaitement prévisible. Il annule la disposition constituée en affirmant qu'elle porte atteinte au principe d'égalité devant la justice. Certes il reconnait que "le législateur peut prendre des dispositions spécifiques à l’égard des étrangers, en tenant compte notamment de la régularité de leur séjour", principe qu'il avait déjà posé dans sa décision du 13 août 1993. Mais  c’est à la condition d’assurer des garanties égales à tous les justiciables. La notion de "situation digne d'intérêt" est bien trop floue pour justifier une telle rupture d'égalité.

Cette décision ne suscite pas réellement la surprise. Il était déjà entendu que les étrangers en situation irrégulière bénéficiaient d'un certain nombre de droits, parmi lesquels la liberté du mariage garantie par la même décision du 13 août 1993. Mais si les étrangers en situation irrégulière ont le droit de se marier, ils doivent aussi avoir celui de divorcer, procédure dans laquelle il est obligatoire d'être représenté par un avocat. En matière de droit du travail, le législateur prévoit, dans les articles L 8252-1 et L 8252-2 du code du travail, que le salarié en situation irrégulière "est assimilé, à compter de la date de son embauche, à un salarié régulièrement engagé au regard des obligations de l'employeur définies par le présent code". Et il ajoute que les Prud'hommes peuvent être saisis pour imposer à l'employeur le respect de ses obligations. C'est précisément ce qu'on fait les auteurs des QPC, et l'aide juridictionnelle apparaît ainsi indissociable du droit d'accès à un tribunal.

Sur le fond, il faut bien constater que les arguments soulevés pour défendre le texte étaient particulièrement faibles. La disposition litigieuse avait d'ailleurs été intégrée dans la loi par un amendement sénatorial dont la justification reposait sur l'idée qu'interdire l'aide juridictionnelle aurait pour effet de dissuader l'immigration irrégulière. Un tel effet était bien peu probable. Aujourd'hui, les défenseurs du texte devant le Conseil se sont bornés à affirmer que ce refus d'aide juridictionnelle n'empêchait pas l'étranger en situation irrégulière d'avoir accès au juge, à ses frais. Les commentateurs, quant à eux, ont évidemment mis en avant le coût d'une telle mesure, puisque l'aide juridictionnelle est financée par les deniers de l'État.

C'est parfaitement exact, mais il faudrait aussi se demande pourquoi cette annulation intervient presque huit ans après la loi qui a introduit dans l'ordre juridique une disposition assez grossièrement anticonstitutionnelle. La longueur de ce délai s'explique peut-être par le caractère quantitativement marginal des contentieux civils et du travail auxquels sont parties des étrangers en situation irrégulière. Ils sont plutôt concernés, quantitativement, par les recours contre les mesures d'éloignement et par les poursuites pénales qui, dans les deux cas, ne sont pas concernées par ces dispositions. Les commentateurs dénoncent ainsi une décision qui, selon eux, offre aux étrangers en situation irrégulière l'aide juridictionnelle, alors, que, pour la plupart des contentieux qui les concernent, ils en disposaient déjà. 

Il resterait à se demander pourquoi des entreprises ayant pignon sur rue recrutent des étrangers en situation irrégulière pour vider les poubelles. La réponse est peut être dans la question... prioritaire de constitutionnalité. Ils les recrutent pour pouvoir leur faire signer des contrats précaires et sous-payés, en pensant qu'ils ne pourront pas se plaindre devant les Prud'hommes, justement parce qu'ils sont précaires et sous-payés. Hélas, désormais, ils pourront se plaindre.


L'aide juridictionnelle : Chapitre 4 , Section 1 § 2 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

dimanche 26 mai 2024

Le sourire de la Joconde : l'énigme est résolue.


Nous savons enfin pourquoi La Joconde affiche ce sourire jugé par certains énigmatique. Est-ce parce qu'elle se moque des touristes agglutinés devant elle dans l'unique but de faire un selfie ? Ou des iconoclastes qui veulent jeter de la soupe aux légumes sur son visage, alors même qu'il est protégé par une vitre blindée ? Rien de tout cela, Mona Lisa a tout simplement lu l'arrêt rendu par la Conseil d'État le 14 mai 2023, qui écarte un recours gentiment délirant visant à obtenir sa restitution aux héritiers de Leonardo.

Des héritiers de Leonardo, à dire vrai, personne ne sait s'il y en a, et l'association requérante ne semble pas le savoir davantage. Mais peu importe, le Conseil d'État rend une décision d'irrecevabilité, ce qui n'est guère surprenant. L'intérêt de la décision, car il y en a tout de même un, réside dans le fait qu'une irrecevabilité peut en cacher une autre.

 

Irrecevabilité 1 : incompétence de l'association requérante

 

Le recours émane d'une Association International Restitutions qui s'agite beaucoup pour obtenir la restitution d'oeuvres d'art à ceux qu'elle considère comme leurs légitimes propriétaires. Elle a déjà demandé au Conseil d'État d'annuler les refus qui lui ont été opposés de déclarer inexistants des actes d'inscription à l'inventaire du musée du Louvre de certains objets issus du musée de Kertch, ou à l'inventaire du musée de Fontainebleau d'antiquités chinoises provenant du Palais d'Été de Pékin. Dans deux arrêts identiques du 23 novembre 2022, ces demandes ont été rejetées pour irrecevabilité manifeste.

En effet, le défaut d'intérêt pour agir saute aux yeux. Seules peuvent faire une demande de restitution d'un bien incorporé au domaine public les personnes pouvant se prévaloir d'en avoir été propriétaire ou agissant en son nom. Dans une décision du 30 juillet 2014, le Conseil d'État déclare ainsi irrecevable le recours déposé par deux héritières, non pas du propriétaire de trois oeuvres spoliées à un galeriste autrichien en 1940 et 1941, mais de l'acheteur auquel le malheureux avait été contraint de les vendre. Les deux requérantes avaient certes pour ancêtre un des propriétaires de ces oeuvres, mais pas du propriétaire spolié. Elles étaient donc dépourvues d'intérêt pour agir.

L'Association International Restitutions a bien tenté récemment de modifier ses statuts. Elle ne prétend plus agir dans l'intérêt des propriétaires spoliés, mais vise, plus largement à "veiller à la licéité de la composition des collections des musées publics".  Cette modification des statuts n'a toutefois aucun impact sur l'absence d'intérêt pour agir. Il demeure que le recours en matière de spoliation d'une oeuvre n'est ouvert qu'à ceux qui en revendiquent la propriété ou leurs ayants-droits. 

Le Conseil d'État aurait pu fermer le dossier à ce stade du contrôle. L'absence d'intérêt suffit en effet à écarter le recours. Mais il va plus loin, et rappelle l'inexistence de l'acte sur lequel il est invité à statuer.

 


 

 La Joconde. Barbara. 1958

 

Irrecevabilité 2 : Inexistence de l'acte

 

Le recours pour excès de pouvoir déposé par l'Association International Restitutions est dirigé contre une décision par laquelle François 1er se serait approprié, en 1519, le portrait de Mona Lisa, après la mort de Leonard de Vinci, en application du droit d'aubaine "institué par une ordonnance de Louis XI du 21 avril 1475". Aux yeux de l'association, cette ordonnance doit être "déclarée nulle et non avenue", ce qui devrait entrainer la nullité de tous les actes pris sur son fondement. Rappelons que le recours en inexistence présente, pour l'Association, un avantage indiscutable, car il est dépourvu de condition de délai. En l'espèce, le recours intervient tout de même 505 ans après l'acte !

Le problème est que cette analyse historique est une analyse, parmi d'autres. Le rapporteur public, Laurent Domingo, souligne que les historiens considèrent généralement que le tableau a été acquis par François 1er du vivant de Leonardo, et qu'il a été payé par la généreuse pension et les conditions de travail tout à fait agréables qui ont été accordées à l'artiste par la Couronne. En tout état de cause, ces divergences montrent que l'existence même de la décision de François 1er contestée par l'Association n'est pas établie. Il est donc impossible de la considérer comme un acte administratif susceptible de recours pour excès de pouvoir. 

Le Conseil d'État profite de l'occasion qui lui est donnée par cet arrêt pour réfuter l'idée selon laquelle une déclaration d'inexistence entrainerait la nullité de tous les actes ultérieurs, par une sorte d'effet domino automatique. Dans un arrêt du 6 juin 2023 GAEC des Garrigues Arquettoises, il rappelle que seules sont entachées de nullité les décisions qui n'auraient pu être légalement prises en l'absence de l'acte inexistant ou qui sont intervenues en raison de cet acte. Dans le cas de La Joconde, son appartenance au domaine public mobilier de l'État et son inscription à l'inventaire du musée du Louvre ne sont pas la conséquence directe de l'acquisition par François Ier. Cette précision est sans doute la raison essentielle qui pousse le Conseil d'État à se prononcer sur cette seconde irrecevabilité, alors qu'il aurait pu se contenter de la première.

Reste sans doute le plus plaisant dans le recours, c'est-à-dire la demande de question prioritaire de constitutionnalité formulée pour contester la conformité à la Constitution de l'ordonnance de Louis XI sur le droit d'aubaine. L'Association estime en effet qu'elle porte atteinte au droit de propriété et au principe d'égalité. Mais le Conseil d'État est un peu excédé et ne se donne pas la peine de répondre au fond. Il refuse sèchement le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel et condamne l'association requérante à 3000 € d'amende, pour recours abusif.

C'est dommage parce que La Joconde aurait encore bien ri, devant le Conseil constitutionnel.


Le droit de propriété : Chapitre 6 du manuel sur internet   


jeudi 23 mai 2024

Menaces sur la spécificité du droit de la presse.


La décision Mme Juliette P., rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité le 17 mai 2024, déclare conformes à la constitution des dispositions législatives visant à rapprocher la procédure suivie en matière de délit de presse au droit commun. Toutes deux issues de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République,visent à rapprocher les contentieux du droit commun, en permettant notamment l'utilisation de la procédure de comparution immédiate en matière de délits de presse. Le champ d'application de cette réforme demeure toutefois limité. Seuls sont visés les propos tenus en ligne, sur des réseaux ou des sites dépourvus de directeur de publication.

L'enjeu pour les libertés est important, car la comparution immédiate autorise la détention provisoire, et il devient donc possible d'exercer une contrainte physique sur une personne pour les propos qu'elle a tenus. 

La requérante, et la Ligue des droits de l'homme qui la soutient, demandent au Conseil de déclarer l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR), affirmant l'existence de garanties procédurales spécifiques en matière de presse.

 

Les PFLR

 

Les PFLR sont mentionnés dans le Préambule de 1946, mais ils ne font l’objet d’aucune définition, laissant finalement au Conseil le soin d’en définir le contenu. Appliquée d’abord à la liberté d’association par la décision du 16 juillet 1971, cette notion va permettre de constitutionnaliser beaucoup d’autres libertés, telles que la liberté d’enseignement et de conscience en 1977, l’indépendance des enseignants chercheurs en 1984, ou l'adaptation du droit pénal aux mineurs en 2002. Au fil de la jurisprudence, la définition de cette notion s’est affinée, et trois critères cumulatifs sont désormais exigés pour définir un PFLR. En l'espèce, le Conseil constitutionnel estime qu'il en manque un, et elle refuse donc la consécration d'un nouveau principe imposant l'application d'une procédure spéciale en matière de délits de presse.

Le journalier. Jean Hélion. 1947

 

Les règles de procédure, privées de PFLR


Le PFLR doit impérativement concerner directement une liberté. En l'espèce, nul ne conteste que les dispositions contestées sont des règles de procédure, permettant d'appliquer la comparution immédiate aux délits de presse. Le Conseil affirme que "rien ne s’oppose à ce que des règles de procédure soient reconnues comme constituant un tel principe", et on peut considérer, par exemple, que le principe fondamental d'indépendance des enseignants chercheurs, consacré dans la décision du 20 janvier 1984, est exclusivement constitué d'un certain nombre de règles de procédure. A l'époque, il était consacré pour justifier la règle qui veut que "les professeurs soient associés aux choix de leurs pairs", règle de procédure par excellence puisqu'il s'agissait du recrutement. Mais le Conseil, à juste titre, considérait sans doute que les règles de procédure sont aussi des règles de fond, dans la mesure où ce sont elles qui organisent concrètement la protection des libertés.

La décision du 17 mai 2024 est beaucoup moins nette sur ce point. Elle énonce que les règles spéciales de procédures instituées par la loi du 29 juillet 1881, "pour importantes qu’elles soient, ne constituent que l’une des formes possibles de garantie légale de la liberté d’expression et de communication proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.". Une telle analyse semble contradictoire. D'un côté, le Conseil affirme qu'une règle de procédure peut, le cas échéant, être qualifiée de PFLR. De l'autre, il précise qu'une procédure qui n'est qu'"une des formes possibles de la garantie d'une liberté" ne saurait obtenir une telle qualification. Or, une règle de procédure peut toujours être modifiée par une autre, ce qui conduit à considérer qu'un règle de procédure "modifiable" ne peut être érigée en PFLR. Cette analyse peut sembler très réductrice, alors que de nombreuses règles de procédure, notamment liées aux droits de la défense, ont déjà valeur constitutionnelle, notamment parce qu'elles trouvent leur origine dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Malgré l'affirmation de principe selon laquelle "rien ne s’oppose à ce que des règles de procédure soient reconnues comme constituant un tel principe", on doit reconnaître que la jurisprudence en ce sens est plutôt maigre. 

Les avocats de Juliette P. ont ainsi invoqué la décision du 29 août 2002, consacrant comme PFLR l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs et le fait qu'ils doivent faire l'objet d'une réponse pénale adaptée. Mais on doit reconnaître que ces dispositions ne s'analysent pas réellement comme une règle de procédure, mais visent seulement la peine applicable, réduite de moitié pour les mineurs. Rien n'interdit de changer la procédure, dès lors que ce principe d'atténuation de la responsabilité est respecté. La décision QPC du 18 mai 2018 déposée par Jean-Marc Rouillan et relative au délit d'apologie du terrorisme n'est guère plus utile. En effet elle concerne une infraction spécifique, l'apologie du terrorisme, qui est sortie de la loi de 1881 pour être réprimée désormais sur l'unique fondement du code pénal. Mais les garanties spécifiques de procédure du droit de la presse ne sont en rien modifiées.

Bref, le Conseil reconnaît qu'une règle de procédure peut être qualifiée de PFLR, mais il ne le fait jamais. Cette distinction rigide entre les règles de fond et celles de procédure semble ainsi très réductrice pour la notion même de PFLR qui voit son champ d'application se restreindre. Sur ce point, le droit anglo-saxon pourrait, pour une fois, servir d'exemple, dans la mesure où il écarte cette distinction. A ses yeux, les règles de procédure sont des règles de fond, dans la mesure où elles contribuent à la protection des droits et libertés des personnes.

La question plus largement posée est celle de l'autonomie du droit de la presse qui fait l'objet d'un lent grignotage. Certaines infractions ont d'ores et déjà été sorties du droit de la presse. La procédure de prescription de trois mois applicable en matière de presse est désormais d'un an dans le cas de la provocation à commettre certaines infractions particulièrement graves. En soi, chacune de ces évolutions n'est peut-être pas extrêmement dangereuse pour les libertés, mais le danger réside dans l'existence même de ce mouvement qui risque, à terme, de remettre en question l'apport immense de la loi de 1881 à la construction des libertés.


 

samedi 18 mai 2024

Subvention à SOS Méditerranée : le cadre juridique.


Dans trois arrêts du 13 mai 2024, le Conseil d'État affirme qu'une collectivité locale peut accorder une subvention à une association internationale humanitaire, à la condition toutefois que cette aide soit exclusivement destinée au financement de cette action humanitaire. 

L'association SOS Méditerranée France se donne pour objectif d'affréter des navires chargés de secourir des migrants en Méditerranée. Son rôle humanitaire ne fait guère de doute et son navire l'Ocean Viking, a secouru de nombreux passagers entassés sur des embarcations précaires, les sauvant parfois d'une mort certaine. Sans doute, mais le sujet demeure très sensible, et certains ne manquent pas d'observer que ces navires humanitaires apportent aussi une aide aux migrations irrégulières, et donc une aide aux passeurs. Ils conduisent en effet les migrants dans les ports européens, précisément là où ils désiraient se rendre. Leur activité a ainsi suscité des tensions au sein de l'Union européenne, notamment l'irritation des autorités italiennes qui accusent ces groupements d'apporter une aide à l'entrée irrégulière sur leur territoire.

Le débat n'a pas manqué de rebondir lorsque le Conseil de Paris, a décidé d'accorder une subvention de 100 000 € à SOS Méditerranée France. Des décisions similaires ont été prises par la ville de Montpellier et le département de l'Hérault, ce qui explique que trois arrêts aient été rendus. Leur lecture montre que le juge administratif a entendu poser un cadre juridique clair à l'octroi de ce type de subvention. 

 

De la politique étrangères aux engagements internationaux de la France 


On se souvient que dans une décision du 3 mars 2022 M. A. B., la Cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris) avait annulé la subvention ainsi que le jugement du tribunal administratif de Paris qui affirmait sa légalité. A l'époque, la CAA estimait que la subvention à SOS Méditerranée France n'avait pas un objet exclusivement humanitaire. En accordant cette subvention, affirmait-elle, "le Conseil de Paris doit être regardé comme "ayant entendu prendre parti et interférer dans des matières relevant de la politique étrangère de la France et de la compétence des institutions de l’Union européenne, ainsi que dans des différends, de nature politique, entre Etats membres ». L'analyse repose sur l'idée qu'une collectivité locale peut avoir une activité humanitaire au plan international, mais qu'elle ne saurait emporter une ingérence dans la politique extérieure française. Aux yeux de la CAA, l'ingérence était démontrée par les réactions italiennes.

La position de la CAA n'était pas sans précédent. Par un jugement du 29 mai 2019, le tribunal administratif de Cergy Pontoise avait ainsi annulé une délibération de la ville d'Arnouville annonçant une Charte d'amitié avec une collectivité locale du Haut-Karabagh. Pour le juge, ce document, dont la nature juridique était loin d'être claire, portait "sur une affaire relative à la politique internationale de la France et à son intervention dans un conflit de portée internationale, compétence qui relève exclusivement de l’Etat, en vertu de l’article 52 de la Constitution". 

Le Conseil d'État écarte finalement une analyse qui reposait sur la recherche d'une sorte de frontière entre l'action humanitaire et la politique extérieure de la France, analyse évidemment délicate. Il préfère revenir au texte de l'article L. 1115-1 du code général des collectivités territoriales, dans sa rédaction applicable au litige : "Dans le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent mettre en oeuvre ou soutenir toute action internationale annuelle ou pluriannuelle de coopération, d'aide au développement ou à caractère humanitaire". Les collectivités locales peuvent subventionner des associations humanitaires, mais dans le respect des engagements internationaux de la France. Cela signifie concrètement, et le Conseil d'État le précise, que ces subventions  ne doivent pas interférer avec la conduite par l’État des relations internationales et ne doivent pas conduire une collectivité territoriale à prendre parti dans un conflit de nature politique.

 


En Méditerranée. Georges Moustaki. 1971

 

L'affectation à une action de coopération humanitaire

 

En revanche, ces dispositions n'interdisent pas à une collectivité locale de financer une ONG qui prend des positions, qui participe au débat public sur tel ou tel sujet. Encore faut-il, dans ce cas, que la subvention soit précisément affectée à une action de coopération humanitaire. Autrement dit, ce financement ne doit pas être utilisé à d'autres fins que cette coopération humanitaire.  De fait, le Conseil d'État affirme la légalité de la subvention parisienne, les élus ayant pris la précaution de préciser qu'elle serait exclusivement affectée à l'affrètement d'un nouveau navire. Il en est de même de la subvention de 20 000 € accordée par le département de l'Hérault, affectée au sauvetage des personnes en détresse. En revanche, la subvention montpelliéraine de 15 000 € est annulée, car la ville "ne précise pas la destination de la subvention".

Le Conseil d'État précise que le respect de cette condition d'affectation de la subvention doit pouvoir être contrôlée par la collectivité territoriale. L'article L1115-1 du code général des collectivités territoriale énonce ainsi qu'elles peuvent, "le cas échéant, conclure des conventions avec des autorités locales étrangères". Cet instrument contractuel, dans le cas de la Ville de Paris, prévoit ainsi que l'utilisation par SOS Méditerranée de la subvention à d'autres fins entraîne la restitution de tout ou partie des sommes déjà versées, et que la Ville peut effectuer des contrôles, y compris sur pièces et sur place, pour s'assurer du respect de ces obligations.

Le Conseil d'État définit ainsi un cadre juridique pour l'action extérieure humanitaire des collectivités locales. Elles peuvent donc continuer à financer des ONG, dans le respect de ces règles. On constate tout de même que les requérants, dans les trois affaires, sont des contribuables peu enthousiastes à l'idée que leurs impôts soient utilisés à des fins bien éloignées des affaires locales, au sens traditionnel du terme. Mais ces subventions figurent au budget de la collectivité et elles sont publiques. Et il y a toujours un moment où le contribuable devient un électeur.

La liberté d'association : Chapitre 12, section 2 § 1 du manuel de libertés sur Amazon


mardi 14 mai 2024

Le couvre-feu des mineurs est de retour.


Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 10 mai 2024, refuse de suspendre l'exécution d'un arrêté préfectoral du 20 avril 2024 portant couvre-feu, pour une durée d'un mois, sur le territoire des communes des Abymes et de Pointe-à-Pitre. Ce couvre-feu, applicable à partir de 20 heures, concerne exclusivement les mineurs. Il est contesté par une association guadeloupéenne, Le Lakou LKP, qui voit dans cette mesure une atteinte excessive à la liberté de circulation des mineurs. Le juge des référés écarte cette demande, et ce rejet n'a vraiment rien de surprenant.

Alors que la question du couvre-feu des mineurs revient au coeur de l'actualité, le juge des référés du Conseil d'État donne ainsi aux élus locaux une sorte de mode d'emploi de cette procédure.

 

Une pratique ancienne



Les premiers couvre-feu concernant les mineurs sont apparus en 1997, à la seule initiative des élus locaux. Ils avaient alors pris au dépourvu tant les juges que le législateur. Leur encadrement juridique n'a été réalisé que de manière purement réactive, au fil d'une jurisprudence largement liée aux circonstances de fait. Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel a jugé ces couvre-feu conformes à la Constitution, dans sa décision du 14 mars 2011. Il a toutefois annulé la disposition qui punissait d'une contravention les parents des mineurs contrevenant au couvre-feu, y voyant une atteinte au principe de responsabilité personnelle en matière pénale.
 
Dans sa décision du 10 mai 2024, le juge des référés rappelle qu'une mesure de police a sa propre justification, fondée sur les nécessités de l'ordre public. Ce pouvoir de police ne saurait être restreint par les normes juridiques relatives à la sécurité des enfants. L'article 371-1 du code civil affirme ainsi que la santé, la sécurité et la moralité de l'enfant sont confiées par la loi à ses parents, qui ont à son égard droit et devoir d'éducation, mais cette disposition n'a pas pour effet d'empêcher le préfet de prendre un arrêté de couvre-feu. De même les articles 375 à 375-9 du même code, relatifs au rôle de l'autorité judiciaire pour la protection des mineurs en danger, ne donnent pas au juge une compétence exclusive, l'autorité administrative demeurant libre d'intervenir pour assurer sa sécurité au moyen de mesures de police. Enfin, l'article L. 132-8 du code de la sécurité intérieure autorise le préfet à restreindre la liberté de circulation des mineurs de moins de treize ans la nuit en cas de risque manifeste pour leur santé, leur éducation et leur moralité et pour prévenir d'éventuels troubles à l'ordre public. Mais cette autorisation ne lui interdit pas d'user de son pouvoir de police générale pour limiter la circulation des mineurs de moins de dix-huit ans. 

Le mineur se trouve ainsi au centre d'un véritable réseau normatif qui comporte aussi bien l'autorité parentale que l'assistance judiciaire, en cas de besoin, et le pouvoir de police pour assurer l'ordre public. Cela ne signifie pas qu'un mineur se voit privé de toute liberté de circulation.




 Berceuse. Une chanson douce. Henri Salvador. 1950

La liberté de circulation des mineurs


Comme leurs aînés, les mineurs jouissent de la liberté d'aller et venir, principe affirmé par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt Nielsen c. Danemark du 28 novembre 1988. Certes, les mineurs peuvent voir cette liberté restreinte par leurs parents qui exercent alors leur devoir de surveillance. 
 
Le maire, quant à lui, ne peut agir que dans l'exercice de son pouvoir de police, ce qui justifie l'exercice de son contrôle maximum par le juge administratif. Dans deux ordonnances des 9 et 27 juillet 2001, rendues à propos de couvre-feu mis en place à Orléans et à Étampes, le juge des référés du Conseil d'Etat affirme ainsi que ces mesures sont "adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies".

Ces deux conditions mentionnées dans les décisions de 2001, sont reprises dans celle de 2024, avec une formulation à peine modifiée. 
 
 

Les risques particuliers de troubles à l'ordre public

 
 
Le juge des référés affirme d'abord que "la légalité de mesures restreignant la liberté de circulation des mineurs est subordonnée à la condition qu'elles soient justifiées par l'existence de risques particuliers de troubles à l'ordre public auxquels ces mineurs seraient exposés ou dont ils seraient les auteurs". On est très proche des "circonstances particulières" évoquées en 2001.


Il est donc indispensable que des circonstances locales particulières justifient le couvre-feu. Elles reposent le plus souvent sur le fait que le secteur est un quartier sensible, les élus invoquant alors l'existence d'un contrat local de sécurité (CLS) ou, plus simplement, d'un taux élevé de délinquance. Le juge administratif opère un contrôle approfondi sur ce point. Dans son ordonnance du 6 juin 2018, le Conseil d'Etat, intervenant cette fois dans le cas d'un recours en annulation, précise que ces risques pour l'ordre public sont appréciés à l'aune de la situation des mineurs eux-mêmes, soit qu'ils soient exposés à ces risques, soit qu'ils en soient les auteurs. A propos d'un couvre-feu ordonné par le maire de Béziers, il estime que les statistiques produites par l'élu ne mettent pas en lumière une augmentation particulière de la délinquance des mineurs dans la commune. La Cour administrative d'appel avait donc commis une erreur dans la qualification des faits en reconnaissant, dans ce cas, des circonstances locales particulières de nature à justifier un couvre-feu.

Il n'en est pas de même en Guadeloupe. Le juge des référés consacre un paragraphe entier à l'énumération de statistiques inquiétantes. Il fait état d'une augmentation de la délinquance de 18 % entre le premier trimestre 2023 et le premier trimestre 2024. Durant cette même période, les infractions à la législation sur les stupéfiants ont progressé de 59 %, les faits de port ou détention d'armes prohibées de 9 % et les atteintes aux biens de 30 %. Quant au nombre de mineurs mis en cause pour ces différentes infractions, il a grimpé de 35 % en un an. S'agissant plus particulièrement des communes de A... et des Abymes, la mise en cause des mineurs a connu une progression de 53 % à A... et de 50 % aux Abymes. Il résulte également des données chiffrées que plus de 40 % des faits de délinquance commis par des mineurs à A... et aux Abymes ont lieu entre 19h15 et 2h du matin. 
 
Le dossier du juge est donc parfaitement documenté, et les "risques particuliers de troubles à l'ordre public" sont évidemment présents.


Contrôle de proportionnalité



Il ne reste plus au juge qu'à exercer son contrôle de proportionnalité, exactement dans les conditions habituelles de son contrôle sur les mesures de police.

Dans une ordonnance du le 14 septembre 2018, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy avait considéré comme disproportionnée une décision du maire de Colombes imposant un couvre-feu pour les mineurs dans sa ville à partir de 22 heures et jusqu'à 6 heures du matin. A l'époque, l'élu faisait état, d'une part d'une fusillade survenue en avril 2018, durant laquelle trois mineurs avaient été tués, et d'autre part d'un taux d'interpellations des mineurs particulièrement élevé. Mais le juge avait fait observer que la fusillade s'était déroulée à 20 h, et que les actes de délinquance des mineurs, à l'époque, avaient surtout lieu durant la journée. Compte tenu du fait que le couvre-feu concernait environ 30 % de la population vivant dans la commune, il avait estimé la mesure disproportionnée.

Là encore, la situation est bien différente dans l'affaire guadeloupéenne. Le juge observe que la hausse considérable de la délinquance justifie pleinement une mesure destinées à garantir l'ordre public et à lutter contre les dangers que cette hausse fait courir aux mineurs qui y sont impliqués. Il ajoute que cette mesure "ne saurait avoir pour objet ou pour effet de se substituer aux politiques publiques, notamment éducatives et sociales", mais qu'elle peut néanmoins permettre une "limitation à brève échéance" de cette hausse de la délinquance. Enfin, il observe que le couvre-feu est limité dans le temps, un mois, et dans l'espace, puisqu'il ne s'applique que dans certains quartiers. Pour toutes ces raisons, la mesure de police est proportionnée à la finalité d'ordre public qu'elle poursuit.

La comparaison des décisions laisse évidemment l'impression d'une appréciation au cas par cas. Certains juges sont plus sensibles aux arguments tirés de la protection des mineurs (nombre de victimes), d'autres à la répression de la délinquance (nombre d'auteurs d'infractions). Quant aux élus, ils n'hésitent pas à mettre en oeuvre une mesure populaire auprès de leur électorat et qui présente l'avantage d'être économe des deniers publics. D'autres s'y refusent absolument, en rappelant qu'il n'a jamais été démontré qu'un couvre-feu faisait réellement baisser la délinquance.

Précisément, le juge des référés du Conseil d'État affirme, dans son ordonnance du 10 mai 2024, que l'objet d'une telle mesure peut légitimement être de faire baisser la délinquance à court terme. Certes, il est possible qu'elle baisse pendant un mois. Et ensuite ?  Sans doute pourra-t-on faire état d'une petite amélioration des statistiques, le temps d'une conférence de presse.