« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 6 mai 2024

"Le jeune vainqueur" a gagné, devant la CEDH.


Dans un arrêt Paul Getty Trust et autres c. Italie du 2 mai 2024, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) estime que le droit que possède l'État sur son patrimoine historique et artistique peut être protégé sur le fondement de l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, celui-là même qui garantit le droit de propriété.

Elle considère conforme à ces dispositions la décision italienne de confiscation d'une statue de bronze, "Le jeune vainqueur", attribuée à Lysippe (300 av. J. C.). Cette oeuvre avait été retrouvée à l’été 1964 dans la mer au large de Fano sur la côte adriatique de l’Italie, accrochée dans les filets d’un chalutier italien. Volée dès l'année suivante, elle est retrouvée à Munich en 1972, aux mains d'un acheteur privé, M. H. H. Alors même qu'aucune autorisation d'exportation n'avait jamais été donnée, les démarches entreprises par l'Italie sont demeurées sans résultat, car H. H. refuse toute visite d'un expert, ou même seulement d'un photographe. Quant aux juges allemands, ils écartent toutes les demandes de coopération formulées par autorités italiennes. En 1977, le Paul Getty Trust achète le bronze à M. H. H., pour 3 900 000 €. Cette fois, l'oeuvre quitte l'Europe pour être exposée à la Villa Getty de Malibu. Les autorités italiennes ont considéré que, faisant partie du patrimoine culturel italien, elle avait été exportée sans autorisation et donc de manière illicite. 

La procédure de confiscation occupe une vingtaine de pages de l'arrêt de la Cour. Les Trustees, comme les autorités américaines, et comme les juges américains, ont tout fait pour s'opposer à la revendication italienne. Le Paul Getty Trust obtient ainsi de la Cour de cassation italienne l'annulation d'une première décision de confiscation, pour défaut d'enquête publique. Une seconde a été prise, et la Cour de cassation a admis sa légalité en 2019. A ses yeux, le Paul Getty Trust a commis une faute en ne se renseignant pas sur l'origine de la statue, et sur le respect, ou non, des formalités liées à son exportation. Le Trust conteste donc cette décision devant la CEDH, en invoquant son droit de propriété sur ce bien culturel. 

 

La compétence italienne

 

La première question posée à la Cour est celle de la compétence des autorités italiennes pour prendre une décision de confiscation dont le destinataire est une personne privée de droit américain. Certes, la juridiction d'un État s'étend d'abord sur son territoire, mais la CEDH reconnait que, par exception au principe de territorialité, ses décisions peuvent produire des effets hors de son territoire. En matière d'extradition, la Cour considère ainsi que, bien que l'individu se trouve sous le contrôle de l'État requis, la privation de liberté trouve son origine dans une décision de l'État requérant, en application de conventions où ils sont tous les deux parties. Dans sa décision Stephens c. Malte de 2009, elle affirme donc que l'État requérant doit garantir que la détention d'un individu en attente d'extradition est compatible avec son droit national et avec la Convention d'extradition. 

Dans l'affaire du "jeune vainqueur", la Cour doit s'assurer que l'Italie peut être tenue responsable, au sens de la Convention européenne, de l'exécution de la décision de confiscation. L'arrêt Toniolo c. Saint-Marin et Italie du 26 juin 2012 affirmait déjà qu'un acte pris par un pays requérant sur le fondement de son droit interne, et suivi par le pays requis en réponse à ses obligations conventionnelles, pouvait être considéré comme relevant de la juridiction du pays requérant. En adressant une demande de coopération judiciaire pour faire exécuter sa décision de confiscation, l'Italie devait donc veiller à ce que celle-ci soit conforme à la Convention européenne. La mesure dont se plaint le Paul Getty Trust peut donc être contestée sur le fondement de l'article 1er du Protocole n° 1, l'Italie se voyant accusée d'une violation du droit de propriété.

 


Le Jeune Vainqueur, attribué à Lysippe. IIIè s. av J. C.

 

L'atteinte au droit de propriété


Aux termes de la Convention européenne, l'ingérence dans le droit de propriété est licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but d'intérêt général, et enfin si elle est proportionnée au but poursuivi.

Nul ne conteste que la loi italienne comporte une procédure d'interdiction d'exportation des oeuvres artistiques ou historiques, dans un but de protection du patrimoine. Et précisément, c'est même l'apport essentiel de la décision du 2 mai 2024, la CEDH affirme clairement que ce but est d'intérêt général. 

Elle rappelle que la Convention ne saurait être interprétée sans tenir compte des principes du droit international. En l'espèce on ne manque pas normes internationales, et la Cour les mentionne largement, énumérant les instruments destinés à lutter contre l'exportation illicite des biens culturels. De la Convention de l'Unesco de 1970 concernant les mesures à prendre pour empêcher les transferts de propriété illicite de biens culturels à la Convention Unidroit de 1995 sur les biens culturels volés, en passant par la directive européenne du 15 mai 204 relative à la restitution des biens culturels, tous ces textes confirment la légitimité de la revendication italienne. La CEDH s'appuie sur cette série de textes pour affirmer cette conformité à la Convention de l'action italienne visant à la restitution de biens culturels et artistiques. Et la Cour ne manque pas d'affirmer que l'objet ultime demeure, dans tous les cas, de permettre aux visiteurs d'un musée de l'admirer.

L'analyse devient très sévère, lorsque la Cour s'interroge sur la proportionnalité de la demande italienne au regard des buts poursuivis. Le Paul Getty Trust n'est pas épargné par les juges européens qui déclarent qu'il a "au minimum fait preuve de négligence". La formule semble indulgente, si l'on considère la liste des reproches formulés à son égard. Ainsi, en 1977, au moment même où il achetait le bronze, il aurait dû s'interroger, et, pour le moins, avoir des doutes sur sa provenance. A l'époque en effet, l'Italie avait engagé une action contre le propriétaire, M. H. H., demeurant à Münich. Il n'est guère pensable que les nombreux avocats et les trustees du Paul Getty Trust aient été dans l'ignorance de ce contentieux. Or, apparemment, ils ont cru, ou fait semblant de croire, l'assertion du vendeur qui déclarait savoir "de bonne source" que l'Italie ne contesterait pas la transaction. 

C'est sur cette base que le Paul Getty Trust invoque sa bonne foi, et que la CEDH constate, au contraire, "qu'il a fait preuve de négligence, pour ne pas dire de mauvaise foi". Certes la mauvaise foi n'est évoquée que comme une hypothèse plausible, mais elle est mentionnée, et certainement pas par hasard. De fait, la Cour estime que les efforts de l'Italie pour récupérer un bien illégalement exporté justifient pleinement l'acte de confiscation. 

La décision est rude pour le Trust requérant, mais on ne peut que se féliciter de l'aide qu'apporte la Cour aux procédures de restitution des biens volés ou illégalement exportés. La décision présente ainsi plusieurs points positifs. D'abord, le droit de la convention européen vient renforcer un droit international qui, dans ce domaine, est très largement dépourvu de voies de recours. Ensuite, elle refuse d'entrer dans la discussion sur le temps qui passe. On sait en effet qu'un bien volé va généralement être vendu, puis revendu à plusieurs reprises, sa cote approchant, au fil des transactions, celle d'un bien acquis légalement. Le dernier acheteur peut alors invoquer la bonne foi pour écarter sa responsabilité. En l'espèce, le Paul Getty Trust n'est pas de bonne foi, alors qu'il a acheté en 1977 un bien volé en 1964 ou 1965. En d'autres termes, un acheteur, et surtout un acheteur aussi informé que ce groupement, ne peut jamais invoquer sa bonne foi, notamment s'il a omis de s'informer sur les origines du bien. Enfin, la CEDH s'oppose directement à une pratique des grands musées américains, particulièrement réticents à l'égard des restitutions. 

Certes, la décision est une victoire des défenseurs du patrimoine, mais il reste à se demander si elle sera exécutée. N'oublions pas en effet que le Paul Getty Trust a déjà refusé d'appliquer la décision de la Cour de cassation italienne qui, en 2018, affirmait la légalité de la confiscation. On attend avec intérêt la réponse des autorités américaines à la demande de coopération judiciaire formulée par l'Italie pour faire exécuter la décision européenne.


Le droit de propriété : Chapitre 6 du manuel sur internet   

 


vendredi 3 mai 2024

Le Fact Checking de LLC : Le pouvoir de police à Sciences Po et en Sorbonne.


Le conflit qui se déroule à Gaza provoque en France des dégâts collatéraux dans les établissements d'enseignement supérieur, plus précisément à Sciences Po et en Sorbonne. Des petits groupes d'étudiants, souvent soutenus par quelques professionnels de la politique, ont brièvement occupé les locaux pour affirmer leur engagement en faveur de la Palestine. D'autres établissements ont ensuite été touchés, tous ces mouvements ayant pour point commun d'être le fait de petits groupes, pas plus de quelques dizaines de personnes à chaque fois.

Sciences Po et la Sorbonne sont, en quelque sorte, deux cas particuliers. Le premier est un "grand établissement", au même titre par exemple que Paris-Dauphine. Il ne s'agit pas d'une "université" au sens juridique du terme. La différence est particulièrement visible si l'on considère sa gouvernance, confiée non pas à un président élu par des conseils eux-mêmes élus, mais assurée par un directeur nommé par décret. Depuis de longues années, des conseillers d'État se sont succédé dans cette fonction, à un rythme rapide imposé par différents scandales. Mais la différence avec une Université réside aussi dans le financement de l'établissement qui peut imposer des frais d'inscription très élevés, donnant ainsi aux élèves et à leur famille le sentiment d'appartenir à certaine élite, essentiellement financière.

Le nom Sorbonne n'est juridiquement pas protégé, et il est utilisé par un nombre important d'établissements qui n'ont rien à voir avec les bâtiments de la Place de la Sorbonne. On peut ainsi se revendiquer de la Sorbonne et étudier près de la place de la Nation ou à Villetaneuse. Les locaux historiques, quant à eux, sont occupés essentiellement par deux universités, Paris 1 Panthéon Sorbonne et Sorbonne Université, cette dernière se revendiquant comme la Sorbonne Mère, l'héritière du collège fondé par Robert de Sorbon en 1253. Au-delà de ces deux universités, les locaux de la Sorbonne abritent aussi le rectorat de Paris, et c'est précisément ce qui fait leur spécificité, car le pouvoir de police est exercé par le recteur et non pas les présidents des deux universités qui les occupent.

Dans le cas présent, les locaux de Sciences Po ont été évacués à la suite d'une négociation avec la direction, avant d'ailleurs d'être réoccupés. Quant à la Cour d'honneur de la Sorbonne, elle a été évacuée par la police, par une décision du Premier ministre, autorité de tutelle du rectorat. 

Ces évènements ont suscité un débat qui n'a rien de nouveau. D'un côté, on trouve ceux qui estiment indispensable d'évacuer des locaux, pour empêcher qu'un petit groupe de militants empêchent de travailler l'écrasante majorité des étudiants qui ne s'associent pas au mouvement. De l'autre côté, on trouve précisément ces mêmes militants qui invoquent, pêle-mêle, la liberté académique et la franchise universitaire.

 

La liberté académique des enseignants chercheurs

 

Aux termes de l'article L 952-2 du code de l'éducation, issu de l'article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984, "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité".  La loi fait donc bénéficier de la liberté académique, non seulement "les enseignants-chercheurs" mais aussi "les enseignants et les chercheurs" et elle précise bien que cette liberté s'étend à la recherche et à l'enseignement.  

La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984  fait certes de l'indépendance et de la libre expression des professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe ensuite étendu à l'ensemble des enseignants-chercheurs par la décision du 28 juillet 1993. Mais cette jurisprudence ne fait que protéger les enseignants chercheurs contre une loi qui irait à l'encontre de ces principes. Elle ne concerne pas l'étendue de la liberté d'expression des étudiants, organisée par d'autres textes.

 


Quand les pavés volent
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.
Jean Yanne 1972

 

 

Le cas des étudiants

 

Aux termes de l'article L 811-1 al. 2 du code de l'éducation, les usagers du service public de l'enseignement supérieur "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels". Il ne leur est donc pas interdit de s'exprimer sur des sujets politiques, soit individuellement, soit au sein de groupements représentatifs. Ils bénéficient également de la liberté de réunion. Si celle-ci ne figure pas expressément dans le code de l'éducation, elle est considérée, en particulier par la Cour européenne des droits de l'homme, comme un élément de la liberté d'expression. Quant à la liberté de manifestation, elle s'exerce sur la voie publique et est soumise à un régime déclaratoire. L'occupation d'un local universitaire ne saurait donc être assimilé à une manifestation.

L'article L 811-1 n'accorde cependant pas aux étudiants une liberté d'expression absolue. Il précise que celle-ci s'exerce " dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d'enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l'ordre public". Cette disposition constitue évidemment le fondement des décisions de fermeture et/ou d'évacuation des espaces occupés.

Les décisions prises le plus souvent par le Président de l'Université, comme celles prises par le directeur de Sciences Po ou par le recteur, feraient l'objet d'un contrôle maximum, c'est-à-dire d'un contrôle de proportionnalité, si elles étaient déférées au juge administratif. La jurisprudence se montre cependant nuancée, et parfois difficilement lisible.

Le président peut ainsi interdire l'accès à un seul étudiant, lorsque celui-ci a été le leader d'une opération de blocage de l'établissement, décision considérée comme légale par le Conseil d'État, dans un arrêt du 18 janvier 2019. On peut se demander si cette interdiction d'accès dirigée contre une seule personne ne pourrait pas s'analyser davantage comme une sanction que comme une mesure de police. De même, un arrêt du 7 mars 2011 admet la légalité de la décision de la Directrice de l'Ecole Normale Supérieure refusant aux élèves l'organisation d'une réunion publique sur la situation Palestinienne. Pour la Directrice, son refus visait à "assurer l'indépendance de l'école de toute emprise politique ou idéologique et maintenir l'ordre dans ses locaux". Cette motivation, pourtant validée par le Conseil d'État, semble bien peu convaincante si l'on considère que le code de l'Éducation accorde aux étudiants la liberté d'expression "à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels".

La liberté académique concerne ainsi la liberté d'expression qui s'exerce dans le cadre des activités de service public dans les établissements d'enseignement supérieur. Elle protège le contenu des enseignements, le droit de débattre de divers sujets, y compris politiques. Mais elle ne justifie pas des actes empêchant précisément le fonctionnement du service public.

 

La franchise universitaire

 

Le second argument développé par ceux qui occupent les locaux universitaires consiste à affirmer, de manière quelque peu péremptoire, que la police n'a pas le droit d'y pénétrer. De fait, l'évacuation serait un acte illicite dans son essence même, quelles que soient ses conditions d'exécution.  

Il est vrai qu'au XIIè siècle, l'Eglise accorda à l'Université le privilège d'exercer sa propre police, la mettant ainsi à l'abri du pouvoir temporel exercé par les archers royaux. A la suite d'une grève estudiantine intervenue en Sorbonne en 1229, la bulle Parens scientarum octroyée par le pape Grégoire IX en 1231 a ensuite donné un fondement juridique à ce privilège. Encore s'agissait-il d'un fondement de droit canon, lié aux origines religieuses de l'Université parisienne, et plus précisément de la Sorbonne.

La sécularisation de cette franchise universitaire intervient avec le décret du 15 novembre 1811 portant régime de l'Université impériale. Son article 157 énonce que "hors les cas de flagrant délit, d'incendie ou de secours réclamés de l'intérieur, (...) aucun officiel de police ne pourra s'y introduire s'il n'en a l'autorisation spéciale de nos procureurs". La tradition de franchise universitaire existe donc, mais elle peut aisément être mise en cause, par une simple autorisation du procureur.

Aujourd'hui, le système repose sur des dispositions très précises qui n'ont plus grand chose à voir avec la tradition canonique ni avec l'Université impériale. La loi Pécresse du 10 août 2007 affirme que le Président "est responsable du maintien de l'ordre et peut faire appel à la force publique dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat" (art. L 712-2 c. éduc.). Elle donne ainsi un fondement législatif au décret du 31 juillet 1985 relatif à l'ordre dans les enceintes et locaux des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel qui précise que "le Président d'Université (...) est responsable de l'ordre et de la sécurité dans les enceintes et locaux affectés à titre principal à l'établissement dont il a la charge".  Le président de l'Université, comme le recteur en Sorbonne ou le Directeur de Sciences Po, peut donc "prendre toutes mesures utiles", parmi lesquelles demander l'aide des forces de l'ordre pour faire évacuer l'établissement.
 
Encore faut-il, bien entendu, que ces "mesures utiles" soient indispensables à la garantie de l'ordre public dans l'enceinte universitaire. L'évacuation peut être une solution, lorsque l'on craint des affrontements ou des dégradations. En Sorbonne, nul n'a oublié l'intrusion, entre les deux tours de l'élection présidentielle de 2022, de militants d'extrême gauche déçus des résultats du premier tour. En moins de vingt-quatre heures, ils ont fait des dégâts considérables, jusqu'à ce que la police procède à l'évacuation, trop tard hélas pour sauver des centaines de livres dégradés ou jetés par les fenêtres. Ces violences sont désormais relativement fréquentes, et témoignent d'une incapacité de plus en plus grande à organiser le débat. L'Université est de moins en moins un espace de discussion ouvert, un lieu d'échanges. Elle devient une sorte d'arène prise d'assaut par des combattants, armés de quelques éléments de langage sommaires et prêts à faire preuve d'une violence extrême pour combattre l'ennemi. La tradition de la disputatio aurait-elle purement et simplement disparu ?




mardi 30 avril 2024

Le révisionnisme roumain devant la CEDH.


La révision de condamnations pour crimes de guerre peut être contestée devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), même si les crimes eux-mêmes, commis bien avant que soit signée et ratifiée la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, ne peuvent plus être sanctionnés par cette même Cour. Les faits de l'espèce portent sur l'Holocauste, les pogroms et déportations qui se sont produits en Roumanie.

Dans l'arrêt Zaicescu et Falticineanu c. Roumanie, rendu le 23 avril 2024, les requérants sont âgés, l'un de 97 ans, l'autre de 95 ans. M. Zaicescu est un survivant du pogrom de Iasi où furent tués un bon nombre de membres de sa famille. Embarqué dans un train pour Podul Iloaiei, il fit partie des 20 % de passagers qui parvinrent à survivre. Quant à Mme Falticineanu, alors âgée de douze ans, elle fut déportée dans un ghetto de Transnitrie, d'où elle parvint à s'évader. Elle survécut elle aussi, cachée pendant trois ans dans la maison d'un proche. 

Après la guerre, les tribunaux roumains ont poursuivi les auteurs de crimes contre l'humanité, parmi lesquels R. D. et son subordonné G. P., tous deux membres de l'armée roumaine et qui avaient participé aux déportations des Juifs de Bessarabie. Ils furent respectivement condamnés à quinze et dix ans de travaux forcés. Mais les choses ont changé avec la fin du régime communiste. La Roumanie s'est alors employée à réviser les condamnations des officiers de l'armée, au motif qu'ils n'avaient fait qu'exécuter les ordres des autorités allemandes. R. D. et G. P., pourtant décédés, ont bénéficié d'un acquittement par cette procédure de révision en 1999. Les requérants n'en ont été informés qu'a posteriori et fortuitement. Après avoir vainement tenté d'obtenir l'annulation de cette procédure de révision devant les juges roumains, ils se tournent vers la CEDH. 

 

L'article 3 et les crimes de guerre

 

Ils invoquent d'abord une violation de l'article 3. La procédure de révision des condamnations pour crimes de guerre et participation à l'Holocauste de R. D. et G. P., ainsi que le fait qu'ils n'en aient pas été informés, révèle, à leurs yeux, une carence de l'État roumain qui n'a pas enquêté sur les traitements inhumains ou dégradants dont ils ont été victimes durant la seconde guerre mondiale. 


Dans l'affaire Janowviec et autres c. Russie du 16 avril 2012, la Cour a été saisie du massacre de Katyn perpétré en avril et mai 1940, durant lequel vingt-deux mille officiers et responsables polonais ont trouvé la mort. Durant de longues années, la Russie a laissé croire que l'armée allemande était l'auteur de ce crime, et c'est seulement en 1990 que Mikhaël Gorbatchev a ordonné une enquête, alors que la plupart des historiens affirmaient la responsabilité de Staline dans le massacre.  En 2004, une décision de clore l'enquête a été prise par les autorités russes. Des proches des victimes ont saisi la CEDH, se plaignant de n'avoir pas eu accès à la décision de clôture de l'enquête,  pas plus qu'aux dossiers de leurs proches. Ils n'ont donc pas pu engager de procédures en vue de leur réhabilitation. 

La CEDH oppose une incompétence ratione temporis, en rappelant que le massacre de Katyn a eu lieu en mai 1940, soit 58 ans avant la ratification de la Convention européenne par la Russie, en 1998. Il est donc juridiquement impossible de condamner la Russie sur le fondement d'un traité à laquelle elle n'était pas partie au moment des faits, et qui d'ailleurs ne sera signée que dix ans plus tard.

Cette "date critique", c'est-à-dire la date à partir de laquelle l'État est lié par la Convention, peut néanmoins être envisagée avec une certaine souplesse, lorsque des actes de procédure liés aux évènements antérieurs, ont été engagés après la ratification. Autrement dit, la Cour exige une certaine continuité, un "lien véritable" entre les évènements constitutifs du crime et l'enquête qui va suivre, ce qui signifie que l'intervalle entre ces faits et l'enquête doit être raisonnable. En l'espèce, aucun "lien véritable" ne peut raisonnablement être observé. La Cour ne conteste évidemment pas que les requérants ont été victimes de crimes de guerre, et même de crimes contre l'humanité, mais les faits se sont déroulés en 1941, alors que la "date critique" d'entrée en vigueur de la Convention en Roumanie est fixée au 20 juin 1994. Ce délai est donc trop long dans l'absolu pour qu'un véritable lien puisse être établi entre les événements déclencheurs et l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de la Roumanie. Au demeurant, les procédures essentielles dans cette affaire se sont déroulées entre 1954 et 1957, la réhabilitation intervenue en 1998 consistant en une simple réinterprétation des éléments figurant dans le dossier. La CEDH estime donc que le "lien véritable" n'existe pas et s'estime donc incompétente pour apprécier l'atteinte à l'article 3.

 


 La minute de Monsieur Cyclopède. Pierre Desproges. 1984

 

L'article 8 et le révisionnisme

 

En revanche, l'article 8 peut être valablement invoqué par les requérants. Il précise que toute ingérence d'une autorité publique dans le droit au respect de la vie privée doit être prévue par la loi et constituer mesure nécessaire dans une société démocratique. En l'espèce, la Cour observe que les requérants se sont "sentis humiliés et traumatisés en raison de la révision de faits historiquement et judiciairement établis". La révision des procès des auteurs de crimes conduisait ainsi à nier les violences dont ils avaient été victimes pendant l'Holocauste

La CEDH se montre très sévère sur cette procédure de révision. Elle note que le procureur général de Roumanie a utilisé un "recours extraordinaire" qui est à la seule discrétion. Il a demandé aux tribunaux de rouvrir la procédure pénale et d'acquitter les deux militaires de crimes dont la preuve figurait pourtant dans leur dossier. Il ne s'est même pas donné la peine de motiver sa demande. Les jugements de réhabilitation mentionnent seulement que les militaires roumains n'ont fait qu'obéir aux ordres et ils écartent donc leur responsabilité.

Mais le droit international humanitaire estime que le fait qu'un acte ait été ordonné par un supérieur ne saurait constituer un moyen de défense, dans le contexte de crimes de guerre ou contre l'humanité. Ce principe figure dans l'article 2 de la Convention du 10 décembre 1984 contre le torture et les traitements inhumains ou dégradants, ratifiée par la Roumanie en décembre 1990. Le Statut de Rome, ratifié par la Roumanie en 2002, le reprend dans son article 33, dans le cas des personnes poursuivies devant la Cour pénale internationale. En tout état de cause, le moyen reposant sur l'ordre d'un supérieur ne pouvait sérieusement être invoqué dans le cadre d'un procès en réhabilitation intervenu en 1998. La Cour fait d'ailleurs remarquer que R.D. était le supérieur de G.P. et que, selon cette analyse, il n'aurait pas dû bénéficier d'un tel raisonnement.

Sur le fond, la Cour note la tendance révisionniste de la Cour Suprême roumaine qui a validé les réhabilitations, en affirmant que le pogrom de Iasi comme les déportations relevaient de la seule responsabilité des troupes allemandes. Les travaux des historiens, auxquels elle fait référence, montrent au contraire que l'armée roumaine a largement participé aux pogroms et déportations. Dans son arrêt Pastörs c. Allemagne du 3 octobre 2019, la Cour affirme que les États qui ont connu l'occupation allemande ont une responsabilité morale particulière de se distancer des atrocités de masse perpétrées par les nazis. Précisément, la Roumanie a fait le contraire, et la Cour affirme clairement que les jugements de réhabilitation des criminels de guerre "peuvent objectivement être considérés comme des excuses ou des efforts visant à brouiller les responsabilités et à rejeter la responsabilité de l'Holocauste sur une autre nation, contrairement à des faits historiques bien établis". Elle dénonce alors cette pratique comme" élément de négation et de distorsion de l’Holocauste". 

Cette pratique révisionniste viole également l'accord international signé en 1945 par la Roumanie. Elle s'engageait alors à dissoudre toutes les organisations fascistes sur son territoire, à abroger les lois et mesures discriminatoires et à appréhender et traduire en justice les personnes accusées de crimes de guerre. Cette obligation n'a pas disparu aujourd'hui, et les réhabilitations réalisées en 1998 vont directement à son encontre. 

De tous ces éléments, la Cour déduit que les deux requérants ont effectivement souffert d'une ingérence disproportionnée dans leur vie privée. Le traumatisme qu'ils ont subi suffit ainsi à caractériser la violation de l'article 8. Mais derrière le cas de M. Zaicescu et de Mme Falticineanu, c'est l'ensemble de la politique révisionniste de la Roumanie qui est sanctionné. L'arrêt du 23 avril 2024 témoigne ainsi d'une situation pour le moins fâcheuse dans un État qui, rappelons-le, est membre de l'Union européenne. Le négationnisme est généralement sanctionné chez des individus qui nient ou relativisent l'Holocauste, et qui n'entrainent qu'eux-mêmes dans cette dérive. Dans le cas présent, le négationnisme est le fait d'un État qui nie toute responsabilité dans l'Holocauste et s'efforce de réécrire l'histoire. L'Union européenne doit-elle accepter qu'un de ses membres fasse du négationnisme une politique publique ?


Les crimes de guerre  : Chapitre 7 Section 1 § 3 du manuel sur internet  

mercredi 24 avril 2024

Le Fact Checking de LLC : L'excuse de minorité.


Le Premier ministre Gabriel Attal annonce un "sursaut d'autorité" face à la délinquance des mineurs. Les mesures concrètes ne sont, pour le moment, guère précisées, à l'exception d'une volonté affirmée d'"ouvrir le débat" sur "l'atténuation possible de l'excuse de minorité". Le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti a fidèlement repris le discours en proclamant "la culture de l'excuse, c'est fini", avant d'ajouter que "ça ne signifie pas qu'on oublie qu'un gamin est un gamin". En bref, il faut mettre en question l'excuse de minorité, mais pas trop.

 

Une notion qui ne figure pas dans le code pénal

 

L'excuse de minorité n'est pas une notion employée par le Code pénal. Son article 122-8 mentionne, de manière très générale : "Les mineurs capables de discernement sont pénalement responsables des crimes, délits ou contraventions dont ils ont été reconnus coupables, en tenant compte de l'atténuation de responsabilité dont ils bénéficient en raison de leur âge, dans des conditions fixées par le code de la justice pénale des mineurs". On doit en déduire que la situation pénale des mineurs repose sur deux notions essentielles, d'une part celle de responsabilité, d'autre part celle de discernement. Depuis l'ordonnance de 1945, remplacée en 2021 par le code de la justice pénale des mineurs, ces principes n'ont guère été remis en cause. Cette permanence peut sembler remarquable dans un droit pénal des mineurs qui s'analyse comme un perpétuel chantier, soumis à des changements très fréquents, la codification n'ayant en rien modifié cette instabilité chronique.

En l'état actuel du droit, la responsabilité pénale d'un mineur de moins de treize ans ne peut être engagée, et il ne peut faire l'objet que de mesures d'assistance éducative. Quant à la responsabilité de ses parents, elle n'est engagée qu'en matière civile, pour réparer les dommages causés par l'enfant, quand bien même il n'aurait pas commis de faute. Les parents ne sont pas pénalement responsables des infractions commises par leurs enfants. Cette absence de responsabilité pénale des mineurs de moins de treize ans s'explique par une présomption de non-discernement.

 


La chasse à l'enfant. Marianne Oswald. 1936

Jacques Prévert

 

Une diminution de peine

 

La question se pose en termes différents pour les plus de treize ans. L'article L 11-5 du code la justice pénale des mineurs énonce que "les peines encourues par les mineurs sont diminuées conformément aux dispositions du présent code". Mais là encore, il n'est pas question d'excuse de minorité, mais plus simplement de diminution de peine. Selon l’article 121-5 du Code de la justice pénale des mineur, un jeune de plus de treize peut  être condamné à une peine d'emprisonnement égale, au maximum, à la moitié de la peine encourue par un majeur. Lorsque la peine prévue pour un majeur est la réclusion criminelle à perpétuité, le mineur peut être condamné à une peine de vingt ans d'emprisonnement.

Cette règle constitue le droit commun pour tous les mineurs, mais les juges peuvent y déroger pour ceux qui ont entre seize et dix-huit ans. Ceux-là peuvent être condamnés aux mêmes peines que les majeurs, à l'exception de la réclusion à perpétuité, qui peut être remplacée par une peine de trente ans d'emprisonnement. Cette peine maximum de trente ans est évidemment particulièrement sévère pour un mineur, si l'on considère que le code de la justice des mineures, comme avant lui l'ordonnance de 1945, reposait sur un principe faisant prévaloir l'éducation sur la répression. En tout état de cause, le juge peut décider d'écarter le principe d'atténuation de la peine dans trois cas. Il en est ainsi (1) lorsque les circonstances de l'espèce et la personnalité du mineur le justifient, (2) lorsque le crime d'atteinte volontaire à la vie a été commis en état de récidive, ou (3) lorsque le délit de violences volontaires, d'agressions sexuelles ou le délit commis avec la circonstance aggravante de violence a été commis en état de récidive. Il s'agit là de situations relativement rares, tout simplement parce qu'elles concernent des infractions extrêmement graves.

On doit aussi reconnaître que les juges répugnent à écarter cette atténuation de peine. On se souvient de la terrible affaire Shaïna. Un jeune de dix-sept ans avait, à Creil en 2019, poignardé puis brûlé vive cette adolescente de quinze ans. L'horreur de ce crime avait suscité beaucoup d'émotion dans l'opinion et l'avocat général avait requis la levée de l'atténuation de la peine. Mais le jury s'y était refusé, condamnant tout de même l'accusé à dix-huit d'emprisonnement. Cette affaire avait alors suscité un débat sur cette "excuse de minorité", car si elle n'est pas écartée dans une telle hypothèse, elle risque évidemment de ne l'être jamais.

Lorsque Gabriel Attal envisage "l'atténuation possible de l'excuse de minorité", il entend ainsi, du moins on le suppose, ouvrir un débat sur l'éventuelle suppression de cette diminution de peine qui concernerait tous les mineurs entre treize et seize ans ou sur un allongement de liste des infractions justifiant qu'elle soit écartée, pour les plus de seize ans. Pour le moment, les précisions font cruellement défaut. 

On peut toutefois d'ores et déjà s'interroger sur les obstacles juridiques que le Premier ministre risque de rencontrer.

 

La Convention internationale sur les droits de l'enfant

 

Observons d'abord qu'il est impossible de juger les enfants comme les adultes, et donc de supprimer purement et simplement le droit pénal des mineurs. La Convention internationale des droits de l’enfant de 1989, signée et ratifiée par la France, impose aux États parties, dans son article 40 alinéa 3 d'« établir un âge minimum au-dessous duquel les enfants seront présumés n'avoir pas la capacité d'enfreindre la loi pénale». Ils doivent aussi, "prendre des mesures, chaque fois que cela est possible et souhaitable, pour traiter ces enfants sans recourir à la procédure judiciaire". Bien entendu, la formulation n'interdit pas d'infliger à un mineur une peine d'emprisonnement, mais en revanche elle impose un statut pénal des mineurs, nécessairement différent de celui des majeurs, et reposant sur "l'intérêt supérieur de l'enfant". 


L'obstacle constitutionnel


Le second obstacle réside dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 29 août 2002, il érige en principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR) le fait que "« la responsabilité pénale des mineurs doit être atténuée en fonction de leur âge » et que « la réponse des pouvoirs publics aux infractions que commettent les mineurs doit rechercher autant que faire se peut leur relèvement éducatif et moral par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité et prononcées selon les cas par des juridictions spécialisées ou selon des procédures juridictionnelles aménagées". 

L'origine de ce PFLR se trouve  dans la loi du 12 avril 1906 sur la majorité pénale des mineurs, dans celle du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et enfin dans l'ordonnance du 2 février 1945 sur l'enfance délinquante. Mais, là encore, comme la Convention sur les droits de l'enfant, le Conseil constitutionnel se garde bien d'affirmer que les sanctions pénales doivent toujours être écartées au profit de mesures éducatives. L'ordonnance de 1945 prévoyait d'ailleurs de telles sanctions allant du placement à la détention pour les mineurs de plus de treize ans. 

S'il veut réformer le droit pénal des mineurs, Gabriel Attal devra se livrer à un exercice d'équilibriste. Certes, il n'est pas impossible, comme le souhaitent les partis situés plutôt à droite de l'échiquier politique, d'écarter un peu plus facilement le principe d'atténuation de la peine. Mais l'évolution ne doit pas aller jusqu'à supprimer la spécificité du droit pénal des enfants, qui repose essentiellement sur l'éducation. En tout état de cause, on peut se demander si la question ne relève pas plutôt de la politique pénale, d'une volonté d'appliquer une loi qui existe plutôt que de voter une nouvelle législation plus répressive, pour ne pas l'appliquer. N'oublions pas en effet que le principe d'individualisation de la peine s'applique aux enfants, comme aux adultes,

 

vendredi 19 avril 2024

L'aide à mourir devant l'Assemblée


Le 10 avril 2024, a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le projet de loi relatif à l'accompagnement des malades et de la fin de vie. La syntaxe est un peu étrange, mais il n'en demeure pas moins que le texte est désormais ouvert au débat parlementaire. Dans le cas présent, une commission spéciale a été créée pour l'examiner, à la demande du gouvernement. Ses soixante-dix membres ont été désignés à la représentation proportionnelle des groupes parlementaires. Il s'agit là d'une procédure dérogatoire qui rompt avec la règle de droit commun qui veut qu'un texte soit renvoyé à une commission permanente. Le but est évidemment de rechercher, dès le travail en commission, le consensus de l'ensemble des parlementaires sur un texte considéré comme particulièrement sensible. Ce consensus est d'autant plus espéré que le gouvernement n'a pas réellement de majorité et qu'elle pourrait se diviser sur un sujet clivant.

Pour le moment, les travaux n'ont pas réellement commencé, les premières auditions de la commission étant prévues pour le 22 avril. Mais c'est aussi le moment d'étudier le contenu du projet. Sa lecture incite à penser qu'il cherche à plaire à tout le monde. D'une part, il vise à rassurer ceux qui ne souhaitent pas réellement modifier le droit existant, les partisans de l'immobilisme. Il propose alors un renforcement de ce qui existe déjà, à savoir les soins palliatifs. D'autre part, ou "en même temps", il veut donner satisfaction à ceux qui attendent une modification du droit, en prévoyant une "aide à mourir" strictement encadrée.

 

Satisfaire les partisans de l'immobilisme : les "soins d'accompagnement" 


Les partisans de l'immobilisme se situent plutôt à droite de l'échiquier politique, avec évidemment des exceptions. D'une manière très simple, ils s'appuient sur l'existence des soins palliatifs. A leurs yeux, il suffit de multiplier les services de soins palliatifs pour que le droit de mourir dans la dignité soit garanti. Il ne leur semble guère utile de modifier la loi. Mutatis mutandis, ce raisonnement est à peu près celui qui a existé lors des débats sur la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. A l'époque, le Pacs a été présenté comme un instrument protégeant parfaitement les droits de ces couples par ceux-là même qui l'avait combattu vigoureusement quelques années plus tôt.

Précisément, les deux lois Léonetti du 22 avril 2005 et Léonetti-Claeys du 2 février 2016 définissent les soins palliatifs comme ceux qui "visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage". Dispensés dans le but d'améliorer la fin de vie des patients, ils sont, depuis la loi de 2016, devenus une obligation dont le respect s'impose au médecin. Sa mise en œuvre se révèle toutefois délicate, et les partisans de l'immobilisme juridique ont raison d'observer que les services de soins palliatifs ne sont pas suffisamment nombreux sur le territoire. D'une manière générale, il existe une inégalité sociale devant les soins palliatifs, ces derniers étant accessibles dans les zones urbaines et plutôt aisées, alors qu'ils sont pratiquement inaccessibles dans les territoires les plus pauvres, ceux-là mêmes qui sont abandonnés par les services publics.

Quoi qu'il en soit, le projet ne change rien sur ce point, sauf la terminologie. Il intègre en effet les soins palliatifs dans une approche plus englobante. Les "soins d'accompagnement" devront désormais comporter d'autres soins que ceux qui, strictement médicaux, ont pour fonction de traiter la douleur. On peut ainsi évoquer la prise en charge nutritionnelle, l'accompagnement psychologique, la musicothérapie, les massages etc. D'une manière générale, il s'agit de répondre à tous les besoins du patient et, éventuellement, à ceux de ses proches. Pour mettre en oeuvre cette politique publique, le projet annonce la création d'une nouvelle catégorie d'établissements, les "maisons d'accompagnement", structures intermédiaires entre le domicile et l'hôpital. Il permet aussi une prise en charge à domicile, si l'état du patient le permet.

Certes, mais les services actuels de soins palliatifs n'ont pas attendu le législateur pour offrir aux patients, ou au moins tenter de leur offrir, des conditions d'accueil et de soins leur rendant la fin de vie la moins inconfortable possible. La musique ou les massages faisaient déjà partie de cette prise en charge.

Ces "soins d'accompagnement" apparaissent ainsi comme une nouvelle terminologie cosmétique permettant de donner l'apparence d'une évolution des soins palliatifs. Il est probable que cette partie du projet suscitera un consensus car il est difficile de ne pas souhaiter l'augmentation du nombre de services et, plus généralement, une meilleure prise en charge de la fin de vie.




Mort de Didon. Les Troyens. Berlioz
Helena Troyanos. Metropolitan Opera. Direction James Levine. 1983


Satisfaire les partisans du changement : l'"aide à mourir"


Selon l'article 5 du projet de loi, l'aide à mourir "consiste à autoriser et à accompagner la mise à disposition à une personne qui le demande d’une substance létale, pour qu’elle se l’administre elle-même ou, si elle n'en est pas capable, se la fasse administrer par un médecin, un infirmier, un proche ou une personne volontaire de son choix".  

On observe d'emblée que les termes d'"euthanasie" et même de "suicide assisté" sont écartés du projet de loi. En ce qui concerne le premier, l'exclusion était prévisible, car le mot "euthanasie" renvoie à une mort infligée par un tiers, parfois pour des motifs d'eugénisme, sans que le consentement de l'intéressé soit nécessairement exigé. En revanche, la notion de "suicide assisté" semble plus consensuelle, car elle repose au contraire sur la volonté de la personne, sur son désir de mettre fin à une vie qui ne mérite plus d'être vécue. Elle a pourtant été refusée, car précisément, le projet soumet la procédure à des conditions très strictes et à des avis médicaux. Autrement dit, la volonté du patient ne suffit pas à provoquer son décès.

L'"aide à mourir" apparaît donc plus neutre, mais aussi plus floue. Cette notion s'analyse comme une rupture par rapport à l'avis rendu en 2022 par la Comité consultatif national d'éthique et surtout par rapport aux conclusions de la Convention citoyenne d'avril 2023 qui évoquait à la fois le suicide assisté et l'euthanasie.

Le projet de loi, dans son article 6, dresse une liste de conditions permettant d'accéder à cette "aide à mourir". Elle sera ouverte aux personnes majeures, françaises ou résidents réguliers et stables en France. Cette dernière précision vise à empêcher la pratique qui s'est développée en Belgique et en Suisse, pays dans lesquels les personnes qui ne peuvent en bénéficier dans leur pays vont pratiquer un suicide assisté. 

Il est aussi précisé que la demande d'aide à mourir doit émaner d'une personne apte à manifester sa volonté de façon libre et éclairée. Cette condition semble exclure les patients atteints de la maladie d'Alzheimer ou d'autres formes de démences. Un débat devrait alors s'ouvrir sur la possibilité, ou non, de rédiger des directives anticipées demandant une aide à mourir lorsque le patient ne sera plus un état de vire une vie autre que végétative.

Enfin, le projet ouvre l'aide à mourir aux personnes "atteintes d'une maladie grave et incurable avec un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme". Là encore, l'interprétation risque d'être délicate. Lorsque le pronostic vital d'une patient atteint de la maladie de Charcot est engagé "à court terme" ou "à moyen terme", sa souffrance est déjà insupportable. Et ces notions ne peuvent guère être définies avec précision. Entre le court terme, le moyen terme, et le long terme, il est probable que les avis médicaux ne sont pas tous identiques. A cela la loi ajoute une exigence de souffrances réfractaires, c'est-à-dire impossibles à soulager, ou insupportables. Certes, mais ces deux dernières conditions sont-elles cumulatives ou alternatives ? Notre patient atteint de la maladie de Charcot pourra-t-il invoquer l'intensité de ses souffrances pour demander une aide à mourir avant que sa vie soit un enfer ? A ce stade, le projet de loi demeure très flou.

On notera tout de même que le projet précise que les médecins bénéficieront d'une clause de conscience. A dire vrai, ils en bénéficient déjà. L'article R 4127-47 du code de la santé publique énonce ainsi que "hors le cas d'urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d'humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles". L'article 47 du code de déontologie médicale reprend exactement la même formulation. Mais il est toujours préférable de rappeler cette règle à une partie des parlementaires toujours prompts à invoquer des clauses de conscience lorsqu'ils n'ont pas envie de voter ou d'appliquer une loi.

De toute évidence, cette partie du texte donnera lieu à débats, et certains points devront être précisés. Il conviendra, en quelque sorte, de sortir du flou et de définir exactement ce que l'on veut. Le gouvernement entend prendre son temps. La commission spéciale ne fait que commencer ses travaux et le débat parlementaire proprement dit devrait commencer fin mai. Il a été annoncé que la procédure accélérée ne serait pas demandée, ce qui signifie qu'il y aura bien deux lectures dans chaque assemblée. Le chemin va donc être semé d'embûches, et la rédaction relativement floue du projet, contrairement à ce que pense le gouvernement, n'est sans doute pas le meilleur moyen pour obtenir le consensus. Il faut s'attendre à des débats agités.


Le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7 Section 2 § 2 A du manuel sur internet   

 

 

 

mardi 16 avril 2024

Impartialité : le Conseil d'État protecteur des libertés du Conseil d'État


Le Conseil d'État a rendu le 15 avril 2024 un arrêt qu'il a choisi de largement médiatiser.  Cette décision d'Assemblée ne pouvait manquer d'attirer l'attention des commentateurs. Ils saluent une décision par laquelle le Conseil rappelle que les juges administratifs, et notamment lui-même, sont soumis aux principes d'indépendance et d'impartialité. Cerise sur le contentieux, le Conseil accepterait enfin de se soumettre au principe d'impartialité objective. Les administrés sont ainsi invités à applaudir une nouvelle fois "le-Conseil-d'-État-protecteur-des-libertés-publiques".

En l'espèce, l'Assemblée du contentieux se prononce sur un recours en cassation déposé par le département des Bouches-du-Rhône contre un jugement du tribunal administratif de Marseille. Sur le fond, le contentieux portait sur le refus d'octroi d'une prime de retour à l'emploi, mais il aurait pu porter sur un tout autre sujet, car l'intérêt de la décision est purement procédural. Le département contestait en effet la présence, dans la formation de jugement du tribunal administratif, d'une magistrate antérieurement employée dans ses services.

On penserait volontiers que l'enthousiasme de la doctrine trouve son origine dans un revirement de jurisprudence, le Conseil d'État annulant le jugement du tribunal administratif au motif que la présence d'une magistrate ayant eu des liens avec le requérant s'analysait comme une atteinte à l'impartialité. Mais il n'en est rien. Que l'on se rassure, la décision du tribunal administratif de Marseille est confirmée.

En fait, l'enthousiasme des commentateurs trouve son origine dans le rappel du droit auquel procède le juge. Il énonce en effet que, outre son statut qui le met à l'abri, au moins théoriquement, des pressions et ingérences extérieures, le magistrat administratif doit, de lui-même, "s'abstenir de participer au jugement d'une affaire s'il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité". 

 


 

 

L'impartialité objective, sans la nommer

 

La formule est intéressante, dans son ambiguïté même, car l'Assemblée semble ainsi se référer à l'impartialité objective, mais choisit de ne pas utiliser cette formulation. Cette notion concerne l’organisation de l’institution et repose sur l’appréciation des « apparences » . Elle se résume très simplement : l’autorité qui prononce une sanction, tribunal ou conseil de discipline, ne doit pas seulement être impartiale, elle doit aussi sembler impartiale et inspirer la confiance.  

La Cour européenne des droits de l'homme sanctionne régulièrement l'absence d'impartialité objective dans les procédures contentieuses. Une juridiction d’exception comportant un juge militaire ne constitue donc pas un « tribunal impartial », principe affirmé par la CEDH dans un arrêt Öcalan c. Turquie du 12 mai 2005. Au-delà de cet exemple caricatural, la Cour européenne vise aussi une procédure française dans l’arrêt Syndicat national des journalistes du 14 décembre 2023. Un pourvoi déposé par un syndicat dans un contentieux social l’opposant à un éditeur juridique avait, en effet, été jugé par la Chambre sociale de la Cour de cassation, dont trois membres avaient des liens financiers avec l’entreprise défenderesse. Cette affaire ne doit pourtant pas laisser oublier que la Cour de cassation applique régulièrement la notion d’impartialité objective, par exemple pour sanctionner une procédure dans laquelle un magistrat a siégé successivement dans deux formations jugeant la même affaire.

 

Précisément, le Conseil d’État se montre plus réticent à l’égard du principe d’impartialité objective. Dans un arrêt M. B. du 13 novembre 2013, il refuse de sanctionner une procédure disciplinaire dans laquelle la même autorité hiérarchique avait suspendu l’intéressé de ses fonctions, nommé son successeur, engagé une enquête disciplinaire, établi le rapport, saisi et présidé le Conseil de discipline qui avait prononcé sa mise à la retraite d’office. La CEDH, saisie de cette affaire et a rendu, neuf ans plus tard, un arrêt du 3novembre 2022. Elle estime alors qu’« il n'est pas nécessaire de rechercher si les autorités administratives en charge de la procédure disciplinaire répondaient aux exigences de l’article 6 § 1", c’est-à-dire du principe d’impartialité. Cette jurisprudence a été confirmée par une décision François Thierry c. France du 2 mars 2023. Cette jurisprudence rend donc impossible tout contrôle du principe d’impartialité objective dans la procédure disciplinaire, ni du Conseil d’État français qui refuse de l’examiner, ni de la CEDH qui renvoie la question au juge français.

 

L'arrêt du 15 avril 2024 remet-il en cause cette jurisprudence ? Non, pas le moins du monde. Le principe d'impartialité objective ne s'applique toujours pas aux procédures disciplinaires, celles dans lesquelles il est pourtant le plus invoqué. Il demeure cantonné au contentieux devant le juge administratif. 


Mais s'agit-il réellement d'impartialité objective, dès lors que cette formule ne figure pas dans l'arrêt ? On peut en douter, car l'Assemblée se borne finalement à affirmer que l'impartialité s'apprécie au cas par cas. Précisément, un principe qui s'apprécie au cas par cas est-il encore un principe ?


Droit et déontologie


Il est intéressant de noter que le Conseil d'État consacre un paragraphe entier aux obligations déontologiques des magistrats de l'ordre administratif. L'article L 131-3 du code de justice administrative, dans sa rédaction issue de la loi du 20 avril 2016, impose aux membres du Conseil d'État de "veiller à prévenir ou à faire cesser immédiatement les situations de conflit d'intérêts". L'article L 231-4 du même code impose une attitude identique aux membres des autres juridictions administratives. La Charte de déontologie de la juridiction administrative et les recommandations du collège de déontologie affirment également ces obligations.


De fait, l'impartialité objective est présentée, dans l'arrêt du 14 avril 2024, comme une obligation déontologique qui repose sur l'appréciation individuelle du magistrat.

 

Des obligations individuelles


Trois obligations sont ainsi posées. Tout d'abord, un magistrat administratif doit s'abstenir de participer au jugement des affaires mettant en cause les décisions administratives dont il est l’auteur, qui ont été prises sous son autorité, à l’élaboration ou à la défense en justice desquelles il a pris part. Ensuite, il doit aussi se déporter pour les affaires pour lesquelles il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité. Enfin, dernière obligation conçue comme une sorte de clause de sauvegarde, le magistrat peut toujours refuser de siéger "s’il estime en conscience devoir se déporter, sans avoir à s’en justifier".

Certes, la seconde obligation, c'est-à-dire l'obligation de se déporter lorsqu'il existe une "raison sérieuse de mettre en doute son impartialité", ressemble à une sanction de l'impartialité objective. Mais le Conseil d'État ne pose pas un principe. Il se borne à formuler une règle de conduite individuelle, qui repose sur l'interprétation individuelle de chacun des membres de la juridiction administrative. Il donne certes quelques éléments susceptibles d'être utilisés comme critères de choix, notamment la nature des fonctions précédemment exercées ou le délai écoulé depuis qu'elles l'ont été.

En l'espèce, la magistrate membre de la formation de jugement du tribunal administratif de Marseille avait quitté ses fonctions auprès du conseil départemental depuis vingt-et-un mois. Le Conseil d'État considère ce délai comme suffisant pour écarter le manquement à l'impartialité. Avouons que l'appréciation est purement subjective, d'autant que ce délai devrait être comparé au temps qu'a mis le tribunal administratif pour statuer sur l'affaire. On parvient ainsi à définir l'impartialité objective par des critères subjectifs.

Le Conseil-d'-État-protecteur-des-libertés réussit ainsi, une nouvelle fois, à présenter sa décision comme une avancée considérable dans le respect des droits du justiciable. En réalité, la décision revient à confier à chaque magistrat le soin de définir lui-même sa propre conception de l'impartialité objective. Le Conseil d'État se montre ainsi un excellent protecteur des libertés... du Conseil d'État.


Droit à un juste procès : Chapitre 4 Section 1 § 2 A du manuel sur internet