« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 19 avril 2024

L'aide à mourir devant l'Assemblée


Le 10 avril 2024, a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le projet de loi relatif à l'accompagnement des malades et de la fin de vie. La syntaxe est un peu étrange, mais il n'en demeure pas moins que le texte est désormais ouvert au débat parlementaire. Dans le cas présent, une commission spéciale a été créée pour l'examiner, à la demande du gouvernement. Ses soixante-dix membres ont été désignés à la représentation proportionnelle des groupes parlementaires. Il s'agit là d'une procédure dérogatoire qui rompt avec la règle de droit commun qui veut qu'un texte soit renvoyé à une commission permanente. Le but est évidemment de rechercher, dès le travail en commission, le consensus de l'ensemble des parlementaires sur un texte considéré comme particulièrement sensible. Ce consensus est d'autant plus espéré que le gouvernement n'a pas réellement de majorité et qu'elle pourrait se diviser sur un sujet clivant.

Pour le moment, les travaux n'ont pas réellement commencé, les premières auditions de la commission étant prévues pour le 22 avril. Mais c'est aussi le moment d'étudier le contenu du projet. Sa lecture incite à penser qu'il cherche à plaire à tout le monde. D'une part, il vise à rassurer ceux qui ne souhaitent pas réellement modifier le droit existant, les partisans de l'immobilisme. Il propose alors un renforcement de ce qui existe déjà, à savoir les soins palliatifs. D'autre part, ou "en même temps", il veut donner satisfaction à ceux qui attendent une modification du droit, en prévoyant une "aide à mourir" strictement encadrée.

 

Satisfaire les partisans de l'immobilisme : les "soins d'accompagnement" 


Les partisans de l'immobilisme se situent plutôt à droite de l'échiquier politique, avec évidemment des exceptions. D'une manière très simple, ils s'appuient sur l'existence des soins palliatifs. A leurs yeux, il suffit de multiplier les services de soins palliatifs pour que le droit de mourir dans la dignité soit garanti. Il ne leur semble guère utile de modifier la loi. Mutatis mutandis, ce raisonnement est à peu près celui qui a existé lors des débats sur la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. A l'époque, le Pacs a été présenté comme un instrument protégeant parfaitement les droits de ces couples par ceux-là même qui l'avait combattu vigoureusement quelques années plus tôt.

Précisément, les deux lois Léonetti du 22 avril 2005 et Léonetti-Claeys du 2 février 2016 définissent les soins palliatifs comme ceux qui "visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage". Dispensés dans le but d'améliorer la fin de vie des patients, ils sont, depuis la loi de 2016, devenus une obligation dont le respect s'impose au médecin. Sa mise en œuvre se révèle toutefois délicate, et les partisans de l'immobilisme juridique ont raison d'observer que les services de soins palliatifs ne sont pas suffisamment nombreux sur le territoire. D'une manière générale, il existe une inégalité sociale devant les soins palliatifs, ces derniers étant accessibles dans les zones urbaines et plutôt aisées, alors qu'ils sont pratiquement inaccessibles dans les territoires les plus pauvres, ceux-là mêmes qui sont abandonnés par les services publics.

Quoi qu'il en soit, le projet ne change rien sur ce point, sauf la terminologie. Il intègre en effet les soins palliatifs dans une approche plus englobante. Les "soins d'accompagnement" devront désormais comporter d'autres soins que ceux qui, strictement médicaux, ont pour fonction de traiter la douleur. On peut ainsi évoquer la prise en charge nutritionnelle, l'accompagnement psychologique, la musicothérapie, les massages etc. D'une manière générale, il s'agit de répondre à tous les besoins du patient et, éventuellement, à ceux de ses proches. Pour mettre en oeuvre cette politique publique, le projet annonce la création d'une nouvelle catégorie d'établissements, les "maisons d'accompagnement", structures intermédiaires entre le domicile et l'hôpital. Il permet aussi une prise en charge à domicile, si l'état du patient le permet.

Certes, mais les services actuels de soins palliatifs n'ont pas attendu le législateur pour offrir aux patients, ou au moins tenter de leur offrir, des conditions d'accueil et de soins leur rendant la fin de vie la moins inconfortable possible. La musique ou les massages faisaient déjà partie de cette prise en charge.

Ces "soins d'accompagnement" apparaissent ainsi comme une nouvelle terminologie cosmétique permettant de donner l'apparence d'une évolution des soins palliatifs. Il est probable que cette partie du projet suscitera un consensus car il est difficile de ne pas souhaiter l'augmentation du nombre de services et, plus généralement, une meilleure prise en charge de la fin de vie.




Mort de Didon. Les Troyens. Berlioz
Helena Troyanos. Metropolitan Opera. Direction James Levine. 1983


Satisfaire les partisans du changement : l'"aide à mourir"


Selon l'article 5 du projet de loi, l'aide à mourir "consiste à autoriser et à accompagner la mise à disposition à une personne qui le demande d’une substance létale, pour qu’elle se l’administre elle-même ou, si elle n'en est pas capable, se la fasse administrer par un médecin, un infirmier, un proche ou une personne volontaire de son choix".  

On observe d'emblée que les termes d'"euthanasie" et même de "suicide assisté" sont écartés du projet de loi. En ce qui concerne le premier, l'exclusion était prévisible, car le mot "euthanasie" renvoie à une mort infligée par un tiers, parfois pour des motifs d'eugénisme, sans que le consentement de l'intéressé soit nécessairement exigé. En revanche, la notion de "suicide assisté" semble plus consensuelle, car elle repose au contraire sur la volonté de la personne, sur son désir de mettre fin à une vie qui ne mérite plus d'être vécue. Elle a pourtant été refusée, car précisément, le projet soumet la procédure à des conditions très strictes et à des avis médicaux. Autrement dit, la volonté du patient ne suffit pas à provoquer son décès.

L'"aide à mourir" apparaît donc plus neutre, mais aussi plus floue. Cette notion s'analyse comme une rupture par rapport à l'avis rendu en 2022 par la Comité consultatif national d'éthique et surtout par rapport aux conclusions de la Convention citoyenne d'avril 2023 qui évoquait à la fois le suicide assisté et l'euthanasie.

Le projet de loi, dans son article 6, dresse une liste de conditions permettant d'accéder à cette "aide à mourir". Elle sera ouverte aux personnes majeures, françaises ou résidents réguliers et stables en France. Cette dernière précision vise à empêcher la pratique qui s'est développée en Belgique et en Suisse, pays dans lesquels les personnes qui ne peuvent en bénéficier dans leur pays vont pratiquer un suicide assisté. 

Il est aussi précisé que la demande d'aide à mourir doit émaner d'une personne apte à manifester sa volonté de façon libre et éclairée. Cette condition semble exclure les patients atteints de la maladie d'Alzheimer ou d'autres formes de démences. Un débat devrait alors s'ouvrir sur la possibilité, ou non, de rédiger des directives anticipées demandant une aide à mourir lorsque le patient ne sera plus un état de vire une vie autre que végétative.

Enfin, le projet ouvre l'aide à mourir aux personnes "atteintes d'une maladie grave et incurable avec un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme". Là encore, l'interprétation risque d'être délicate. Lorsque le pronostic vital d'une patient atteint de la maladie de Charcot est engagé "à court terme" ou "à moyen terme", sa souffrance est déjà insupportable. Et ces notions ne peuvent guère être définies avec précision. Entre le court terme, le moyen terme, et le long terme, il est probable que les avis médicaux ne sont pas tous identiques. A cela la loi ajoute une exigence de souffrances réfractaires, c'est-à-dire impossibles à soulager, ou insupportables. Certes, mais ces deux dernières conditions sont-elles cumulatives ou alternatives ? Notre patient atteint de la maladie de Charcot pourra-t-il invoquer l'intensité de ses souffrances pour demander une aide à mourir avant que sa vie soit un enfer ? A ce stade, le projet de loi demeure très flou.

On notera tout de même que le projet précise que les médecins bénéficieront d'une clause de conscience. A dire vrai, ils en bénéficient déjà. L'article R 4127-47 du code de la santé publique énonce ainsi que "hors le cas d'urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d'humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles". L'article 47 du code de déontologie médicale reprend exactement la même formulation. Mais il est toujours préférable de rappeler cette règle à une partie des parlementaires toujours prompts à invoquer des clauses de conscience lorsqu'ils n'ont pas envie de voter ou d'appliquer une loi.

De toute évidence, cette partie du texte donnera lieu à débats, et certains points devront être précisés. Il conviendra, en quelque sorte, de sortir du flou et de définir exactement ce que l'on veut. Le gouvernement entend prendre son temps. La commission spéciale ne fait que commencer ses travaux et le débat parlementaire proprement dit devrait commencer fin mai. Il a été annoncé que la procédure accélérée ne serait pas demandée, ce qui signifie qu'il y aura bien deux lectures dans chaque assemblée. Le chemin va donc être semé d'embûches, et la rédaction relativement floue du projet, contrairement à ce que pense le gouvernement, n'est sans doute pas le meilleur moyen pour obtenir le consensus. Il faut s'attendre à des débats agités.


Le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7 Section 2 § 2 A du manuel sur internet   

 

 

 

1 commentaire:

  1. Une fois de plus, la France cède à son penchant pour l'inflation normative. A trop vouloir régler des problèmes jusque dans leurs moindres détails, on parvient à l'effet inverse. Le cas de l'aide à mourir est significatif.

    Une fois de plus, la France jupitérienne espère satisfaire tout le monde en même temps sur des sujets clivants. In fine, elle mécontente tout le monde, semant encore plus la confusion ambiante et structurelle qu'elle veut prévenir. Tout ceci fait le délice de tous partenaires qui rient sous cape de ces étranges pratiques.

    Gouverner, c'est prévoir mais aussi établir des priorités dans le traitement des sujets du moment. Et le moins que l'on soit autorisé à dire est qu'il ne manquent pas : multiplication des conflits dans le monde, perspective d'une crise économique, voire financière, crise environnementale, opposition entre l'Occident et le Sud global ... sur le plan extérieur ; crise de l'autorité, montée inquiétante de la violence, surtout chez les mineurs, pays se transformant en narco-Etat, gangrène de la corruption notée par le Conseil de l'Europe, fracturation du pays, blocage des institutions, crise de confiance des citoyens à l'égard de leurs représentants ....

    Du moins pour un temps, nous devrions faire confiance aux médecins et aux équipes médicales pour gérer au mieux la question sensible de l'aide à mourir. Arrêtons d'... les Français, disait déjà le président Georges Pompidou !

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