Le conflit qui se déroule à Gaza provoque en France des dégâts collatéraux dans les établissements d'enseignement supérieur, plus précisément à Sciences Po et en Sorbonne. Des petits groupes d'étudiants, souvent soutenus par quelques professionnels de la politique, ont brièvement occupé les locaux pour affirmer leur engagement en faveur de la Palestine. D'autres établissements ont ensuite été touchés, tous ces mouvements ayant pour point commun d'être le fait de petits groupes, pas plus de quelques dizaines de personnes à chaque fois.
Sciences Po et la Sorbonne sont, en quelque sorte, deux cas particuliers. Le premier est un "grand établissement", au même titre par exemple que Paris-Dauphine. Il ne s'agit pas d'une "université" au sens juridique du terme. La différence est particulièrement visible si l'on considère sa gouvernance, confiée non pas à un président élu par des conseils eux-mêmes élus, mais assurée par un directeur nommé par décret. Depuis de longues années, des conseillers d'État se sont succédé dans cette fonction, à un rythme rapide imposé par différents scandales. Mais la différence avec une Université réside aussi dans le financement de l'établissement qui peut imposer des frais d'inscription très élevés, donnant ainsi aux élèves et à leur famille le sentiment d'appartenir à certaine élite, essentiellement financière.
Le nom Sorbonne n'est juridiquement pas protégé, et il est utilisé par un nombre important d'établissements qui n'ont rien à voir avec les bâtiments de la Place de la Sorbonne. On peut ainsi se revendiquer de la Sorbonne et étudier près de la place de la Nation ou à Villetaneuse. Les locaux historiques, quant à eux, sont occupés essentiellement par deux universités, Paris 1 Panthéon Sorbonne et Sorbonne Université, cette dernière se revendiquant comme la Sorbonne Mère, l'héritière du collège fondé par Robert de Sorbon en 1253. Au-delà de ces deux universités, les locaux de la Sorbonne abritent aussi le rectorat de Paris, et c'est précisément ce qui fait leur spécificité, car le pouvoir de police est exercé par le recteur et non pas les présidents des deux universités qui les occupent.
Dans le cas présent, les locaux de Sciences Po ont été évacués à la suite d'une négociation avec la direction, avant d'ailleurs d'être réoccupés. Quant à la Cour d'honneur de la Sorbonne, elle a été évacuée par la police, par une décision du Premier ministre, autorité de tutelle du rectorat.
Ces évènements ont suscité un débat qui n'a rien de nouveau. D'un côté, on trouve ceux qui estiment indispensable d'évacuer des locaux, pour empêcher qu'un petit groupe de militants empêchent de travailler l'écrasante majorité des étudiants qui ne s'associent pas au mouvement. De l'autre côté, on trouve précisément ces mêmes militants qui invoquent, pêle-mêle, la liberté académique et la franchise universitaire.
La liberté académique des enseignants chercheurs
Aux termes de l'article L 952-2 du code de l'éducation, issu de l'article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984, "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité". La loi fait donc bénéficier de la liberté académique, non seulement "les enseignants-chercheurs" mais aussi "les enseignants et les chercheurs" et elle précise bien que cette liberté s'étend à la recherche et à l'enseignement.
La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984 fait certes de l'indépendance et de la libre expression des professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe ensuite étendu à l'ensemble des enseignants-chercheurs par la décision du 28 juillet 1993. Mais cette jurisprudence ne fait que protéger les enseignants chercheurs contre une loi qui irait à l'encontre de ces principes. Elle ne concerne pas l'étendue de la liberté d'expression des étudiants, organisée par d'autres textes.
Le cas des étudiants
Aux termes de l'article L 811-1 al. 2 du code de l'éducation, les usagers du service public de l'enseignement supérieur "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des
problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels". Il ne leur est donc pas interdit de s'exprimer sur des sujets politiques, soit individuellement, soit au sein de groupements représentatifs. Ils bénéficient également de la liberté de réunion. Si celle-ci ne figure pas expressément dans le code de l'éducation, elle est considérée, en particulier par la Cour européenne des droits de l'homme, comme un élément de la liberté d'expression. Quant à la liberté de manifestation, elle s'exerce sur la voie publique et est soumise à un régime déclaratoire. L'occupation d'un local universitaire ne saurait donc être assimilé à une manifestation.
L'article L 811-1 n'accorde cependant pas aux étudiants une liberté d'expression absolue. Il précise que celle-ci s'exerce " dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités
d'enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l'ordre public". Cette disposition constitue évidemment le fondement des décisions de fermeture et/ou d'évacuation des espaces occupés.
Les décisions prises le plus souvent par le Président de l'Université, comme celles prises par le directeur de Sciences Po ou par le recteur, feraient l'objet d'un contrôle maximum, c'est-à-dire d'un contrôle de proportionnalité, si elles étaient déférées au juge administratif. La jurisprudence se montre cependant nuancée, et parfois difficilement lisible.
Le président peut ainsi interdire l'accès à un seul étudiant, lorsque celui-ci a été le leader d'une opération de blocage de l'établissement, décision considérée comme légale par le Conseil d'État, dans un arrêt du 18 janvier 2019. On peut se demander si cette interdiction d'accès dirigée contre une seule personne ne pourrait pas s'analyser davantage comme une sanction que comme une mesure de police. De même, un arrêt du 7 mars 2011 admet la légalité de la décision de la Directrice de l'Ecole Normale Supérieure refusant aux élèves l'organisation d'une réunion publique sur la situation Palestinienne. Pour la Directrice, son refus visait à "assurer l'indépendance de l'école de toute emprise politique ou idéologique et maintenir l'ordre dans ses locaux". Cette motivation, pourtant validée par le Conseil d'État, semble bien peu convaincante si l'on considère que le code de l'Éducation accorde aux étudiants la liberté d'expression "à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels".
La liberté académique concerne ainsi la liberté d'expression qui s'exerce dans le cadre des activités de service public dans les établissements d'enseignement supérieur. Elle protège le contenu des enseignements, le droit de débattre de divers sujets, y compris politiques. Mais elle ne justifie pas des actes empêchant précisément le fonctionnement du service public.
La franchise universitaire
Le second argument développé par ceux qui occupent les locaux universitaires consiste à affirmer, de manière quelque peu péremptoire, que la police n'a pas le droit d'y pénétrer. De fait, l'évacuation serait un acte illicite dans son essence même, quelles que soient ses conditions d'exécution.
Il est vrai qu'au XIIè siècle, l'Eglise accorda à l'Université le privilège d'exercer sa propre police, la mettant ainsi à l'abri du pouvoir temporel exercé par les archers royaux. A la suite d'une grève estudiantine intervenue en Sorbonne en 1229, la bulle Parens scientarum octroyée par le pape Grégoire IX en 1231 a ensuite donné un fondement juridique à ce privilège. Encore s'agissait-il d'un fondement de droit canon, lié aux origines religieuses de l'Université parisienne, et plus précisément de la Sorbonne.