« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 21 février 2024

Le contrôle au faciès, en Suisse.


L'arrêt Wa Baile c. Suisse rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 20 février 2024 sanctionne la carence des juges suisses, car ils ne se sont pas penchés sur le caractère discriminatoire ou non d'un contrôle d'identité.

Le requérant, M. Wa Baile, citoyen suisse, se plaint d'avoir été victime, en 2015 en gare de Zürich, d'un contrôle d'identité reposant sur un profilage racial. Alors qu'il se rendait à son travail, vers 7 heures du matin, il a été arrêté pour un contrôle d'identité. Il a alors refusé de s'y plier, invoquant qu'il était la seule personne contrôlée parmi tous les voyageurs qui l'entouraient, présentant un physique plus suisse. Trois agents de la police municipale l'ont alors emmené à l'écart. Ils ont procédé à une fouille minutieuse et ont trouvé les papiers de M. Wa Baile. Celui-ci a ensuite pu quitter les lieux, mais il a été poursuivi, et condamné pour refus d'obtempérer. 

Deux procédures ont donc été diligentées, l'une devant le juge pénal puisque M. Wa Baile a fait appel de sa condamnation, l'autre devant le juge administratif pour contester la légalité de la mesure de police administrative décidant ce contrôle. Le requérant a été condamné à une amende de cent francs suisses pour le refus d'obtempérer. En revanche, le juge administratif déclara le contrôle d'identité illicite, mais sur le seul motif qu'il n'avait pas été suffisamment motivé, la question de son caractère discriminatoire étant écartée. Le requérant, devant la CEDH, invoque donc l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui prohibe toute discrimination, combiné avec l'article 8 qui garantit le droit au respect de la vie privée.

 

 

Contrôle d'identité en Suisse

Contrôle d'identité et vie privée

 

On pourrait s'étonner que le requérant invoque 'une violation de sa vie privée. Mais la Cour en donne une définition large. Dans sa décision Lacatus c. Suisse du 19 janvier 2021, elle rappelle que la vie privée s'étend à l'identité physique et sociale d'une personne. Dans un arrêt de Grande Chambre du 10 avril 2007 Evans c. Royaume-Uni, elle l'étend au droit d'établir des rapports avec d'autres êtres humains. Ce que la Cour n'hésite pas à qualifier de "vivre ensemble" dans l'arrêt SAS c. France de 2014, c'est à dire la zone d'interaction entre l'individu et autrui relève ainsi de sa vie privée. De fait, un grief de profilage racial dans un contrôle d'identité peut constituer une violation de l'article 8, principe déjà affirmé dans deux décisions du 8 octobre 2022, Basu c. Allemagne et Muhammad c. Espagne.

La présente décision diffère toutefois des arrêts Basu et Muhammad, dans lesquels les requérants avaient eux-mêmes saisi la justice pour contester un contrôle d'identité. M. Wa Baile quant à lui, a été poursuivi pour ne pas avoir accepté un contrôle d'identité et il a été contraint d'engager la procédure administrative pour contester sa condamnation. En l'espèce, le juge pénal s'est borné à affirmer que rien dans le dossier ne permettait de montrer le caractère discriminatoire. Quant au juge administratif, il a fondé l'illicéité du contrôle sur le fait que le comportement de l'intéressé ne le justifiait, évacuant au passage la question de son caractère discriminatoire.


La question de la preuve


Sur le fond, la CEDH observe que la Suisse a déjà fait l'objet de critiques par le Comité des Nations unies pour l'élimination de la discrimination raciale. dans une recommandation du 17 décembre 2020. Il lui a été reproché de ne pas former les policiers à la question du profilage racial et de ne pas avoir mis en place un organe indépendant pour enquêter sur d'éventuelles pratiques discriminatoires par les policiers.

Devant les juges, la question posée est d'abord celle de la charge de la preuve. Dans sa décision D. H. et a. c. République tchèque du 13 novembre 2007, la Cour a déjà considéré qu'il suffit à un requérant d'établir l'existence d'une différence de traitement, et il appartient alors au gouvernement de montrer que cette différence de traitement était justifiée. Quant à la CEDH elle-même, elle peut prouver la discrimination par un faisceau d'indices, par l'incapacité aussi de réfuter les allégations du plaignant. Même les statistiques ou les rapports établis par des autorités indépendantes peuvent être invoquées pour démontrer une discrimination.

C'est précisément le cas en l'espèce, puisque aucun juge suisse n'a statué sur l'existence, ou non, d'un contrôle d'identité discriminatoire. La Cour en déduit une "forte présomption" de discrimination, en l'absence de toute justification de la police suisse. Elle fait état, de plus, de rapports de différentes instances internationales, dénonçant des pratiques discriminatoires de la police suisse.


Vue de France


Vue de France, la décision présente un intérêt tout particulier, car le droit suisse sur le contrôle d'identité est très proche du droit français. En témoigne d'ailleurs l'intervention de la Défenseure des droits, venue plaider pour un assouplissement de la charge de la preuve dans ce domaine. Précisément, le droit français ne va pas dans le sens d'un élargissement de la charge de la preuve. Il considère certes le contrôle au faciès comme une faute lourde susceptible d'engager la responsabilité de l'État, principe affirmé par la Cour de cassation dans neuf arrêts du 9 novembre 2016. Il admet aussi, contrairement au droit suisse, qu'un contrôle discriminatoire peut entraîner la nullité des poursuites pénales engagées contre l'intéressé. Mais encore faut-il que la preuve soit clairement établie dans le dossier, comme dans cet arrêt de la Chambre criminelle du 3 novembre 2016, dans un cas où le procès-verbal mentionnait qu'il avait été procédé au contrôle "d'un individu de type nord-africain".

Le droit français est sans doute plus satisfaisant que le droit suisse, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour parvenir à une vraie sanction des contrôles au faciès. Saisie par différentes ONG, l'assemblée du contentieux du Conseil d'État, le 23 octobre 2023, a rejeté une demande d'injonction visant à les faire cesser. Pour le juge, ce recours avait pour finalité une redéfinition générale d'une politique publique. Or, cette fonction ne relève pas des pouvoirs du juge administratif mais de ceux du législateur.


Les contrôles d'identité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 2 § 1 A



samedi 17 février 2024

Le pluralisme sur CNews.


Saisi par Reporters Sans Frontières (RSF), le Conseil d'État, dans un arrêt du 13 février 2024, juge que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) doit prendre en considération la diversité des courants de pensée et d'opinions représentés par l'ensemble des participants aux programmes diffusés pour apprécier le respect par une chaîne de télévision des principes d'indépendance et de pluralisme de l'information. Concrètement, il enjoint donc à l'Arcom de revoir ses modalités de contrôle de la chaine CNews dans un délai de six mois. L'autorité de régulation devra donc mesurer, non seulement les temps d'intervention des personnalités politiques, mais aussi ceux des chroniqueurs, animateurs et invités.

Dans l'émotion, CNews a immédiatement cessé de diffuser ses programmes habituels pour consacrer tout son temps d'antenne à cette décision, présentée comme la mise en oeuvre d'une "police de la pensée". D'autres médias du groupe Bolloré y ont vu l'influence d'un proche du parti socialiste, le vice-président du Conseil d'État lui-même.

Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, le Conseil d'État ne se prononce pas sur le respect par CNews des principes d'indépendance et de pluralisme de l'information. Il se borne à indiquer à l'Arcom les conditions d'exercice de son contrôle. Rien ne permet de penser, aujourd'hui, que l'Arcom déclarera, in fine, que CNews ne respecte pas ces principes, d'autant que la chaîne déclare être la championne de l'indépendance et du pluralisme. Avec de telles certitudes, elle ne devrait pas avoir à s'inquiéter.

Quoi qu'il en soit, la décision du Conseil d'État pose des questions intéressantes. Certes, contrairement à ce qu'affirment CNews et ses amis, elle ne fait qu'appliquer la loi. Mais la question de la pertinence de la législation au regard de l'organisation actuelle du secteur de l'audiovisuel est clairement posée.

 

Des fondements différents

 

Rappelons d'emblée que, contrairement à ce qui a été affirmé par certains commentateurs, les principes gouvernant l'audiovisuel ne trouvent pas leur fondement dans la loi du 29 juillet 1881 qui ne s'applique qu'à la presse écrite. En matière d'audiovisuel, le texte en vigueur est la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Son article 1er énonce que "la communication au public par voie électronique est libre. L'exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d'une part, par le respect (...) du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion (...) ". Et l'article 3-1 de ce même texte confie à l'Arcom le soin de garantir "l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information et des programmes qui y concourent".

Cette distinction est essentielle. Alors que les journaux sont nés de la diversité des opinions dans le secteur privé, la communication audiovisuelle est née dans le monopole étatique et a dû ensuite s'en libérer. Alors que la liberté de presse s'exprime dans un régime libéral, sous le contrôle du juge pénal, la liberté de communication audiovisuelle est contrainte par les conditions techniques de son exercice. Les entrepreneurs sont en situation de concurrence pour l'obtention d'une autorisation d'accès au réseau et le régime est celui de l'autorisation.

Bien entendu, nul n'est tenu de créer un "service consacré à l'information", et l'on peut solliciter une autorisation pour diffuser des westerns ou du sport. Ces finalités sont mentionnées dans une convention passée entre l'Arcom, ou le CSA à l'époque de la convention de CNews, et la personne qui sollicite l'autorisation. La loi affirme que cette convention prévoit "pour les services dont les programmes comportent des émissions d'information politique et générale, des dispositions envisagées en vue de garantir le caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion, l'honnêteté de l'information et son indépendance à l'égard des intérêts économiques des actionnaires". Aux termes de l'article 42 de la loi, il appartient ensuite à l'Arcom de vérifier le respect de ces obligations qui s'appliquent également au service public et au secteur privé.

Précisément, le Conseil d'État reproche à l'Arcom de n'avoir pas exercé avec suffisamment de précision et d'intensité son devoir de contrôle. Mais sa décision est plus nuancée que la présentation qui a en été faite par les éditorialistes de CNews.

 


 Poulailler Song. Alain Souchon. 1977

 

Journal télévisé ou débat


Le premier sujet évoqué concerne l'article 3. 1. 1. de la convention d'autorisation qui énonce que le "service consacré à l'information" doit "offrir un programme réactualisé en temps réel couvrant tous les domaines de l'actualité". Il est reproché à CNews de privilégier les débats au détriment de véritables journaux télévisés. Pour l'Arcom, les talk shows de CNews couvrent tous les domaines de l'actualité, et l'actualisation en temps réel est assurée par les bandeaux affichés au bas de l'écran. 

Le Conseil d'État reprend sur ce point la délibération du CSA du 18 avril 2018 qui effectivement affirme que l'information peut englober la présentation de l'actualité sous toutes ses formes, y compris les éditoriaux et les débats. Mais les obligations d'indépendance et de pluralisme s'appliquent à l'ensemble des émissions. Le Conseil d'État, dans une décision du 21 décembre 2023 a ainsi admis la légalité d'une sanction infligée à C8. Dans l'émission "Touche pas à mon poste", l'animateur avait affirmé avec force sa volonté d'infliger une peine automatique de perpétuité réelle à tout meurtrier d'enfant, quel que soit son discernement. Bien entendu, personne n'avait été invité sur le plateau pour défendre une position un peu moins extrême.

Quoi qu'il en soit, le Conseil d'État refuse de considérer que le simple fait de privilégier les débats emporte une atteinte aux principes d'indépendance et du pluralisme. Mais cela ne dispense pas la chaîne de faire respecter un certain nombre de règles durant ces échanges.


L'indépendance : les ingérences de l'actionnaire

 

Reporters sans Frontières reproche à l'Arcom d'avoir ignoré la question des ingérences de Vincent Bolloré dans les choix éditoriaux de CNews. En l'espèce, le Conseil d'État reconnaît que l'accusation est fragile, et il est évident que ces ingérences sont d'autant plus difficiles à prouver que l'actionnaire principal de la chaîne a toute latitude pour désigner la personne de son choix à la direction. Le fait que la chaine exprime les mêmes opinions que Vincent Bolloré ne suffit évidemment pas à démontrer son ingérence.

Le Conseil d'État ne reproche pas à l'Arcom d'avoir écarté cette accusation, mais il lui reproche d'avoir volontairement limité le champ de sa compétence. L'Arcom considère en effet que la preuve du manque d'indépendance doit être établie "au cours d'une séquence identifiée". Or,  le Conseil d'État fait remarquer que l'ingérence de l'actionnaire pourrait théoriquement être démontrée par d'autres moyens, comme par exemple l'existence de directives écrites. Réduire la preuve de l'ingérence à la participation de Vincent Bolloré à une émission semble en effet un peu sommaire.


L'absence de télévisions d'opinion


Le grief essentiel formulé par RSF réside dans le refus de l'Arcom de contrôler efficacement le respect du pluralisme. Or, l'article 13 de la loi de 1986 lui confie la mission d'assurer son respect "dans l'ensemble des programmes (...)  en particulier pour les émissions d'information politique et générale". Une délibération du CSA du 22 novembre 2017 impose ainsi aux chaînes de veiller à ce que le temps d'intervention des groupements politiques soit "équitable au regard de leur représentativité".

Le problème réside dans le fait que le droit de la télévision n'est pas identique à celui de la radio, tout simplement parce que la ressource hertzienne était plus rare en 1986 que l'accès aux ondes radio. Il n'y a donc pas de place, du moins jusqu'à présent, pour des "services qui se donnent pour vocation d'assurer l'expression d'un courant particulier d'opinion". Cette notion a été admise par le Conseil d'État dans un arrêt du 27 novembre 2015 rendu à propos de Radio Courtoisie. A l'époque, le rapporteur public mentionnait qu'une telle notion répondait aux besoins des radios qui prolifèrent librement dans un espace infini, ce qui n'était pas le cas des télévisions enfermées dans une procédure d'accès à des réseaux hertziens peu nombreux.

En l'état actuel des choses, les télévisions d'opinion n'existent pas, ce qui d'ailleurs ne signifie pas que CNews n'aurait pas pu se revendiquer comme autre chose qu'une chaine d'information, par exemple une chaine culturelle.

 

Le pluralisme dans les émissions

 

RSF invoque surtout une absence de pluralisme à l'intérieur des talk shows de CNews, les intervenants étant généralement d'accord entre eux sur l'essentiel, l'animateur du débat se montrant d'ailleurs très engagé dans le contrôle des propos qui sont tenus.

Il est reproché à l'Arcom de s'appuyer sur la délibération du CSA du 22 novembre 2017 pour n'intégrer dans le décompte des temps de paroles que les propos tenus par des représentants des partis politiques. Le respect du pluralisme est donc réduit à cette seule exigence, ce qui va d'ailleurs à l'encontre de la décision du Conseil d'État du 21 décembre 2023 qui admet une sanction pour défaut de pluralisme visant l'émission "Touche pas à mon poste", à laquelle ne participait aucune personnalité politique. Observons d'ailleurs qu'à l'époque, personne n'avait protesté, sauf peut-être l'animateur de l'émission.

De fait, l'Arcom adopte une définition extrêmement étroite du pluralisme, limitée à l'expression des partis. Mais si la loi du 30 septembre 1986 exige en effet le décompte des temps de parole des représentants des partis, elle ne dit pas que cette obligation suffit à garantir le respect du pluralisme. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision relative à ce texte du 18 septembre 1986 affirme ainsi que le pluralisme "vise à ce que les téléspectateurs soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les intérêts publics puissent y substituer leurs propres décisions". Il est entendu aujourd'hui que le pluralisme ne doit pas seulement permettre de traiter équitablement les partis mais aussi d'écouter la diversité des opinions, dans toutes leurs dimensions. Les éditorialistes, comme l'a montré l'exemple de "Touche pas à mon poste" sont désormais autant des "faiseurs d'opinion" que les politiques.

Surtout, le Conseil d'État n'est sans doute pas insensible à l'argument a contrario. Il suffirait en effet, et c'est d'ailleurs à peu près ce que fait CNews, de n'inviter que très peu de représentants des partis pour privilégier d'autres intervenants, et ainsi exprimer un "courant particulier d'opinion", formule employée dans l'arrêt sur Radio-Courtoisie. L'obligation de pluralisme serait ainsi totalement vidée de son sens. CNews s'est engagé dans cette pratique, par exemple, en mettant fin aux collaborations de Jean Messiha et de Éric Zemmour. D'autres intervenants disent la même chose, mais ne sont pas considérés comme des politiques.

L'Arcom se voit ainsi mise en demeure de réaliser une autre forme de comptabilité, incluant la diversité des opinions de tous les chroniqueurs et éditorialistes de CNews. La recherche du pluralisme n'est évidemment pas sans danger, au premier rang desquels figure le fichage de personnes au regard de leurs convictions politiques. Mais la loi autorise des dérogations lorsque le fichage est l'unique moyen de poursuivre un objectif d'intérêt public. Au demeurant, les chroniqueurs de CNews ne cachent pas réellement leurs convictions qui, lorsqu'elles sont aussi clairement affichées, ne peuvent guère s'analyser comme des données personnelles.

La décision du Conseil d'État est donc parfaitement conforme au droit positif. Certes, mais c'est le droit positif qui n'est plus satisfaisant. Tout ce comptage repose en effet sur une fiction. CNews n'est pas une chaine d'information mais une chaine d'opinion. 

On comprend qu'en 1986, la télévision était uniquement hertzienne et que l'obtention d'un canal imposait des charges spécifiques. Mais aujourd'hui, les chaines de télévision sont diffusées par internet, comme les radios. Il n'est donc pas normal que Radio-Courtoisie soit une radio d'opinion, et pas CNews. Faut-il changer la loi ? Sans doute, mais, pour le moment, CNews revendique la qualité de chaine d'information, et affirme respecter le pluralisme. Pour engager cette nouvelle forme de contrôle, l'Arcom pourrait peut être mesurer la diversité des opinions de ceux qui ont commenté sur CNews la décision du Conseil d'État...

 

Le principe de pluralisme : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 2 § 2 B



mardi 13 février 2024

Une révision pour Mayotte : Le droit du sol en questions

Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, s'est rendu à Mayotte le 11 février 2024, où il a annoncé "la fin du droit du sol à Mayotte" ajoutant : "Il ne sera plus possible de devenir français si on n’est pas soi-même enfant de parent français ». C'est donc une réforme radicale, une rupture totale avec les règles traditionnelles d'acquisition de la nationalité qui, en France, reposent sur le droit du sol, même s'il s'agit concrètement d'un droit du sol tempéré par certaines adaptations. On sait par exemple que les enfants nés de parents étrangers sur le territoire n'acquièrent pas immédiatement la nationalité française. Ils doivent, entre treize et quinze ans, faire une déclaration de nationalité. Cette procédure déclaratoire ne s'applique que si l'enfant a sa résidence habituelle en France.

Quoi qu'il en soit, les propos du ministre de l'Intérieur suscitent un large débat. Les uns se réjouissent d'une révision constitutionnelle qui, à leurs yeux, serait un premier pas vers la suppression du droit du sol. Les autres refusent au contraire cette suppression, précisément au nom de leur attachement au droit du sol.

Le plus intéressant dans ce débat est qu'il ne porte pas sur la question du recours au référendum. Tout le monde semble considérer comme indiscutable la nécessité d'y recourir. Le doute apparaît pourtant si l'on considère les justifications juridiques, d'ailleurs fort peu nombreuses, du choix de la procédure référendaire. 

 

L'article 73 de la Constitution

 

La première justification réside dans l'article 73 de la Constitution. Il précise, dans son premier alinéa, que les lois et règlements sont applicables de plein droit dans les collectivités d'outre mer, mais autorise néanmoins des "adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités". Les deux alinéas suivants précisent l'étendue des compétences de ces collectivités. Si elles y sont habilitées par la loi, elles peuvent procéder elles-mêmes à ces adaptations, y compris dans le domaine de la loi. Mais cette autonomie des collectivités d'outre-mer trouve des limites dans l'alinéa 4 : "Ces règles ne peuvent porter sur la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l'état et la capacité des personnes, etc".

Il est donc clair que l'article 73 se borne à énoncer que les collectivités d'outre-mer sont incompétentes pour modifier le droit de la nationalité. Sa rédaction en témoigne clairement. Le droit de l'État est mentionné comme issu des "lois et règlements", alors que le droit initié par les collectivités sur habilitation trouve son origine dans des "règles", terme nécessairement moins précis puisqu'elles peuvent être habilitées à intervenir dans le domaine de la loi comme dans celui du règlement. La volonté du constituant est donc d'interdire aux collectives d'outre mer de modifier à leur seule initiative les conditions d'acquisition de la nationalité, mais il n'est pas question de l'interdire à l'État. On imagine mal d'ailleurs que l'article 73 puisse directement aller à l'encontre de l'article 34 qui place la nationalité dans le domaine de la loi.


La jurisprudence du Conseil constitutionnel


Les décisions du Conseil constitutionnel interprétant l'article 73 ne font que renforcer cette analyse. Dans sa décision du 6 septembre 2018, il déclare ainsi conformes à la Constitution les dispositions de la loi "pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie" du 10 septembre 2018.

Tout l'intérêt actuel de cette décision réside dans le fait que ce texte modifie le code civil en matière d'acquisition de la nationalité, en instaurant une condition supplémentaire spécifique à Mayotte. Dans le cas d'un enfant né de parents étrangers à Mayotte, le droit du sol est tempéré par une condition qui exige que, au moment de la naissance, l'un des parents réside en France de manière régulière et ininterrompue depuis plus de trois mois. Il est donc évident que ces dispositions instituent une différence de traitement entre les enfants nés à Mayotte et ceux nés ailleurs sur le territoire de la République.

Or le Conseil constitutionnel déclare que cette différence de traitement est conforme à la Constitution. Il convient, sur ce point, de citer le texte même de la décision qui affirme que la spécificité de Mayotte réside d'abord dans l'afflux de personnes de nationalité étrangère en situation irrégulière : 

"En premier lieu, la population de Mayotte comporte, par rapport à l'ensemble de la population résidant en France, une forte proportion de personnes de nationalité étrangère, dont beaucoup en situation irrégulière, ainsi qu'un nombre élevé et croissant d'enfants nés de parents étrangers. Cette collectivité est ainsi soumise à des flux migratoires très importants. Ces circonstances constituent, au sens de l'article 73 de la Constitution, des « caractéristiques et contraintes particulières » de nature à permettre au législateur, afin de lutter contre l'immigration irrégulière à Mayotte, d'y adapter, dans une certaine mesure, non seulement les règles relatives à l'entrée et au séjour des étrangers, mais aussi celles régissant l'acquisition de la nationalité française à raison de la naissance et de la résidence en France".

On serait tenté de considérer que si le ministre de l'Intérieur veut réformer une nouvelle fois le droit de la nationalité à Mayotte, rien ne lui interdit de le faire par la voie législative. Il est clair toutefois que ce choix d'une révision constitutionnelle a nécessairement une cause qui ne se trouve pas dans l'ignorance du droit applicable.

 


Les Compagnons de la peur. René Magritte. 1942


La crainte du Conseil constitutionnel


Depuis la célèbre décision sur la loi immigration et ses désormais célèbres trente-deux cavaliers législatifs, il est clair que le gouvernement redoute le Conseil constitutionnel. La tentation est grande de court-circuiter tout simplement le Conseil en utilisant directement la procédure de révision. Rappelons en effet que le Conseil s'est toujours déclaré incompétent pour apprécier la conformité d'une loi référendaire à la Constitution.

Il est exact que l'on ne peut guère prévoir ce que serait la jurisprudence du Conseil face à une remise en cause totale du droit du sol à Mayotte. Dans une décision du 3 juin 2016, le Conseil livre quelques indices sur les critères qu'il utilise pour apprécier la constitutionnalité des adaptations législatives concernant ce territoire. Il appréciait alors une loi modifiant la composition et l'organisation de la Cour d'assises de Mayotte. Par dérogation aux dispositions du code de procédure pénale, la composition du jury d'assises devait reposer sur la création d'une liste de personnes de nationalité française, âgées de plus de vingt-trois ans, sachant lire et écrire en français et présentant des garanties de compétence et d'impartialité. En prévoyant une liste restreinte avec une condition de maîtrise de langue qui n'est pas exigée sur le reste du territoire français, comme d'ailleurs l'exigence des garanties d'impartialité, le législateur n'a pourtant pas porté atteinte au principe d'égalité devant la justice. Aux yeux du Conseil constitutionnel, ces exigences s'expliquent par la situation particulière de Mayotte, car "une proportion importante de la population de Mayotte ne remplit pas les conditions d’âge, de nationalité et de connaissance de la langue et de l’écriture françaises exigées pour exercer les fonctions d’assesseur-juré."

Cette affirmation de principe n'empêche pas le Conseil d'annuler une large partie du dispositif qui modifiait considérablement la procédure de composition de la Cour d'assises. Les règles du droit commun étaient en effet écartées, sans motif sérieux, en matière d'incompatibilité, de récusation des jurés, et même de conditions de majorité lors du délibéré.

De cette décision éclairante, on doit déduire que le Conseil apprécie l'adaptation législative à l'aune de sa stricte nécessité dans la situation particulière de Mayotte. A ce stade, en l'absence de texte, il est évidemment impossible d'envisager ce que pourrait être la décision du Conseil saisi d'une loi supprimant le droit du sol à Mayotte. S’appuierait-il sur sa décision de 2018 pour considérer que l'importance du flux migratoire sur ce territoire justifie une telle mesure ? Considérerait-il au contraire que le droit du sol a pu être adapté en 2018 mais qu'il ne saurait être entièrement supprimé sans porter atteinte au principe d'égalité devant la loi ? Personne ne peut, pour le moment, répondre à cette question, et c'est bien pourquoi le gouvernement voudrait empêcher que les dispositions d'une loi sur la disparition du droit du sol à Mayotte passe sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel.

 


samedi 10 février 2024

Droit au repos : les congés payés durant la maladie

La décision rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel le 8 février 2024, Mme Léopoldina P. déclare conformes à la constitutions les dispositions du code du travail relatives au droit à congé. Ces dispositions, issues des articles L. 3141-3 et L. 3141-5, 5°, font une distinction selon l'origine de l'arrêt de travail. Lorsque l'arrêt maladie est lié à une cause professionnelle, le salarié conserve son droit aux congés payés, mais en limitant à une année la durée prise en compte pour ces congés. En revanche, lorsque sa maladie n'a rien à voir avec sa profession, ce droit ne lui est plus garanti. 

Tel était le cas de Mme Léopoldina P.  Elle a été recrutée comme employée commerciale dans une entreprise le 12 octobre 2009. Le 10 novembre 2014, elle est placée en arrêt de travail pour maladie non professionnelle, jusqu'au 30 décembre 2014. Dès le lendemain, le 31 décembre 2014, elle est de nouveau en arrêt maladie, mais cette fois pour accident du travail jusqu'au 13 novembre 2016. Ce second arrêt maladie durer deux ans jusqu'à un nouvel arrêt de travail, pour cause de maladie non professionnelle, du 19 novembre 2016 au 17 novembre 2019, soit près de trois ans. En tout, Léopoldina P. a donc passé cinq ans en arrêt de travail. A son retour, le 16 janvier 2020, elle est licenciée pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement. Elle saisit donc les Prud'hommes de diverses demandes au titre de l’exécution et de la rupture de son contrat de travail. Parmi celles-ci l'une porte sur son droit aux congés payés durant ses arrêts de travail. 

La requérante estime avoir été lésée par une législation qui l'a privée de congés payés durant toute sa maladie non professionnelle, et pendant une année de sa maladie professionnelle. Sur cinq années, elle n'en a donc bénéficié que durant une année. Elle pose donc une QPC qui invoque la violation du droit au repos, ainsi qu'une atteinte au principe d'égalité car elle n'est pas traitée de la même manière que les salariés en bonne santé. Rappelant que ces dispositions n'ont jamais fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité, la Cour de cassation, dans un arrêt du 15 novembre 2023, a donc renvoyé la QPC devant le Conseil constitutionnel.

 

Le droit au repos


Le Conseil constitutionnel a déjà reconnu le droit au repos, sur le fondement de l'alinéa 11 du Préambule de 1946 qui "garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs".  Il a eu l'occasion de le mentionner dans sa décision du 13 janvier 2000, à propos des dispositions législatives portant la durée du travail hebdomadaire à 35 heures. 

Mais s'il reconnaît l'existence du droit au repos, le Conseil est aussi désireux de laisser au législateur une large marge d'appréciation dans son organisation. Selon une formulation toujours identique, initiée dans sa décision du 18 décembre 1997, il affirme ainsi qu’il "est loisible au législateur de déterminer les modalités de mise en œuvre du droit au repos et à la santé les plus appropriées pour parvenir à la finalité poursuivie". Léopoldina P. avait donc bien peu de chances d'obtenir une déclaration d'inconstitutionnalité sur le fondement de l'alinéa 11 du Préambule de 1946. Le Conseil affirme ainsi qu'il "était loisible au législateur d’assimiler à des périodes de travail effectif les seules périodes d’absence du salarié pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle, sans étendre le bénéfice d’une telle assimilation aux périodes d’absence pour cause de maladie non professionnelle. Il lui était également loisible de limiter cette mesure à une durée ininterrompue d’un an".

 


 Je ne veux pas travailler. Pink Martini. 1997

 

Le principe d'égalité

 

Le principe d'égalité n'était guère en mesure, lui non plus, de susciter une déclaration d'inconstitutionnalité. Certes l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 énonce que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Mais ce principe d'égalité doit être considéré à la lumière de la situation concrète à laquelle le Conseil constitutionnel se trouve confronté. Dans sa décision du 16 janvier 1982, il affirme ainsi que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", Autrement dit, là encore, le législateur dispose d'une large autonomie pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité.

En l'espèce, il est clair qu'il existe une différence dans la situation juridique de la personne qui a été victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle et de celle qui est victime d'une maladie non professionnelle. Dans le premier cas, il est évident que l'entreprise doit tenir compte du dommage subi du fait de l'activité professionnelle, et faire en sorte que la victime ne subisse aucun préjudice supplémentaire. Le Conseil constitutionnel écarte donc, logiquement, la référence au principe d'égalité.

On pourrait alors se demander quel est l'intérêt d'une décision qui se borne à reprendre une jurisprudence antérieure. Mais précisément, la décision devient intéressante si on considère qu'elle déclare conforme à la Constitution des dispositions qui vont résolument à l'encontre d'une directive européenne du 4 novembre 2003.

 

Constitutionnalité et inconventionnalité


Cette dernière, concernant "certains aspects de l'aménagement du temps de travail" impose aux Etats membres de garantir aux salariés un congé de quatre semaines par an au minimum. Elle ne fait aucune distinction entre les travailleurs absents du travail pour congé maladie durant la période de référence et ceux qui ont effectivement travaillé durant cette même période. De fait, la distinction entre la maladie professionnelle et la maladie non professionnelle n'est plus pertinente.

Pendant plusieurs années, la Chambre sociale s'est appuyée sur l'absence d'effet direct d'une directive non transposée. Elle a donc maintenu une jurisprudence contraire à cette directive en maintenant la distinction faite par le code du travail, par exemple dans sa décision du 13 mars 2013

Mais par deux décisions du 13 septembre 2023, la Chambre sociale a totalement modifié sa jurisprudence, en s'appuyant cette fois sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Son article 31 § 2 qui énonce que "tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail (...) ainsi qu'à une période annuelle de congés payés". Ces dispositions, directement applicables en droit français depuis qu'elles ont été intégrées au traité de Lisbonne, permettent ainsi à la Chambre sociale de juger qu'un salarié peut prétendre à des congés payés, y compris lorsqu'il se trouve en arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle. Dans un second arrêt du même jour, la Cour de cassation précise qu'en cas d'arrêt de travail pour accident ou maladie d'origine professionnelle, le droit aux congés payés n'est plus limité dans le temps. Les salariés ont droit aux congés payés durant toute la durée de leur absence.

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 8 février 2024 n'a rien de surprenant, car on sait qu'il est juge de la conformité de la loi au traité et qu'il est donc incompétent pour apprécier sa conformité au traité. Il n'empêche que la situation juridique est pour le moins délicate, et on doit se réjouir que les autorités aient annoncé, enfin, qu'une loi de transposition de la directive européenne serait prochainement votée, permettant de modifier le code du travail. Le Conseil constitutionnel n'y verra certainement aucun inconvénient, puisque, dans ce domaine, il laisse au législateur une très large marge d'autonomie. 


 

Les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13 , section 2 § 2

 

mardi 6 février 2024

Registre des baptêmes : Tempête dans un bénitier


Est-il possible de faire effacer son nom du registre des baptêmes ? Le Conseil d'État, dans une décision du 2 février 2024, écarte le droit à l'effacement des données personnelles dans le cas particulier d'une personne qui, ayant été baptisée, figure sur le registre des baptêmes géré par le diocèse. La décision est évidemment inédite, sans doute parce que peu de requérants ont eu l'idée de poursuivre ce type de contentieux jusqu'au Conseil d'État.

M. A. B. a décidé de se faire "débaptiser" et il a donc demandé que son nom soit retiré du registre. Si l'association diocésaine a accepté la renonciation au baptême qui à ses yeux qui, à ses yeux, constitue une apostasie, elle a refusé l'effacement des données concernant M. A. B. Elle a seulement ajouté en marge une mention selon laquelle l'intéressé avait "renié son baptême". Notons au passage que cette formulation contient, à l'évidence, une forme de blâme. Dans le vocabulaire utilisé par l'Église, la référence au "reniement" de Pierre est transparente. Sans doute aurait-il été préférable de mentionner que M. A. B. avait "renoncé" à son baptême.

Peut-être M. A. B. aurait-il pu se contenter de cette mention, mais il a contesté devant la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ce refus d'effacement. Il estime que la mention de son baptême est une donnée personnelle et qu'il est en droit, s'appuyant sur le Règlement général de protection des données, d'exiger son effacement définitif. N'ayant pas obtenu satisfaction devant la CNIL, il s'est tourné vers le Conseil d'État, sans davantage de succès.

 

Les conditions du RGPD

 

Le règlement général de protection des données (RGPD), adopté en 2016 et en vigueur depuis mai 2018 est un texte européen, dont la CNIL garantit le respect en France. Son article 17 alinéa 1 énumère les motifs susceptibles d'être invoqués pour obtenir l'effacement des données personnelles. On y trouve d'abord les traitements illicites, ce qui n'est évidemment pas le cas du registre des baptêmes. On y trouve aussi les obligations légales d'effacement imposées par le droit de l'UE ou le droit interne, aucune contrainte de ce type n'étant imposée à ce registre. L'opposition de la personne au traitement lui-même n'est pas un motif pertinent en l'espèce, car lors du baptême, personne ne s'est opposé à la mention de l'enfant sur le registre.

Reste l'hypothèse dans laquelle la personne concernée retire son consentement, et c'est évidemment sur ce motif que se fonde M. A. B. Mais il n'est guère satisfaisant puisque, par hypothèse, n'ayant pas donné son consentement lors du baptême, il n'est pas en mesure de le retirer. Ses parents ont évidemment accepté qu'il soit mentionné dans le registre, puisqu'ils ont choisi de le faire baptiser. C'est leur décision, c'est leur consentement, et ce n'est pas celui de l'enfant.



Le Parrain. Francis Ford Coppola. 1972

Scène du baptême

 

La recherche d'un équilibre


L'article 9 du RGPD prévoit qu'un groupement à but non lucratif et poursuivant une finalité religieuse peut développer un fichier qui "se rapporte exclusivement aux membres ou aux anciens membres dudit organisme". La licéité de ce traitement est toutefois subordonnée au principe de non-communication des données aux tiers à cet organisme, sauf consentement de l'intéressé.

Tel est bien le cas en l'espèce, car le registre des baptêmes sert à ficher les personnes baptisées, dans une finalité exclusivement religieuse. Le Conseil d'État note le caractère quelque peu archaïque de ce document "non dématérialisé". Il observe que sa finalité se borne au "suivi du parcours religieux" et que les informations ne sont accessibles qu'à l'intéressé et aux ministres du culte. Il ajoute que ces registres sont conservés dans un lieu clos, jusqu'à leur versement aux archives départementales au terme d'un délai de 120 ans.

Les données conservées, s'il s'agit bien de données personnelles, ne sont pas d'une grande sensibilité. Elles reprennent l'état civil de l'enfant, ainsi que la date du baptême et la mention des parrain et marraine. Mais, bien que peu sensibles, ces données constituent, pour le Conseil d'État, un motif impérieux justifiant leur conservation. En effet, la mention du baptême permet à l'Église d'assurer le suivi religieux de la personne, notamment lors du sacrement du mariage, et lors de son décès. Surtout, le maintien de cette mention permet à M. A. B. de changer d'avis. Dans l'hypothèse où il voudrait réintégrer la communauté des fidèles, il n'aurait pas besoin de recevoir un nouveau baptême. Il lui suffirait de demander l'effacement de la mention selon laquelle il a "renié son baptême".

Le Conseil d'État déduit donc que cette mention suffit à exprimer la volonté du requérant de renoncer à la religion catholique. La mention de son baptême dans le registre, même s'il n'a plus qu'un intérêt historique, demeure nécessaire à la gestion des fidèles par l'Eglise. Avec cette décision, le Conseil d'État trouve une solution permettant de trouver un équilibre entre des intérêts opposés. Cette solution est d'ailleurs celle qui avait été adoptée par la Cour d'appel de Caen le 10 septembre 2013, décision rendue antérieurement au RGPD.

La référence au versement du registre aux archives témoigne aussi d'une autre préoccupation. Depuis l'époque où les registres paroissiaux étaient les seuls documents mentionnant l'état civil des personnes, les fichiers des églises demeurent une source documentaire importante pour les chercheurs. Dans 120 ans, ils seront assurés de disposer d'un fichier dont l'intégrité sera garantie, et ils pourront même apprendre que M. A. B., il y a bien longtemps, a renié son baptême et s'est donné la peine de demander son effacement dans le registre. De quoi susciter la réflexion des historiens et peut être celle des psychologues.


La protection des données personnelles : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5

 

 

 

vendredi 2 février 2024

Accouchement sous X : La jurisprudence Odièvre confortée.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans une décision Cherrier c. France du 30 janvier 2024, considère que le droit français opère un juste équilibre entre le droit d'accès aux origines et le droit à la vie privée des personnes. Une femme issue d'un accouchement sous X ne peut ainsi accéder à l'identité de sa mère biologique, que si cette dernière a formellement consenti à une telle divulgation.

 

Un accord de volontés 


Rappelons que l'accouchement sous X est issu d'une pratique lointaine inaugurée par Saint Vincent de Paul en 1638, dans le but d'éradiquer les infanticides. Il avait alors généralisé l'usage du "tour", sorte de niche creusée dans le mur des hospices. On pouvait y déposer anonymement un nouveau-né, recueilli ensuite par le personnel hospitalier, de l'autre côté du mur. Aujourd'hui, l'article 326 du code civil prévoit que "lors de l'accouchement, la mère peut demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé". 

Ce secret des origines n'est aujourd'hui plus tout à fait absolu, dans la mesure où il peut être levé, par consentement mutuel. La loi du 22 janvier 2002 met en place une autorité indépendante, le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP.) dont la mission est de permettre l’accès, par les personnes à la recherche de leurs origines, au dossier détenu par les services départementaux ou les œuvres privées d’adoption. Cet accès est cependant subordonné à l’accord de la femme ayant accouché sous X. La connaissance des origines n’est donc pas le produit d’un droit dont l’enfant serait titulaire, mais d’une rencontre entre deux volontés.  Le secret de l'identité de la mère demeure un choix relevant de sa vie privée.

La requérante, Annick Cherrier, est née sous X en 1952. Sa mère biologique a refusé, à plusieurs reprises, que son identité lui soit divulguée. Elle a même demandé au CNAOP d'être "laissée en paix". Quoi qu'il en soit, la requérante a fait un recours du refus d'accès que lui a opposé le CNAOP, recours qui a été successivement rejeté par le tribunal administratif, la Cour administrative d'appel, et enfin le Conseil d'État statuant en cassation. Devant la CEDH, elle invoque une atteinte à sa vie privée.

Elle n'obtient pas satisfaction, et les spécialistes de la jurisprudence européenne diront que l'arrêt Cherrier n'apporte rien de nouveau par rapport à la célèbre jurisprudence Odièvre qui, en 2003, avait déclaré conforme à la Convention européenne le dispositif français d'accouchement sous X. La Cour ne juge pourtant pas cette requête irrecevable, car elle éprouve le besoin de rappeler les principes directeurs de cette jurisprudence qui était contestée par ceux-là mêmes qui font la promotion d'un droit absolu d'accès aux origines.

 

 


 

Le petit duc Eugène de Montesquiou-Fézensac endormi 

Elisabeth Vigée Lebrun pastel 

 

L'arrêt Godelli

 

Dans l'arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012, la CEDH sanctionne la loi italienne qui interdit toute procédure d'accès aux origines au profit des enfants nés d'une femme "qui ne consentait pas à être nommée".  La décision avait alors été saluée par les partisans de la levée totale du secret comme un premier pas vers la reconnaissance d'un droit d'accès aux origines,  et une certaine forme de remise en cause de la jurisprudence Odièvre.

On croit aisément ce que l'on désire. En réalité, la décision Godelli confortait déjà la jurisprudence Odièvre. Aucune instance ne pouvait alors être saisie en Italie, afin de prendre contact avec la mère biologique et lui demander si elle consentirait à une levée du secret des origines. Ce n'est donc pas l'anonymat qui est sanctionné dans l'arrêt Godelli, mais son caractère irréversible. 

 

L'équilibre entre les droits

 

De fait, la décision Cherrier rappelle que l'État n'a pas seulement à s'abstenir d'intervenir  par des ingérences arbitraires dans la vie privée des personnes. Il doit aussi, parfois, prendre des dispositions positives pour garantir cette vie privée, y compris dans les relations entre les individus. C'est le cas dans l'accouchement sous X, car l'État doit garantir le secret de l'identité de la mère biologique et, en même temps, prévoir une procédure d'accès aux origines, par consentement mutuel. Comme bien souvent, il s'agit donc de ménager un équilibre entre des droits contradictoires, le droit aux origines de l'enfant et le droit à la vie privée de la mère.

En l'espèce, la CEDH estime que le droit français ménage toujours entre les intérêts en cause un équilibre satisfaisant. Contrairement à ce qu'affirme la requérante, le mécanisme de réversibilité du secret par la loi de 2002 permet aux personnes nées sous X de bénéficier du droit à la connaissance de leurs origines qu'elles tirent de l'article 8 de la Convention. 

De fait, la Cour écarte l'argument de la requérante, qui reposait au contraire sur l'idée que, depuis la jurisprudence Odièvre de 2002, l'équilibre a été modifié. Elle faisait valoir qu'une loi du 16 janvier 2009 avait complété le système de réversibilité du secret en supprimant la fin de non-recevoir de l'action en recherche de maternité qui était opposée à l'enfant donc la mère avait accouché dans l'anonymat. Mais ce texte ne peut s'appliquer que si précisément la mère a accepté de renoncer au secret. De même, l'accès aux origines des enfants nés par don de gamètes, organisé par la loi du 2 août 2021, ne peut exister qu'avec le consentement du donneur, dans des conditions identiques à celles de l'accouchement sous X. Dans le cas de la requérante, les autorités françaises ont fait ce qu'elles ont pu pour mettre la rencontre entre les deux volontés de la mère et de l'enfant née sous X. Hélas, la mère ne souhaitait pas la levée de son anonymat, précisant d'ailleurs qu'elle souhaitait que le secret perdure après son décès. C'est son droit le plus strict, et la Cour européenne estime qu'elle a le droit de conserver la maîtrise d'une information qui relève de sa vie privée.

L'équilibre des droits n'a donc pas été modifié en droit interne, et la requérante n'a pas davantage pu invoquer efficacement l'existence d'un consensus entre les États sur le droit d'accès aux origines. En effet, le CEDH fait observer que les pratiques demeurent très diverses, et que la seule exigence posée par sa jurisprudence concerne le caractère non irréversible du secret. Dès lors, affirme la CEDH, "il n'y a aucune raison de parvenir à une conclusion différente de celle de l'affaire Odièvre dans la présente espèce". 

L'arrêt Cherrier reprend certes la jurisprudence Odièvre, mais c'est précisément ce qui fait son intérêt. Les partisans d'un droit absolu d'accès aux origines sont en effet très actifs sur le plan médiatique, et ils ont obtenu d'incontestables succès, en particulier avec son application aux enfants nés d'un don de gamètes. Sans doute espéraient-ils que l'élargissement du champ d'application pouvait conduire à un approfondissement de sa mise en oeuvre, faisant disparaître le veto éventuel de la mère. Sur ce plan, rien ne change, et l'on ne peut que s'en féliciter. 

Car l'accouchement sous X est le produit d'un double abandon. De l'enfant évidemment qui  devra construire son identité dans l'ignorance de ses origines, même s'il convient de rappeler que le père a la possibilité de le reconnaître dans le délai de deux mois après la naissance. Mais l'abandon est aussi celui de la mère, le plus souvent une femme très jeune ou très démunie qui ne choisit pas d'accoucher sous X sans souffrir de cette décision, et sans en souffrir durablement. Un rapport de l'INED, hélas remontant à une dizaine d'années, notait un accroissement de ces naissances, de 588 en 2005 à 700 en 2010. Parmi ces femmes, 31% vivaient chez leurs parents, 80 % n'étaient pas en couple, et 75 % ne disposaient pas de leur autonomie financière. L'accouchement sous X n'apparait alors plus comme un choix, mais comme le témoignage d'une situation sans issue. Et si cette victime veut oublier, la décision n'appartient qu'à elle.

 


Le droit d'accès aux origines : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 2