« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 10 février 2024

Droit au repos : les congés payés durant la maladie

La décision rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel le 8 février 2024, Mme Léopoldina P. déclare conformes à la constitutions les dispositions du code du travail relatives au droit à congé. Ces dispositions, issues des articles L. 3141-3 et L. 3141-5, 5°, font une distinction selon l'origine de l'arrêt de travail. Lorsque l'arrêt maladie est lié à une cause professionnelle, le salarié conserve son droit aux congés payés, mais en limitant à une année la durée prise en compte pour ces congés. En revanche, lorsque sa maladie n'a rien à voir avec sa profession, ce droit ne lui est plus garanti. 

Tel était le cas de Mme Léopoldina P.  Elle a été recrutée comme employée commerciale dans une entreprise le 12 octobre 2009. Le 10 novembre 2014, elle est placée en arrêt de travail pour maladie non professionnelle, jusqu'au 30 décembre 2014. Dès le lendemain, le 31 décembre 2014, elle est de nouveau en arrêt maladie, mais cette fois pour accident du travail jusqu'au 13 novembre 2016. Ce second arrêt maladie durer deux ans jusqu'à un nouvel arrêt de travail, pour cause de maladie non professionnelle, du 19 novembre 2016 au 17 novembre 2019, soit près de trois ans. En tout, Léopoldina P. a donc passé cinq ans en arrêt de travail. A son retour, le 16 janvier 2020, elle est licenciée pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement. Elle saisit donc les Prud'hommes de diverses demandes au titre de l’exécution et de la rupture de son contrat de travail. Parmi celles-ci l'une porte sur son droit aux congés payés durant ses arrêts de travail. 

La requérante estime avoir été lésée par une législation qui l'a privée de congés payés durant toute sa maladie non professionnelle, et pendant une année de sa maladie professionnelle. Sur cinq années, elle n'en a donc bénéficié que durant une année. Elle pose donc une QPC qui invoque la violation du droit au repos, ainsi qu'une atteinte au principe d'égalité car elle n'est pas traitée de la même manière que les salariés en bonne santé. Rappelant que ces dispositions n'ont jamais fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité, la Cour de cassation, dans un arrêt du 15 novembre 2023, a donc renvoyé la QPC devant le Conseil constitutionnel.

 

Le droit au repos


Le Conseil constitutionnel a déjà reconnu le droit au repos, sur le fondement de l'alinéa 11 du Préambule de 1946 qui "garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs".  Il a eu l'occasion de le mentionner dans sa décision du 13 janvier 2000, à propos des dispositions législatives portant la durée du travail hebdomadaire à 35 heures. 

Mais s'il reconnaît l'existence du droit au repos, le Conseil est aussi désireux de laisser au législateur une large marge d'appréciation dans son organisation. Selon une formulation toujours identique, initiée dans sa décision du 18 décembre 1997, il affirme ainsi qu’il "est loisible au législateur de déterminer les modalités de mise en œuvre du droit au repos et à la santé les plus appropriées pour parvenir à la finalité poursuivie". Léopoldina P. avait donc bien peu de chances d'obtenir une déclaration d'inconstitutionnalité sur le fondement de l'alinéa 11 du Préambule de 1946. Le Conseil affirme ainsi qu'il "était loisible au législateur d’assimiler à des périodes de travail effectif les seules périodes d’absence du salarié pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle, sans étendre le bénéfice d’une telle assimilation aux périodes d’absence pour cause de maladie non professionnelle. Il lui était également loisible de limiter cette mesure à une durée ininterrompue d’un an".

 


 Je ne veux pas travailler. Pink Martini. 1997

 

Le principe d'égalité

 

Le principe d'égalité n'était guère en mesure, lui non plus, de susciter une déclaration d'inconstitutionnalité. Certes l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 énonce que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Mais ce principe d'égalité doit être considéré à la lumière de la situation concrète à laquelle le Conseil constitutionnel se trouve confronté. Dans sa décision du 16 janvier 1982, il affirme ainsi que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", Autrement dit, là encore, le législateur dispose d'une large autonomie pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité.

En l'espèce, il est clair qu'il existe une différence dans la situation juridique de la personne qui a été victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle et de celle qui est victime d'une maladie non professionnelle. Dans le premier cas, il est évident que l'entreprise doit tenir compte du dommage subi du fait de l'activité professionnelle, et faire en sorte que la victime ne subisse aucun préjudice supplémentaire. Le Conseil constitutionnel écarte donc, logiquement, la référence au principe d'égalité.

On pourrait alors se demander quel est l'intérêt d'une décision qui se borne à reprendre une jurisprudence antérieure. Mais précisément, la décision devient intéressante si on considère qu'elle déclare conforme à la Constitution des dispositions qui vont résolument à l'encontre d'une directive européenne du 4 novembre 2003.

 

Constitutionnalité et inconventionnalité


Cette dernière, concernant "certains aspects de l'aménagement du temps de travail" impose aux Etats membres de garantir aux salariés un congé de quatre semaines par an au minimum. Elle ne fait aucune distinction entre les travailleurs absents du travail pour congé maladie durant la période de référence et ceux qui ont effectivement travaillé durant cette même période. De fait, la distinction entre la maladie professionnelle et la maladie non professionnelle n'est plus pertinente.

Pendant plusieurs années, la Chambre sociale s'est appuyée sur l'absence d'effet direct d'une directive non transposée. Elle a donc maintenu une jurisprudence contraire à cette directive en maintenant la distinction faite par le code du travail, par exemple dans sa décision du 13 mars 2013

Mais par deux décisions du 13 septembre 2023, la Chambre sociale a totalement modifié sa jurisprudence, en s'appuyant cette fois sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Son article 31 § 2 qui énonce que "tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail (...) ainsi qu'à une période annuelle de congés payés". Ces dispositions, directement applicables en droit français depuis qu'elles ont été intégrées au traité de Lisbonne, permettent ainsi à la Chambre sociale de juger qu'un salarié peut prétendre à des congés payés, y compris lorsqu'il se trouve en arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle. Dans un second arrêt du même jour, la Cour de cassation précise qu'en cas d'arrêt de travail pour accident ou maladie d'origine professionnelle, le droit aux congés payés n'est plus limité dans le temps. Les salariés ont droit aux congés payés durant toute la durée de leur absence.

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 8 février 2024 n'a rien de surprenant, car on sait qu'il est juge de la conformité de la loi au traité et qu'il est donc incompétent pour apprécier sa conformité au traité. Il n'empêche que la situation juridique est pour le moins délicate, et on doit se réjouir que les autorités aient annoncé, enfin, qu'une loi de transposition de la directive européenne serait prochainement votée, permettant de modifier le code du travail. Le Conseil constitutionnel n'y verra certainement aucun inconvénient, puisque, dans ce domaine, il laisse au législateur une très large marge d'autonomie. 


 

Les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13 , section 2 § 2

 

mardi 6 février 2024

Registre des baptêmes : Tempête dans un bénitier


Est-il possible de faire effacer son nom du registre des baptêmes ? Le Conseil d'État, dans une décision du 2 février 2024, écarte le droit à l'effacement des données personnelles dans le cas particulier d'une personne qui, ayant été baptisée, figure sur le registre des baptêmes géré par le diocèse. La décision est évidemment inédite, sans doute parce que peu de requérants ont eu l'idée de poursuivre ce type de contentieux jusqu'au Conseil d'État.

M. A. B. a décidé de se faire "débaptiser" et il a donc demandé que son nom soit retiré du registre. Si l'association diocésaine a accepté la renonciation au baptême qui à ses yeux qui, à ses yeux, constitue une apostasie, elle a refusé l'effacement des données concernant M. A. B. Elle a seulement ajouté en marge une mention selon laquelle l'intéressé avait "renié son baptême". Notons au passage que cette formulation contient, à l'évidence, une forme de blâme. Dans le vocabulaire utilisé par l'Église, la référence au "reniement" de Pierre est transparente. Sans doute aurait-il été préférable de mentionner que M. A. B. avait "renoncé" à son baptême.

Peut-être M. A. B. aurait-il pu se contenter de cette mention, mais il a contesté devant la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ce refus d'effacement. Il estime que la mention de son baptême est une donnée personnelle et qu'il est en droit, s'appuyant sur le Règlement général de protection des données, d'exiger son effacement définitif. N'ayant pas obtenu satisfaction devant la CNIL, il s'est tourné vers le Conseil d'État, sans davantage de succès.

 

Les conditions du RGPD

 

Le règlement général de protection des données (RGPD), adopté en 2016 et en vigueur depuis mai 2018 est un texte européen, dont la CNIL garantit le respect en France. Son article 17 alinéa 1 énumère les motifs susceptibles d'être invoqués pour obtenir l'effacement des données personnelles. On y trouve d'abord les traitements illicites, ce qui n'est évidemment pas le cas du registre des baptêmes. On y trouve aussi les obligations légales d'effacement imposées par le droit de l'UE ou le droit interne, aucune contrainte de ce type n'étant imposée à ce registre. L'opposition de la personne au traitement lui-même n'est pas un motif pertinent en l'espèce, car lors du baptême, personne ne s'est opposé à la mention de l'enfant sur le registre.

Reste l'hypothèse dans laquelle la personne concernée retire son consentement, et c'est évidemment sur ce motif que se fonde M. A. B. Mais il n'est guère satisfaisant puisque, par hypothèse, n'ayant pas donné son consentement lors du baptême, il n'est pas en mesure de le retirer. Ses parents ont évidemment accepté qu'il soit mentionné dans le registre, puisqu'ils ont choisi de le faire baptiser. C'est leur décision, c'est leur consentement, et ce n'est pas celui de l'enfant.



Le Parrain. Francis Ford Coppola. 1972

Scène du baptême

 

La recherche d'un équilibre


L'article 9 du RGPD prévoit qu'un groupement à but non lucratif et poursuivant une finalité religieuse peut développer un fichier qui "se rapporte exclusivement aux membres ou aux anciens membres dudit organisme". La licéité de ce traitement est toutefois subordonnée au principe de non-communication des données aux tiers à cet organisme, sauf consentement de l'intéressé.

Tel est bien le cas en l'espèce, car le registre des baptêmes sert à ficher les personnes baptisées, dans une finalité exclusivement religieuse. Le Conseil d'État note le caractère quelque peu archaïque de ce document "non dématérialisé". Il observe que sa finalité se borne au "suivi du parcours religieux" et que les informations ne sont accessibles qu'à l'intéressé et aux ministres du culte. Il ajoute que ces registres sont conservés dans un lieu clos, jusqu'à leur versement aux archives départementales au terme d'un délai de 120 ans.

Les données conservées, s'il s'agit bien de données personnelles, ne sont pas d'une grande sensibilité. Elles reprennent l'état civil de l'enfant, ainsi que la date du baptême et la mention des parrain et marraine. Mais, bien que peu sensibles, ces données constituent, pour le Conseil d'État, un motif impérieux justifiant leur conservation. En effet, la mention du baptême permet à l'Église d'assurer le suivi religieux de la personne, notamment lors du sacrement du mariage, et lors de son décès. Surtout, le maintien de cette mention permet à M. A. B. de changer d'avis. Dans l'hypothèse où il voudrait réintégrer la communauté des fidèles, il n'aurait pas besoin de recevoir un nouveau baptême. Il lui suffirait de demander l'effacement de la mention selon laquelle il a "renié son baptême".

Le Conseil d'État déduit donc que cette mention suffit à exprimer la volonté du requérant de renoncer à la religion catholique. La mention de son baptême dans le registre, même s'il n'a plus qu'un intérêt historique, demeure nécessaire à la gestion des fidèles par l'Eglise. Avec cette décision, le Conseil d'État trouve une solution permettant de trouver un équilibre entre des intérêts opposés. Cette solution est d'ailleurs celle qui avait été adoptée par la Cour d'appel de Caen le 10 septembre 2013, décision rendue antérieurement au RGPD.

La référence au versement du registre aux archives témoigne aussi d'une autre préoccupation. Depuis l'époque où les registres paroissiaux étaient les seuls documents mentionnant l'état civil des personnes, les fichiers des églises demeurent une source documentaire importante pour les chercheurs. Dans 120 ans, ils seront assurés de disposer d'un fichier dont l'intégrité sera garantie, et ils pourront même apprendre que M. A. B., il y a bien longtemps, a renié son baptême et s'est donné la peine de demander son effacement dans le registre. De quoi susciter la réflexion des historiens et peut être celle des psychologues.


La protection des données personnelles : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5

 

 

 

vendredi 2 février 2024

Accouchement sous X : La jurisprudence Odièvre confortée.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans une décision Cherrier c. France du 30 janvier 2024, considère que le droit français opère un juste équilibre entre le droit d'accès aux origines et le droit à la vie privée des personnes. Une femme issue d'un accouchement sous X ne peut ainsi accéder à l'identité de sa mère biologique, que si cette dernière a formellement consenti à une telle divulgation.

 

Un accord de volontés 


Rappelons que l'accouchement sous X est issu d'une pratique lointaine inaugurée par Saint Vincent de Paul en 1638, dans le but d'éradiquer les infanticides. Il avait alors généralisé l'usage du "tour", sorte de niche creusée dans le mur des hospices. On pouvait y déposer anonymement un nouveau-né, recueilli ensuite par le personnel hospitalier, de l'autre côté du mur. Aujourd'hui, l'article 326 du code civil prévoit que "lors de l'accouchement, la mère peut demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé". 

Ce secret des origines n'est aujourd'hui plus tout à fait absolu, dans la mesure où il peut être levé, par consentement mutuel. La loi du 22 janvier 2002 met en place une autorité indépendante, le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP.) dont la mission est de permettre l’accès, par les personnes à la recherche de leurs origines, au dossier détenu par les services départementaux ou les œuvres privées d’adoption. Cet accès est cependant subordonné à l’accord de la femme ayant accouché sous X. La connaissance des origines n’est donc pas le produit d’un droit dont l’enfant serait titulaire, mais d’une rencontre entre deux volontés.  Le secret de l'identité de la mère demeure un choix relevant de sa vie privée.

La requérante, Annick Cherrier, est née sous X en 1952. Sa mère biologique a refusé, à plusieurs reprises, que son identité lui soit divulguée. Elle a même demandé au CNAOP d'être "laissée en paix". Quoi qu'il en soit, la requérante a fait un recours du refus d'accès que lui a opposé le CNAOP, recours qui a été successivement rejeté par le tribunal administratif, la Cour administrative d'appel, et enfin le Conseil d'État statuant en cassation. Devant la CEDH, elle invoque une atteinte à sa vie privée.

Elle n'obtient pas satisfaction, et les spécialistes de la jurisprudence européenne diront que l'arrêt Cherrier n'apporte rien de nouveau par rapport à la célèbre jurisprudence Odièvre qui, en 2003, avait déclaré conforme à la Convention européenne le dispositif français d'accouchement sous X. La Cour ne juge pourtant pas cette requête irrecevable, car elle éprouve le besoin de rappeler les principes directeurs de cette jurisprudence qui était contestée par ceux-là mêmes qui font la promotion d'un droit absolu d'accès aux origines.

 

 


 

Le petit duc Eugène de Montesquiou-Fézensac endormi 

Elisabeth Vigée Lebrun pastel 

 

L'arrêt Godelli

 

Dans l'arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012, la CEDH sanctionne la loi italienne qui interdit toute procédure d'accès aux origines au profit des enfants nés d'une femme "qui ne consentait pas à être nommée".  La décision avait alors été saluée par les partisans de la levée totale du secret comme un premier pas vers la reconnaissance d'un droit d'accès aux origines,  et une certaine forme de remise en cause de la jurisprudence Odièvre.

On croit aisément ce que l'on désire. En réalité, la décision Godelli confortait déjà la jurisprudence Odièvre. Aucune instance ne pouvait alors être saisie en Italie, afin de prendre contact avec la mère biologique et lui demander si elle consentirait à une levée du secret des origines. Ce n'est donc pas l'anonymat qui est sanctionné dans l'arrêt Godelli, mais son caractère irréversible. 

 

L'équilibre entre les droits

 

De fait, la décision Cherrier rappelle que l'État n'a pas seulement à s'abstenir d'intervenir  par des ingérences arbitraires dans la vie privée des personnes. Il doit aussi, parfois, prendre des dispositions positives pour garantir cette vie privée, y compris dans les relations entre les individus. C'est le cas dans l'accouchement sous X, car l'État doit garantir le secret de l'identité de la mère biologique et, en même temps, prévoir une procédure d'accès aux origines, par consentement mutuel. Comme bien souvent, il s'agit donc de ménager un équilibre entre des droits contradictoires, le droit aux origines de l'enfant et le droit à la vie privée de la mère.

En l'espèce, la CEDH estime que le droit français ménage toujours entre les intérêts en cause un équilibre satisfaisant. Contrairement à ce qu'affirme la requérante, le mécanisme de réversibilité du secret par la loi de 2002 permet aux personnes nées sous X de bénéficier du droit à la connaissance de leurs origines qu'elles tirent de l'article 8 de la Convention. 

De fait, la Cour écarte l'argument de la requérante, qui reposait au contraire sur l'idée que, depuis la jurisprudence Odièvre de 2002, l'équilibre a été modifié. Elle faisait valoir qu'une loi du 16 janvier 2009 avait complété le système de réversibilité du secret en supprimant la fin de non-recevoir de l'action en recherche de maternité qui était opposée à l'enfant donc la mère avait accouché dans l'anonymat. Mais ce texte ne peut s'appliquer que si précisément la mère a accepté de renoncer au secret. De même, l'accès aux origines des enfants nés par don de gamètes, organisé par la loi du 2 août 2021, ne peut exister qu'avec le consentement du donneur, dans des conditions identiques à celles de l'accouchement sous X. Dans le cas de la requérante, les autorités françaises ont fait ce qu'elles ont pu pour mettre la rencontre entre les deux volontés de la mère et de l'enfant née sous X. Hélas, la mère ne souhaitait pas la levée de son anonymat, précisant d'ailleurs qu'elle souhaitait que le secret perdure après son décès. C'est son droit le plus strict, et la Cour européenne estime qu'elle a le droit de conserver la maîtrise d'une information qui relève de sa vie privée.

L'équilibre des droits n'a donc pas été modifié en droit interne, et la requérante n'a pas davantage pu invoquer efficacement l'existence d'un consensus entre les États sur le droit d'accès aux origines. En effet, le CEDH fait observer que les pratiques demeurent très diverses, et que la seule exigence posée par sa jurisprudence concerne le caractère non irréversible du secret. Dès lors, affirme la CEDH, "il n'y a aucune raison de parvenir à une conclusion différente de celle de l'affaire Odièvre dans la présente espèce". 

L'arrêt Cherrier reprend certes la jurisprudence Odièvre, mais c'est précisément ce qui fait son intérêt. Les partisans d'un droit absolu d'accès aux origines sont en effet très actifs sur le plan médiatique, et ils ont obtenu d'incontestables succès, en particulier avec son application aux enfants nés d'un don de gamètes. Sans doute espéraient-ils que l'élargissement du champ d'application pouvait conduire à un approfondissement de sa mise en oeuvre, faisant disparaître le veto éventuel de la mère. Sur ce plan, rien ne change, et l'on ne peut que s'en féliciter. 

Car l'accouchement sous X est le produit d'un double abandon. De l'enfant évidemment qui  devra construire son identité dans l'ignorance de ses origines, même s'il convient de rappeler que le père a la possibilité de le reconnaître dans le délai de deux mois après la naissance. Mais l'abandon est aussi celui de la mère, le plus souvent une femme très jeune ou très démunie qui ne choisit pas d'accoucher sous X sans souffrir de cette décision, et sans en souffrir durablement. Un rapport de l'INED, hélas remontant à une dizaine d'années, notait un accroissement de ces naissances, de 588 en 2005 à 700 en 2010. Parmi ces femmes, 31% vivaient chez leurs parents, 80 % n'étaient pas en couple, et 75 % ne disposaient pas de leur autonomie financière. L'accouchement sous X n'apparait alors plus comme un choix, mais comme le témoignage d'une situation sans issue. Et si cette victime veut oublier, la décision n'appartient qu'à elle.

 


Le droit d'accès aux origines : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 2



lundi 29 janvier 2024

Le jour d'après... les 32 cavaliers de l'apocalypse


La loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration a été publiée dans le Journal officiel du 27 janvier, amputée par le Conseil constitutionnel de trente-cinq articles sur quatre-vingt-six. La décision du Conseil, rendue deux jours plus tôt, sanctionnant trente-deux dispositions comme cavaliers législatifs, a provoqué des réactions politiques considérables, alors même qu'elle ne saurait surprendre les spécialistes de droit constitutionnel.

 

Des cavaliers surgis hors de la nuit

 

Tous les commentateurs ont fait observer que la sanction des cavaliers législatifs n'est pas une nouveauté et ils ont tous mentionné une jurisprudence constante, ce qu'affirme aussi le Conseil dans son communiqué. Sur ce point, la décision était prévisible. 

On définit traditionnellement ces cavaliers comme des dispositions figurant dans un article d'un projet ou d'une proposition de loi et qui n'y ont pas leur place car elles sont sans lien avec le texte. Ces cavaliers peuvent prendre la forme d'un amendement ajouté à une disposition ou la modifiant. Depuis la révision de 2008, l'article 45 de la Constitution précise que "tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis". Sans ce lien, la disposition porte atteinte à l'article 45 de la Constitution.

On se souvient que la loi immigration est le produit d'un parcours parlementaire quelque peu chaotique. Déposé en première lecture au Sénat, et alors très largement amendé, le texte a été transmis par l'Assemblée nationale qui a voté une motion de rejet le 11 décembre 2023. L'Exécutif a alors choisi de réunir une commission mixte paritaire (CMP) qui se prononce sur les articles "restant en discussion". Pour faire voter le texte, les représentants des partis qui soutiennent le Président de la République ont accepté tous les amendements du Sénat. En l'espèce, le texte présenté à l'Assemblée, et rejeté, comportait 27 articles. Si l'on ajoute les dispositions ajoutées par les sénateurs, le texte arrivé en CMP avait considérablement grossi, atteignant 95 articles. Le résultat a été que les dispositions voulues par les sénateurs ont été ajoutées de manière très désordonnée sous forme d'amendements, sans trop se préoccuper de leur lien avec le texte ni avec l'article qu'ils étaient censés modifier. Ce mode d'adoption du texte a fonctionné comme un piège.

Un piège pour l'opposition de droite d'abord. Ce sont en effet ses amendements qui, ajoutés en CMP, ont été déclarés non conformes car sans lien avec le texte d'origine. Ne subsistent aujourd'hui dans la loi définitive que les dispositions voulues par le gouvernement, ou pratiquement. Les uns invoquent un "déni" de démocratie, les autres réclament une révision constitutionnelle dont on ignore sur quoi elle devrait porter. On imagine mal en effet qu'il s'agisse d'intégrer dans la constitution toutes les dispositions déclarées inconstitutionnelles. A moins que l'on souhaite réellement y voir figurer des normes sur le relevé des empreintes digitales des étrangers ...

Le piège s'est aussi refermé sur la gauche. Car ceux qui se sont réjouis de la décision du Conseil n'ont peut-être pas suffisamment pris conscience que le projet de loi gouvernemental était finalement adopté, à peu près intact. Les dispositions ajoutées par le Sénat ont joué un rôle classique dans la procédure parlementaire. En intégrant des dispositions plus rigoureuses dans le texte en sachant qu'elles seront ensuite annulées, on rend plus supportables celles que l'on voulait, dès l'origine, faire adopter. Les amendements sénatoriaux ont ainsi joué à la perfection leur rôle d'épouvantails.



Laurent Fabius, candidat à "La tête et les jambes", 25 avril 1970

épreuve sportive : le jumping

 

Le contrôle au fond

 

L'une des caractéristiques de la décision du Conseil constitutionnel se trouve sans doute dans la quasi-absence de contrôle au fond. Seulement deux articles ont été totalement annulés par un contrôle de fond. 

C'est d'abord le cas de l'amendement particulièrement défendu à droite, prévoyant la fixation par le parlement, tous les trois ans et par catégories, du nombre d'étrangers autorisés à s'installer durablement en France. Le Conseil voit dans cette pratique une atteinte au principe d'autonomie des assemblées parlementaires, lui-même lié au principe de séparation des pouvoirs. En effet, le Conseil estime qu'aucune exigence constitutionnelle ne permet d'imposer au parlement l'organisation d'un débat en séance publique, ni même de le contraindre à adopter des objectifs chiffrés en matière d'immigration. Une décision comparable avait été adoptée le 4 décembre 2013, sanctionnant une disposition législative qui imposait la présence du ministre du budget lors de certains débats devant les commissions permanentes.

A également été annulée la disposition qui autorisait le relevé des empreintes digitales et la prise de photographies d'un étranger sans son consentement. Cette fois, le Conseil s'appuie sur le principe selon lequel la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire. Fondé sur les articles 4 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, il figure dans la décision du 13 décembre 2005 et réaffirmé ensuite à plusieurs reprises.

Observons que ces relevés sont déjà autorisés, de même que leur conservation dans un traitement automatisé, par l'article L 142-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). Ils s'appliquent aux étrangers en situation irrégulière qui font l'objet d'une décision d'éloignement ou qui ne remplissent pas les conditions d'entrée sur le territoire. Le seul apport du texte nouveau était donc la possibilité de recourir à la contrainte. 

Contrairement à ce qui a pu être affirmé dans certains commentaires, le Conseil constitutionnel ne conteste pas la mesure en tant que telle. Il affirme au contraire que le législateur poursuit ainsi "l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière qui participe de la sauvegarde de l’ordre public, objectif de valeur constitutionnelle". En revanche, il sanctionne la disposition car la procédure qui entoure cette pratique manque cruellement de garanties. Si l'officier de police judiciaire informe le procureur de la République, celui-ci n'est pas compétent pour l'autorisation. Le document qu'il reçoit n'est pas nécessairement motivé, et ne fait pas apparaître si le relevé des empreintes ou la prise de photographies constituent l'unique moyen d'identification de la personne qui refuse de s'y soumettre. Autrement dit, l'information du procureur est conçue comme une simple formalité, vide de tout contenu. Là encore, la loi a souffert d'une absence totale de réflexion préalable à sa rédaction, car il n'était réellement pas impossible d'anticiper les objections du Conseil constitutionnel.

 

Ce qui reste de la loi


Si l'on regarde désormais la loi, après passage devant le Conseil constitutionnel, on constate que les dispositions supprimées sont celles issues de la majorité sénatoriale. Finalement, les 51 articles de la loi publiée ressemblent beaucoup au projet de loi qui avait été déposé par le gouvernement. Les mesures particulièrement défendues par la droite ont disparu, comme le conditionnement de certaines aides sociales à une durée de résidence, le durcissement du regroupement familial, ou la caution demandée aux étudiants étrangers. Bien entendu, rien n'interdit au parlement de voter une loi sur ces questions, car le Conseil précise bien que sa déclaration d'inconstitutionnalité ne repose que sur la sanction des cavaliers, "sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres grief"

Les dispositions essentielles du projet de loi demeurent inchangées : élargissement des OQTF à des étrangers jusqu'alors protégés, création d'un fichier des mineurs non accompagnés délinquants, régularisation dans les métiers en tension, conditionnement du titre de séjour au respect des principes de la République, allongement de six mois à un an de la durée d'assignation à résidence des étrangers faisant l'objet d'une mesure d'éloignement...

Le gouvernement a donc remporté une victoire. Il est parvenu à faire adopter la loi en utilisant les erreurs politiques de ses adversaires.  Pour autant, rien n'empêche la reprise des dispositions annulées dans un nouveau texte, cette fois voté sans le secours de la cavalerie. Sur le fond, la victoire du gouvernement repose toutefois sur une pratique très discutable. Pour la première fois, on a vu un gouvernement faire adopter, en pleine connaissance de cause, des dispositions qu'il savait inconstitutionnelles, pour ensuite confier au Conseil le soin de corriger la copie...

En ce qui concerne le Conseil constitutionnel, le bilan est également nuancé. Certes, il a annulé une grande partie du texte, donnant ainsi satisfaction au Président de la République et au Premier ministre (alors madame Borne) qui avaient affirmé, un peu étrangement, qu'il contenait des mesures contraires à la Constitution. En revanche, et c'est sans doute ce que l'on retiendra, la décision a suscité des questions nouvelles sur le Conseil, sur l'étendue de son contrôle, sur son caractère démocratique, ou pas... Des questions que personne n'osait se poser autrement que mezzo voce et qui surgissent sur la place publique.

 

Le droit des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5,  section 2




jeudi 25 janvier 2024

Les Invités de LLC. Serge Sur. Un génocide peut en cacher un autre


 

 

 

Serge Sur est professeur émérite de l'Université Paris-Panthéon-Assas, et membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques)

  

UN GÉNOCIDE PEUT EN CACHER UN AUTRE


Le magazine Le Point a diffusé sur son site internet, le 24 janvier 2024, et dans l'hebdomadaire le 25 janvier 2025, p. 60 à 63, une tribune de Mme Noëlle Lenoir, également signée par des membres du Cercle Droits et débats, qu’elle préside. Cette tribune concerne la requête déposée par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de Justice au sujet du comportement d’Israël dans la bande de Gaza après l’agression du Hamas le 7 octobre 2023. La requête se fonde sur la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.

 

Il s’agit d’une analyse unilatérale et militante. Le post suivant se propose de répondre à ses principaux points, en montrant qu’elle comporte un mélange de propos sans pertinence, d’assertions non vérifiées et d’erreurs juridiques.  

 

 

 

Ils sont tombés. Charles Aznavour. 1978

 

 

Voici un texte qui ne s’embarrasse pas de nuances. Il reprend en fait les affirmations du gouvernement Netanyahu. Or, si l’on envisage les questions qu’il soulève du point de vue du droit international, on peut mettre sérieusement en doute sa pertinence. Pour résumer en une phrase les critiques qui peuvent lui être adressées, on dira qu’il est pour une part hors sujet, pour une autre nourri d’assertions non vérifiées, enfin et surtout juridiquement erroné.

 

1. -  Sont hors sujet tous les développements consacrés au fait que le peuple juif a été victime d’un génocide, ce que nul ne conteste, et que les attaques par le Hamas le 7 octobre 2023 pourraient aussi relever d’un génocide. En quoi cette situation pourrait-elle empêcher Israël de commettre à son tour un génocide, et l’exonérer de ce crime ? Avoir été victime d’un génocide donne-t-il aux victimes et à leurs descendants une sorte d’immunité et justifie-t-il qu’ils en commettent à leur tour ? On connaît le syndrome de l’enfant battu, ou violé, qui devient prédateur à son tour. Il n’est pas question ici de transposer cette dérive à un Etat, mais les ressorts psychologiques des dirigeants peuvent être mis en question.

 

Nul doute que le Hamas soit un mouvement terroriste, qui a commis des crimes internationaux, et condamnable à ce titre. Mais Israël n’a pas toujours condamné le terrorisme. Sa naissance n’a-t-elle pas connu des actes terroristes, comme l’attentat contre l’Hôtel du Roi David en 1946, imputable à l’Irgoun, causant une centaine de morts ? L’assassinat en 1948 du médiateur de l’ONU, le comte Bernadotte, et du colonel Sérot, officier français n’a-t-il pas été perpétré par un autre groupe terroriste juif ? Et des musées célèbrent aujourd’hui en Israël les actions de ces groupes. On peut rapprocher ces derniers assassinats de celui d’Yithzak Rabin, premier ministre israélien, en 1995, par un extrémiste sioniste. Les deux ont en commun d’avoir interrompu définitivement un processus de paix, plus nécessaire que jamais.

 

Ceci ne saurait en rien justifier le terrorisme du Hamas, mais plutôt souligner que, hélas, le Moyen-Orient est un tombeau du droit international, victime de multiples violations sans conséquences. Il faut ici rappeler cette évidence que, pour le droit international humanitaire, ses violations par un acteur n’autorisent pas les autres à le violer à leur tour. Ce droit comporte des obligations absolues, ou intransgressibles, ou unilatérales et échappe à la clause non adimpleti contractus. Aucun génocide n’autorise un Etat à en commettre un autre en représailles, pas davantage que des crimes contre l’humanité, ou des crimes de guerre. Le texte de Mme Lenoir semble oublier cette donnée fondamentale. Tous les développements consacrés aux malheurs historiques du peuple juif sont donc en l’occurrence totalement dénués de pertinence.

 

2. -  Quant aux assertions invérifiées, elles concernent toutes les accusations portées contre le Hamas, boucliers humains, utilisation criminelle d’écoles ou d’hôpitaux, etc… Peut-être sont-elles exactes, mais comment le savoir ? Il y faudrait une enquête internationale indépendante et impartiale. Or les gouvernements israéliens ont toujours refusé de telles enquêtes sur leur territoire comme sur celui des territoires occupés, ce qui ôte beaucoup de crédibilité à leurs affirmations – affirmations que reprend sans examen et sans réflexion le texte de Mme Lenoir.

 

3. -  S’agissant enfin des erreurs juridiques, au-delà de la méconnaissance des bases même du droit international humanitaire, on peut ici en relever deux.   

 

-  Sur le fond d’abord, la référence au droit de légitime défense d’Israël. Personne ne le remet en cause, y compris contre des acteurs non étatiques. La Charte de l’ONU ne l’exclut pas, la pratique internationale, celle des Etats comme celle du Conseil de sécurité le confirment. La question est celle de la proportionnalité de la réponse par rapport à l’agression subie. Il est difficile en l’occurrence de soutenir qu’elle est respectée. Cette réponse relève de la punition, voire de la vengeance, plus que de la légitime défense. Le texte de Mme Lenoir témoigne d’une regrettable confusion entre jus ad bellum – le droit d’employer la force armée – et le jus in bello – l’intensité de la force mise en œuvre. Les visibles destructions de la bande de Gaza, les bombardements indiscriminés, la quasi-impossibilité d’assurer aux Gazaouis une assistance humanitaire témoignent à l’envi de la disproportionnalité.   

 

-  Sur la procédure enfin, on comprend mal la mise en cause de l’action judiciaire de l’Afrique du Sud. Elle est parfaitement régulière sur la base du droit international en vigueur, et conforme à la jurisprudence de la Cour internationale de Justice : on épargne ici des références bien connues des spécialistes. Israël comme l’Afrique du Sud sont également parties à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette convention crée des obligations erga omnes partes, c’est-à-dire donnant à tous les Etats parties le droit d’en réclamer le respect. C’est bien ce que fait l’Afrique du Sud, et ce qui est étonnant, c’est que jusqu’à présent elle soit le seul Etat à le faire, signe peu encourageant pour la popularité de la CIJ.

 

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On terminera par deux observations qui sortent de pures considérations juridiques.

 

- D’abord, la mise en cause de la légitimité de l’action de l’Afrique du Sud : tout au contraire, ce pays a connu une longue et cruelle pratique de l’apartheid, qui a été en son temps considéré comme un crime international. Il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui il ait une sensibilité particulière lorsque le droit international humanitaire est violé.

 

- Ensuite, une fâcheuse allusion à la composition de la CIJ, ce qui est l’amorce d’une disqualification de ses décisions. Evitons toute comparaison polémique avec le Conseil constitutionnel. Tous ceux qui ont eu le privilège de participer aux délibérations de la Cour internationale peuvent témoigner de la haute conscience juridique de la quasi-totalité de ses membres, de leur parfaite indifférence aux pressions extérieures et de leur souci de respecter et de faire respecter le droit international, au-dessus de toutes autres considérations.

 


mardi 23 janvier 2024

Le projet de loi sur les dérives sectaires à la dérive

Le projet de loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires devrait bientôt être débattu par l'Assemblée nationale. Mais déposé en première lecture au Sénat, il en est sorti singulièrement édulcoré, au point que l'on peut se demander s'il existe encore quelques articles dignes d'être débattus.

Rappelons que le droit français ne réprime pas les sectes en tant que telles, dont il n'existe d'ailleurs pas de définition juridique. La loi About-Picard du 12 janvier 2001 ne fait pas référence à la dimension religieuse des groupements visés ni à la croyance qu’ils professent. Elle se borne à renforcer la répression des agissements illicites qu’ils sont susceptibles de commettre. Elle définit donc le mouvement sectaire comme celui « qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités ». Est donc considéré comme sectaire le groupement qui porte atteinte aux droits de ses adeptes.

Le projet actuel, plus de vingt ans après la loi fondatrice, trouve son origine dans les premières Assises nationales de la lutte contre les dérives sectaires qui se sont déroulées les 9 et 10 mars 2023. 

Il s'agissait alors de tirer les conséquences d'un rapport particulièrement alarmant de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), institution désormais rattachée au ministère de l'Intérieur. Le nombre de saisines était alors de 4020 en 2021, soit une augmentation de 33, 6 % en un an. Sur l'ensemble des signalements effectués auprès de la Miviludes, 12 % concernaient des enfants,  25 % la santé, 70 % dénonçaient des pratiques non conventionnelles, et presque 4 % relevaient du complotisme, en particulier du mouvement antivax. Si le pourcentage peut sembler modeste, cette dernière catégorie représentait tout de même 148 dossiers.

 


 

 Signé Furax. Hymne des Babus

Pierre Dac et Francis Blanche.. 1951-1952

La Miviludes

 

La Miviludes a été créée par un décret du 22 novembre 2002, d'application la loi About-Picard du 12 janvier 2001. Elle se veut d’abord un « observatoire » des mouvements sectaires dont les agissements sont attentatoires aux droits de l’homme. Elle diffuse des rapports qui sont autant de mises en garde, attirant l’attention sur des mouvements considérés comme dangereux. Mais l'institution a fait l'objet d'une relative mise en sommeil à partir des années 2010. On l’accusait alors de stigmatiser des mouvements religieux. Par un décret du 15juillet 2020, elle est rattachée au ministère de l’Intérieur et placée sous l’autorité du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. La visibilité de son action en a souffert, surtout si l'on considère que son personnel comptait alors huit personnes. Aujourd'hui, l'islam radical comme l'épidémie de Covid ont montré un certain accroissement des dérives sectaires, ce qui a suscité un intérêt nouveau pour le travail de la Miviludes, le personnel passant de huit à douze personnes. On le voit, l'augmentation des moyens de l'Institution demeure modeste.

Le projet de loi a pour objet d'accroître la visibilité et de développement la mission de la Miviludes. Il lui lui attribue un fondement législatif, ce qui met cette institution un peu plus à l'abri  de l'action de lobbies visant à son affaiblissement. Cette disposition a été acceptée par le Sénat. De manière très pragmatique, le projet permettait aussi à la Miviludes d'intervenir comme amicus curiae, à la demande d'un parquet ou d'une juridiction pour l'éclairer sur les dérives sectaires. Une telle procédure n'est pas inconnue et existe déjà au profit de certaines autorités indépendantes. Le projet prévoyait donc que la Miviludes pourrait intervenir pour éclairer les juges à propos des abus de faiblesse, figurant déjà dans le code pénal, et de deux nouvelles infractions créées par les articles 1 et 2 du projet de loi. Mais le Sénat a supprimé ces deux infractions, réduisant le rôle de la Miviludes au seul abus de faiblesse.

La lecture du projet remanié par le Sénat montre qu'il a créé une infraction nouvelle, mais qu'il en a supprimé trois.


L'infraction nouvelle 

 

Dans le chapitre 1er consacré à l'approche pénale, le Sénat ajoute une infraction qui vise à renforcer la répression de l'abus de faiblesse dès lors qu'il serait commis en ligne ou au moyen de supports numériques. Les peines sont donc portées à cinq ans d'emprisonnement et à 750 000 € d'amende dans cette hypothèse.

L'idée d'ajouter une infraction punissant l'abus de faiblesse en ligne n'est sans doute pas mauvaise. Mais le Sénat ne justifie pas réellement son choix d'aggraver la peine liée à cette incrimination. Il n'y est pas fait référence, ni dans le rapport, ni dans les débats. Or précisément, on aimerait savoir en quoi l'abus de faiblesse sur internet est plus grave que l'abus de faiblesse "à l'ancienne".

 

Les infractions qui disparaissent

 

Le projet de loi déposé devant le Sénat se proposait, dans ses articles 1, 2 et 4, de créer trois nouvelles infractions, spécifiques des dérives sectaires. 

La première est le délit d'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de faiblesse résultant de l'état de sujétion d'une personne. Il s'agit en fait de distinguer les abus d'ignorance et de faiblesse des personnes fragiles, déjà réprimé par l'article 223-15-2 du code pénal, de ceux des personnes déjà en état de sujétion. Cette infraction nouvelle a été justifiée par la difficulté pour les victimes d'admettre qu'elles sont en situation de faiblesse et par le désir de reconnaître le préjudice causé par la sujétion elle-même, indépendamment de tout acte que la victime accomplirait ou s'abstiendrait d'accomplir. Pourrait ainsi également être sanctionnée la mise sous sujétion « ayant pour effet de causer une altération grave de la santé physique ou mentale ». Les peines seraient aggravées, de trois à cinq ans d'emprisonnement pour les infractions commises à l'encontre des mineurs ou des personnes vulnérables.

Le Sénat supprime purement et simplement cette infraction. Ses justifications ne sont guère convaincantes. Son rapport affirme d'abord que "le renforcement du quantum de peines (... à est encore une habitude courante du droit pénal, qui ne repose en général sur aucune évaluation d'un besoin en la matière". Il ajoute, ce qui n'est pas faux, que la répression des dérives sectaires souffre d'abord d'un manque de moyens humains et matériels. Sans doute, mais on ne voit pas exactement le rapport entre ce manque de moyens et la durée de la peine. Quoi qu'il en soit, cette infraction est supprimée et avec elle l'article 1er du projet.

L'article 2 connait le même sort, car il se limitait à dresser une liste de circonstances aggravantes à l'infraction de l'article 1er. Il disparaît donc et, avec lui, les circonstances aggravantes liées à la sujétion accompagnée de torture ou de violences.

 

Le cas de la provocation à l'abandon de soins

 

L'article 4, quant à lui, créait une infraction de provocation à l'abandon de soins, que le Sénat fait également disparaître. L'objet du texte semble pourtant utile, car il s'agit de sanctionner le fait d'inciter des malades à ne pas suivre un traitement thérapeutique prescrit par des médecins lorsque cela risque d'avoir des conséquences graves sur leur santé. Pour justifier son refus du texte, le Sénat s'appuie sur l'avis du Conseil d'État qui affirme que ces incriminations nouvelles peuvent être poursuivies sur d'autres fondements, comme l'exercice illégal de la médecine (article 4161-1 du code de la santé publique), les pratiques commerciales trompeuses (article L 121-2 du code de la consommation), la non-assistance à personne en danger (article 223-1 du code pénal), parmi d'autres.

On peut évidemment admettre cet argument, si ce n'est qu'il est très destructeur si l'on considère que l'objet du projet de loi était précisément de créer des infractions spécifiques aux dérives sectaires. Le Conseil d'État renvoie ainsi à un droit commun qui n'est finalement pas toujours utilisé avec efficacité dans ce domaine particulier. Les poursuites sont rares, notamment parce que le monde médical préfère régler ses comptes en interne, avec ses propres procédures disciplinaires. Ces pratiques constituent pourtant des infractions pénales qui doivent être sanctionnées.

Pour exprimer sa réserve, le Conseil d'État formule un autre argument, beaucoup plus surprenant. Lorsque la provocation à l'abandon de soins est formulée sur un blog ou un réseau social, il affirme qu'en tant "qu'elles viseraient à empêcher la promotion de pratiques de soins non conventionnelles dans la presse, sur internet et les réseaux sociaux, de telles dispositions constituent une atteinte à la liberté d'expression". Il ajoute que tout individu a le droit de refuser des soins, et finit par dire que n'ayant pas eu le temps de formuler une autre rédaction, il suggère de l'abandonner.

Le Sénat s'engouffre dans la brèche ainsi ouverte par le Conseil d'État. Bien entendu, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur le rôle des lobbies dans cette disparition de l'article 4, et d'ailleurs aussi dans celle des articles 1 et 2. Parmi les signataires de l'amendement de suppression, on découvre ainsi le nom d'un sénateur, médecin radiologue, qui, le 4 novembre 2022 a été interdit d'exercice de la médecine pendant neuf mois par la chambre disciplinaire de l'Ordre des médecins de Bourgogne-Franche-Comté pour différentes fautes déontologiques. Il lui était reproché sa participation au documentaire complotiste Hold Up, et sa participation à un mouvement défendant le traitement du professeur Raoult. Certes, l'intéressé a fait appel de cette sanction disciplinaire. Mais on pourrait penser que les auteurs de dérives sectaires et les divers complotistes ont certainement trouvé quelques oreilles bienveillantes au Sénat. 

Ce qui reste du projet de loi a été transmis à l'Assemblée nationale le 20 décembre. On peut espérer qu'il rétablira les dispositions supprimées. Dans le cas contraire, le débat pourrait être rapide, car les sénateurs n'en ont pas laissé grand-chose.

 

Les dérives sectaires : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 3