Comment vider de son contenu une décision administrative, sans pour autant affirmer son illégalité et donc sans sanctionner directement son auteur ? Dans son ordonnance du 18 octobre 2023, le juge des référés du Conseil d'État réalise cet exploit. Saisi par le Comité Action Palestine du télégramme du ministre de l'Intérieur adressé aux préfets et portant sur l'interdiction des manifestations "pro-palestiniennes", le juge des référés refuse de suspendre la décision, mais parvient habilement à la vider de son contenu. Autrement dit, il impose au ministre de l'Intérieur d'appliquer le droit commun gouvernant l'interdiction des manifestations.
Une "regrettable approximation rédactionnelle"
Le ton employé par le juge des référés est loin d'être tendre à l'égard de Gérald Darmanin. Il déplore en effet, dans son ordonnance, la "regrettable approximation rédactionnelle" qui caractérise la décision du ministre de l'Intérieur. C'est le moins que l'on puisse dire.
Le recours à un "télégramme" pose questions. La notion même semble bien datée. Pourquoi pas un "petit bleu" ou un pigeon voyageur ? Il n'est pas impossible que le ministre de l'Intérieur ait espéré susciter ainsi un certain flou sur la nature juridique de son acte, et, pourquoi pas ? une décision d'incompétence du juge administratif. Hélas, selon une jurisprudence constante, la qualification donnée à l'acte par son auteur est absolument sans importance. Seul compte son contenu, décisoire ou non. Si l'acte impose un comportement aux subordonnés du ministre, il s'agit d'un acte susceptible de recours. Le Conseil d'État ne se pose même pas la question, et il se borne à requalifier le "télégramme" en "instruction". Il précise ainsi que, sur le fondement de l'article 1er du décret du 26 juillet 2023, le ministre "peut adresser aux représentants de l'État dans les départements des instructions portant sur l'exercice de leurs pouvoirs de police administrative".
La seconde imprécision du texte ne porte plus sur la forme du texte signé par Gérald Darmanin, mais sur son contenu. Il énonce en effet que "les manifestations pro-palestiniennes, parce qu'elles sont susceptibles de générer des troubles à l'ordre public, doivent être interdites". Il ajoute qu'il s'agit là de "consignes strictes".
Le choix de la terminologie reflète, là encore, une "approximation rédactionnelle". Que peut-on entendre en effet par "manifestation pro-palestinienne" ? Le ministre ne précise pas les mots d'ordre visés. On peut comprendre qu'une manifestation de soutien au Hamas soit considérée comme une apologie du terrorisme ou une provocation publique à la discrimination. En revanche, les manifestations de soutien aux victimes palestiniennes des bombardements israéliens ou affirmant le souhait de voir coexister deux États dans cette région ne sont porteuses, ne portent pas sur des objets qui, en tant que tels, pourraient être considérés comme constitutifs d'infractions. L'amalgame ainsi opéré par le ministre entre le Hamas et la Palestine ne semble guère conforme au principe de lisibilité du droit. Ce point est évidemment essentiel, si l'on considère qu'il exige des préfets une interdiction générale et absolue de ces manifestations.
Overseas Telegram. Serge Gainsbourg. 1984
Une interdiction générale et absolue
Précisément, il ne fait guère de doute que l'instruction du ministre était illégale, en raison même de l'interdiction générale et absolue qu'elle exigeait. Depuis l'arrêt Daudignac de 1951, le Conseil d'Etat estime qu'une mesure de police ne peut prononcer une interdiction générale et absolue d'exercer une liberté, sauf hypothèse où aucun autre moyen de garantir l'ordre public ne peut être mis en oeuvre. Il est exact que la liberté de manifestation ne figure pas, en tant que telle, au nombre des libertés consacrées dans les textes constitutionnels. Mais sa valeur constitutionnelle a été affirmée par le Conseil constitutionnel, en particulier dans sa décision du 18 janvier 1995 qui reconnaît le "droit d’expression collective des idées et des opinions". Depuis un arrêt du 5 janvier 2007, le Conseil d'État considère, quant à lui, que la liberté de manifester constitue l'une de ces "libertés fondamentales" susceptibles de donner lieu à un référé-liberté.
Gérald Darmanin espérait sans doute écarter cette jurisprudence en ne
prononçant pas lui-même l'interdiction d'une manifestation, mais en
enjoignant aux préfets de le faire. Mais il est évident que les préfets
sont dans une situation de compétence liée et doivent exécuter les
ordres du ministre de l'Intérieur. Le Conseil d'État aurait donc pu le
considérer comme l'auteur de cette interdiction générale et absolue. Et
il est évident qu'elle était illégale, dès lors qu'il n'était pas, du
moins pas toujours, impossible d'assurer l'ordre public pendant ces
manifestations. C'est d'autant plus vrai que ces rassemblements, jusqu'à
aujourd'hui, n'ont pas attiré un nombre très considérable de
participants. Le juge des référés pouvait donc, sans difficulté juridique, suspendre l'acte du ministre.
Vider l'instruction de son contenu
Il a pourtant préféré une autre solution, fort habile, même si elle ne révèle pas un courage immense. Il a choisi de neutraliser l'instruction de Gérald Darmanin, sans pour autant l'annuler. Plus exactement, il a rappelé le droit positif, qui rend l'instruction inutile. L'acte pris par Gérald Darmanin ne devient pas inexistant au sens juridique. Il devient simplement transparent.
Aux termes de l'article L 211-1 du code de la sécurité intérieure, les manifestations sont soumises à un régime déclaratoire. Ses organisateurs doivent donc déclarer leur intention de manifester, le mot d'ordre du rassemblement ainsi que sa date et son itinéraire. L’autorité de police peut toutefois prononcer l’interdiction d’une manifestation, lorsqu’elle estime que « la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public".
Le juge des référés rappelle qu'il est possible d'interdire une manifestation lorsque cette atteinte à l'ordre public est constituée par des agissements relevant notamment du délit d'apologie du terrorisme ou de provocation publique à la discrimination. Le soutien aux actes terroristes commis par le Hamas justifie donc une interdiction. Sur ce point, le juge prend acte des justifications apportées par Gérald Darmanin dans des déclarations publiques et mentionnées à l'audience. Il a en effet précisé faire la distinction entre les manifestations de soutien à un mouvement terrorisme et celles qui témoignent d'une empathie à l'égard d'une population palestinienne victime de bombardements. Le juge apparaît sur ce point très compréhensif, et il n'est pas fréquent que les motifs d'un acte juridique soient appréciés au regard des déclarations de son auteur dans les médias.
En revanche, le juge affirme qu'il appartient "en tout état de cause, à l'autorité préfectorale (...) d'apprécier, à la date à laquelle elle se prononce, la réalité et l'ampleur des troubles à l'ordre public". Le préfet est donc la seule autorité compétente pour évaluer ces risques pour l'ordre public, d'autant qu'il doit nécessairement tenir compte des moyens dont il dispose pour en garantir le respect. L'interdiction ne saurait donc intervenir in abstracto car elle suppose une évaluation des circonstances locales.
La fin de la décision n'est pas sans saveur. L'instruction n'est pas suspendue, car elle ne porte finalement aucune atteinte à la liberté de manifester, tout simplement parce que la procédure d'interdiction ne peut intervenir qu'au cas par cas, cortège par cortège. L'instruction est neutralisée et il n'est donc pas nécessaire d'en décider la suspension.
Le juge impose ainsi l'application du droit commun, et les juges administratifs ne s'y sont pas trompés. Dans une décision du 12 octobre, antérieure au télégramme du ministre, le juge des référés du tribunal administratif de Paris refusait de suspendre une manifestation organisée par le CAJPO Action Palestine, pour "demander la levée du blocus de Gaza". Il s'appuyait alors sur les risques d'infiltration du cortège par des groupuscules violents proches du Hamas ainsi que sur les risques de heurts avec la Ligue de défense juive. Le 19 octobre, le lendemain du refus de suspension par le Conseil d'État du télégramme de Gérald Darmanin, ce même juge des référés du tribunal administratif de Paris suspend l'exécution de l'arrêté du préfet de police daté de la veille, interdisant une autre manifestation organisée par CPJPOS Europalestine et le Nouveau Parti anticapitaliste. Il affirme alors qu'il "ne résulte pas de l’instruction, et en particulier de
la note des services spécialisés établie en vue de la présente
manifestation, que le rassemblement projeté présenterait un risque
particulier de violences, à l’encontre d’autres groupes ou des forces de
l’ordre". Ces deux décisions illustrent ainsi parfaitement l'inutilité du document signé par Gérald Darmanin, les juges disposant d'outils suffisants pour faire respecter l'état de droit. Il reste évidemment à regretter qu'un ministre de l'Intérieur laisse sortir de ses services un tel aussi mal rédigé, imprécis, impossible à appliquer, au point que les juges sont obligés de l'écarter.
L'interdiction des manifestations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2