Pour la première fois, le droit à l'oubli est consacré par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans un arrêt Hurbain c. Belgique du 4 juillet 2023.
L'affaire soumise à la Grande Chambre de la CEDH porte sur le domaine le plus traditionnel du droit à l'oubli : le passé judiciaire d'une personne. Le requérant, M. Hurbain, est l'éditeur du journal Le Soir, l'un des principaux quotidiens d'information francophone en Belgique. En 1994, ce journal avait consacré un article à un accident de la route causé par M. G., en mentionnant son nom. Conduisant sous l'emprise de l'alcool, celui-ci avait tué deux personnes et blessé trois autres. Condamné par les tribunaux belges, il avait purgé sa peine et obtenu sa réhabilitation en 2006, n'ayant pas commis de nouvelle infraction.
Mais en 2008, Le Soir a rendu ses archives accessibles gratuitement sur internet, y compris l'article concernant M. G. Celui-ci demande donc, non pas son effacement, mais son anonymisation. Il se plaint en effet que lorsque l'on tape son nom sur le site de Le Soir, l'article apparaît en première page, le moteur de recherche Google amplifiant le phénomène. Son activité professionnelle de médecin est fortement entravée par ces données qui, vingt ans après les faits, viennent rappeler une condamnation, alors même qu'il a bénéficié d'une réhabilitation. Devant les refus successifs qui lui sont opposés par l'éditeur du journal, il se tourne vers les tribunaux belges. Ces derniers estiment que "l'archivage en ligne de l'article litigieux constitue une nouvelle divulgation du passé judiciaire du défendeur, pouvant porter atteinte à son droit à l'oubli". Accusé d'avoir laissé subsister une sorte de "casier judiciaire virtuel", Le Soir se voit donc contraint d'anonymiser l'article de 1994. Son éditeur saisit donc la CEDH, car il considère que cette mesure porte atteinte à la liberté d'expression.
Les archives de presse
La décision de Grande Chambre du 4 juillet 2023 n'est guère différente de l'arrêt de chambre intervenu le 22 juin 2021, qui avait déjà imposé le respect du droit à l'oubli. Elle constitue toutefois une décision de principe qui affirme que ce dernier est protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, et relève de la vie privée.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour se penche de manière très attentive sur le cas particulier des archives de presse. Il existe en effet trois archives de presse. La première est celle du journal papier, évidemment consultable aux archives du journal et dans les bibliothèques. Celle-là ne suscite guère de préjudice au regard du droit à l'oubli car le nombre de consultations est marginal et la recherche par mots-clés inexistante. La seconde est l'"archive-mère" conservée par le journal sur internet dans un souci de conservation, mais inaccessible aux tiers. Enfin, la troisième archive est celle que chacun peut consulter et sur laquelle il est possible de faire une recherche par mots-clés. Dans le cas présent, seule cette troisième archive est concernée par l'anonymisation des données nominatives. La mention du "droit à l'oubli" ne signifie donc pas une disparition des données, mais seulement leur déréférencement sur les sites accessibles au public.
Le bal perdu. Bourvil. 1961
Le nom, élément de la vie privée
Contrairement à d'autres affaires précédemment soumises à la CEDH, la question n'est pas celle de la diffusion de données relatives à l'intimité de la vie privée, comme dans l'arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France. A l'époque, il s'agissait de la diffusion de "révélations" sur le "fils caché" du prince de Monaco... Dans le cas de M. G., il s'agit d'informations dont nul ne conteste l'exactitude et qui relevaient de l'actualité judiciaire, vingt ans plus tôt.
Mais cela ne signifie pas que la seule diffusion du patronyme de M. G. ne se rattache pas à sa vie privée. Dans l'arrêt M. L. et W. W. c. Allemagne du 28 juin 2018, la CEDH définit ainsi la vie privée comme une sorte de bulle protectrice enveloppant l'individu, à l'intérieur de laquelle figurent non seulement les éléments liés à l'intimité, mais aussi ceux liés à l'identité, à commencer par le nom. Elle précise, dans une décision Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande du 27 juin 2017, que des données parfaitement neutres peuvent parfois donner lieu à une diffusion attentatoire à la vie privée.
La CEDH se situe dans la ligne de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) qu'elle cite expressément. Dans une décision du 13 mai 2014 Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia Espanola de Proteccion de Datos (AEPD), la CJUE exige de Google Espagne le déréférencement d'articles de presse remontant à 1998 et mentionnant la vente sur saisie des biens appartenant au requérant, alors lourdement endetté. Aux yeux de la CJUE, ces données ne sont plus pertinentes quinze ans plus tard et portent désormais atteinte à sa vie privée et à sa réputation.
L'équilibre entre la vie privée et la liberté d'expression
Après avoir consacré le principe même du droit à l'oubli, la CEDH examine si, dans la présente affaire, les droits des parties ont été évalués selon un juste équilibre. Et précisément, l'intervention de la Grande Chambre est justifiée par l'arrêt Biancardi c. Italie intervenu le 25 novembre 2021, quelques mois à peine après la décision de chambre dans l'affaire Hurbain. La Cour estime alors que la durée du maintien en ligne de l'article en cause ainsi que le caractère sensible des données sont des critères qui doivent être pris en considération dans la pondération des droits en jeu, c'est-à-dire l'appréciation de l'équilibre entre la liberté d'expression et le respect de la vie privée.
La Cour estime que l'anonymisation des données ne menace pas l'intégrité des archives de presses, celles-ci étant conservées dans les "archives-mères". Elle fait observer que l'accident causé par M. G. ne présente aucun intérêt historique et d'ailleurs n'a pas eu d'autre audience que l'article litigieux. En revanche, les données pénales sont toujours considérées comme des données sensibles, principe rappelé dans l'arrêt Biancardi. La Cour ajoute que les faits relatés dans l'article "ne sauraient rentrer dans la catégorie des infractions dont l'importance, en raison de leur gravité, n'est pas affectée par le passage du temps". De fait, l'article, consulté aujourd'hui, ne contribue plus à un débat d'intérêt général, si ce n'est peut-être à une discussion sur les statistiques de la sécurité routière qui peut se développer avec des données anonymisées. Quant à l'atteinte à la liberté d'expression, elle est tout-à-fait bénigne puisque seul le nom de la personne est occulté, ce qui laisse parfaitement intact le reste de la publication.
On pourrait évidemment s'interroger sur la manière dont l'éditeur du journal tente de renvoyer la responsabilité de l'atteinte à la vie privée sur Google. Il fait observer qu'il a demandé au moteur de recherche de déréférencer l'article consacré à M. G., mais qu'il n'a obtenu aucune réponse. M. G., de son côté, fait valoir que, pour obtenir un déréférencement sur Google, il devrait s'adresser à Google.be, ce qui n'apporterait aucune solution à son problème. Les usagers belges du moteur de recherche sont en effet très habitués à utiliser les sites français ou américains de Google. Cette analyse s'appuie sur la décision du 24 septembre 2019 rendue par la CJUE sur question préjudicielle. La Cour de justice reconnaît alors que le respect du droit à l'oubli, exigence purement européenne, ne saurait être imposé à la version américaine du moteur de recherches.
Dans le cas de l'affaire M. G., Google est utilisé par le journal Le Soir comme une sorte de bouclier lui permettant de se soustraire à son obligation de respect du droit à l'oubli en la renvoyant à quelqu'un d'autre. Mais les juges belges n'ont pas voulu entrer dans ce débat, et ils ont fait remarquer, avec une belle simplicité, que la question du déréférencement sur Google ne se poserait pas si Le Soir avait accepté d'anonymiser les données.
Le droit à l'oubli : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 5 § 1 B