Le 12 mai 2023, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu deux décisions essentielles. Elle élargit en effet les conditions dans lesquelles le juge pénal français peut être compétent pour juger de crimes commis à l'étranger par une personne étrangère sur une victime étrangère. Il s'agit-là d'une affirmation de la compétence universelle, qui vise à poursuivre les auteurs des crimes les plus graves : tortures, génocides, crimes contre l'humanité ou crimes de guerre.
Cette possibilité constitue, à l'évidence, une exception aux règles habituelles de la compétence du juge pénal. En principe, celui-ci juge des crimes commis en France et, sous certaines conditions, de ceux commis à l'étranger, lorsque leur auteur est français ou lorsque la victime est française.
En l'espèce, les requérants sont deux Syriens, M. Abdulhamid C. et M. Majdi N. L'un a été mis en examen pour complicité de crimes contre l'humanité à l'égard d'opposants syriens de 2011 à 2013, l'autre est mis en examen pour crimes de guerre commis en Syrie par un groupe islamiste dont il était membre, entre 2012 et 2018. L'Assemblée plénière, dans ses deux décisions du 12 mai, confirme leur mise en examen, permettant ainsi la poursuite de l'information judiciaire.
L'article 689-1 du code de procédure pénale
La compétence universelle repose, en droit français sur l'article 689-1 du code de procédure pénale, ainsi rédigé : "En application des conventions
internationales, toute personne qui se trouve en France peut être
poursuivie et jugée par les juridictions françaises lorsqu’elle est
coupable hors du territoire de la République de l'une des infractions
énumérées dans les articles suivants". Les dispositions suivantes précisent que les poursuites contre les auteurs de torture reposent sur la Convention de New York contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984.
Quant aux autres crimes susceptibles d'être poursuivis sur le fondement de la compétence universelle, ils sont énumérés dans l'article 689-11. On y trouve le crime de génocide, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, si les faits sont punis par la législation de l'État où ils ont été commis, ou si cet l'État ou celui dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la Convention de Rome de 1998. Dans tous les cas, ces infractions figurent dans le code pénal français et doivent en principe figurer également dans le droit de l'État où elles ont été commises.
Pour établir la compétence des juges français dans le cas des deux Syriens poursuivis, l'Assemblée plénière donne une interprétation large de ces dispositions et des critères qu'elles imposent pour établir la compétence des juges français.
Nuremberg. David Low, 22 nov 1945
La double incrimination
La personne poursuivie doit avoir commis des faits également punissables par la loi dans l'Etat où ils ont été commis. M. Abdulhamid C. fonde sa défense sur ce point, l'infraction pour crime contre l'humanité ne figurant pas dans le code pénal syrien. On pourrait penser que le législateur syrien veut
éviter l'encombrement des tribunaux, mais il n'en est rien, car le droit
de ce pays incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les
violences et la torture. Mais pas le crime contre l'humanité. C'est sur cette base que le requérant a obtenu de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un premier arrêt du 24 novembre 2021, une décision d'incompétence des tribunaux français. La Fédération internationale des droits de l'homme a toutefois formé une opposition contre cette décision, et le Premier Président de la Cour a renvoyé l'affaire devant l'Assemblée plénière.
Celle-ci se livre à une interprétation moins rigoureuse mais somme toute logique. Elle considère en effet qu'il n'est pas nécessaire que les faits soient qualifiés dans les mêmes termes dans les deux systèmes juridiques. Ce qui est qualifié de crime contre l'humanité en Français peut donc être qualifié de meurtre en Syrie. Il est donc suffisant que les deux ordres juridiques considèrent ces faits comme des crimes.
De toute évidence, l'Assemblée plénière donne de ce critère une interprétation téléologique, à travers sa finalité. La double incrimination a pour objet de poursuivre des personnes qui ont commis les crimes les plus graves, quel que soit l'endroit où ils ont été commis. Or, une interprétation stricte de la règle de la double incrimination conduirait à la vider de son sens. Les États les plus dictatoriaux, ceux qui n'hésitent pas à recourir aux crimes contre l'humanité n'auraient qu'à ne pas les mentionner dans leur code pénal pour permettre à leurs ressortissants d'échapper aux poursuites. La compétence universelle ne pourrait alors s'appliquer qu'aux citoyens des démocraties libérales, celles qui précisément ne pratiquent pas le crime contre l'humanité.
L'auteur des tortures
Les actes de tortures, selon l'article 689-2 du code de procédure pénale, sont poursuivis sur le fondement de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants. M. Majdi N. est précisément soupçonné d'avoir été le porte-parole du groupe islamiste Jaysh Al-Islam. Actif en Syrie, ce groupe avait enlevé, en décembre 2013, une avocate militante des droits de l'homme, ainsi que son époux et deux collaborateurs. Il s'était par ailleurs livré à toutes sortes d'exactions, parmi lesquelles des tortures et des crimes contre l'humanité.
Pour contester la compétence des juges français, Majdi N. s'appuyait sur l'article premier de la Convention de 1984, qui réprime des actes commis "par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à
titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou
tacite". L'interprétation de cette disposition est essentielle, si l'on considère notamment le prétendu "État islamique", entité qui n'a jamais été considérée comme un État par la communauté internationale, et dont les membres actifs sont davantage considérés comme des terroristes que comme des fonctionnaires.
L'interprétation donnée par l'Assemblée plénière est de même nature que celle concernant la double incrimination. Elle observe que le groupe Jaysh Al-Islam contrôlait, à l'époque des faits, l'ensemble d'une région, la Ghouta orientale. Si Majdi N. n'était pas un fonctionnaire, il agissait néanmoins comme représentant d'une entité composée de plusieurs milliers de combattants, "qui a exercé
des fonctions quasi gouvernementales telles que décrites par les parties
civiles, soit une autorité judiciaire, militaire, pénitentiaire,
commerciale et religieuse". Le critère utilisé est donc celui d'une contrainte qui s'exerce sur l'ensemble d'une population, sans que l'État, défaillant, puisse réagir d'une manière ou d'une autre. Là encore, l'Assemblée plénière veut éviter la création de véritables sanctuaires territoriaux dans lesquels tous les crimes pourraient être commis, l'absence d'autorité proprement étatique rendant ensuite impossible l'exercice de la compétence universelle.
La résidence habituelle en France
Le dernier critère constitue aussi, en quelque sorte, un verrou à la compétence universelle, puisque la personne poursuivie doit impérativement avoir sa résidence habituelle en France. La seule atténuation à cette rigueur se trouve dans le cas des poursuites pour torture, car, dans ce cas, il suffit que la personne "se trouve" sur le territoire français. Dans tous les cas cependant, la personne est appréhendée sur le territoire français. Il est impossible d'aller la chercher dans un quelconque refuge étranger. En ce sens, la compétence universelle n'est pas tout-à-fait... universelle.
L'Assemblée plénière fait pourtant ce qu'elle peut pour donner une interprétation compréhensive de la notion de "résidence habituelle". Le lien de l'intéressé avec la France est apprécié par un faisceau d'indices, tenant certes à la durée de présence sur le territoire mais aussi aux motifs de l'installation, à l'existence de liens avec la France, familiaux, sociaux, matériels ou professionnels. Cette méthode est d'ailleurs celle de la Cour de justice de l'Union européenne, depuis l'arrêt du 22 décembre 2010, Barbara Mercredi c. Richard Chaffe, intervenu certes en matière civile, mais la Cour de cassation l'applique dans le domaine pénal.
Majdi N. estime qu'il n'a pas sa résidence habituelle en France, alors même qu'il y est venu pour suivre une formation revendiquée comme académique. Il fait état d'un domicile en Turquie, qui serait sa résidence habituelle. Une nouvelle fois, l'Assemblée plénière interprète les textes relatifs à la compétence universelle à travers leur finalité. L'exigence de résidence n'a pas d'autre objet que de prouver un rattachement avec la France, afin de fonder les poursuites. Certes, un simple passage sur le territoire n'est pas suffisant pour créer ce lien. Mais, si l'on en croit les travaux préparatoires de la loi du 29 mars 2019, dont est issu l'article 689-11 du code de procédure pénale, "la
condition de résidence habituelle n'est pas aussi exigeante que celle de
résidence permanente ou de résidence principale".
L'Assemblée plénière reprend ainsi la liste des éléments permettant de démontrer le lien entre Majdi N. et la France. Ainsi la perquisition effectuée à son domicile a permis de découvrir une carte d'étudiant à son nom, une carte de bibliothèque universitaire, et d'autres documents. Il a effectué quelques déplacements sur le territoire français, a téléphoné à des nombreuses personnes. La surveillance a montré qu'il ne sortait de chez lui que pour se rendre à la mosquée ou s'alimenter, ne se comportant évidemment pas comme un touriste. Tous ces éléments constituent pour le juge le faisceau d'indices permettant d'affirmer que l'intéressé à une résidence habituelle en France.
Les deux décisions du 12 mai 2023 montrent que la compétence universelle, telle qu'elle figure dans les textes en vigueur, ne répond pas tout-à-fait aux espérances d'une justice universelle détachée de toute attache territoriale. Elle ne s'exerce que si la personne est sur le territoire, même si elle ne fait qu'y passer pour un séjour un peu long.
Mais cette restriction n'est pas le fait de la Cour de cassation, qui s'efforce de rendre efficace un droit de la compétence universelle, avec les moyens dont elle dispose. En allégeant la contrainte de la double incrimination, en élargissant le nombre des criminels susceptibles d'être poursuivis aux membres des groupes agissant pour le compte de l'État islamique, en considérant avec une certaine souplesse la condition de résidence, la Cour rend la compétence universelle un peu plus facile à mettre en oeuvre, et c'est déjà beaucoup.
La compétence universelle : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, section 1 § 1 B