« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 2 juin 2023

Les Invités de LLC. Serge Sur : M. Finkelkraut saisi par l'hubris

 

Le Figaro du 24 mai a publié un entretien avec M. Alain Finkelkraut, dans lequel ce dernier critique de façon véhémente le récent arrêt de la Cour d’appel condamnant Nicolas Sarkozy et consorts pour corruption et trafic d’influence. Ceci constitue une réponse à cet entretien, réponse que Le Figaro ne souhaite pas publier.  

 


Serge Sur

 

Membre de l'Institut (Académie des Sciences morales et politiques)

 

 Professeur émérite de droit public de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2)




La colère du Marsupilami. Franquin, circa 1960

 

 

 

Aucun des lecteurs ou auditeurs d’Alain Finkelkraut ne met en doute son intelligence, son talent, sa culture. Il n’en est que plus désolant de lire les propos qu’il tient au sujet de l’arrêt de la Cour d’appel qui condamne Nicolas Sarkozy et consorts pour corruption et trafic d’influence dans une affaire dite des Ecoutes. Au surplus, M. Finkelkraut met en cause la présidente de la Cour qui l’a prononcé. Les termes qu’il emploie sont de nature polémique, ils relèvent de l’imprécation et non de la démonstration. Arrêt « aussi révoltant que grotesque »… trois hommes condamnés pour « un délit qu’ils n’ont pas commis ni même tenté de commettre »…

 

M. Finkelkraut fustige « la justice en état d’ivresse ». Ces propos à l’emporte-pièce témoignent pour le moins d’une mauvaise humeur. La mauvaise humeur n’est jamais bonne conseillère. On ne peut certes tout connaître, mais si M. Finkelkraut avait lu la décision et ses 156 pages qui ne laissent rien dans l’ombre, il aurait sans doute pris conscience de la complexité de la procédure et de la précision analytique du jugement, qui répond point par point aux arguments, nombreux, procéduriers, dilatoires, de la défense. Il n’aurait peut-être pas révisé son appréciation, mais il aurait discuté au lieu d’insulter. On ne peut ici reprendre l’ensemble de la décision, mais elle mérite un examen plus serein et mieux informé.

 

C’est ainsi que l’auteur s’en prend personnellement à la présidente de la Cour, qu’il accuse de partialité. Il va plus loin que les avocats, qui n’ont pas, comme ils l’auraient pu, demandé son dessaisissement. Pourquoi donc ne l’ont-ils pas fait, alors qu’ils n’ont épargné aucune argutie ? Allant plus loin encore, il dénonce le « pouvoir judiciaire » français dans son ensemble, ce qui est au mieux un raccourci, au pire une fâcheuse erreur. En effet, il n’existe pas en France de pouvoir judiciaire, mais une autorité judiciaire et des ordres de juridiction distincts – justice judiciaire, justice administrative, justice constitutionnelle, sans parler des juridictions professionnelles spécialisées. La justice est en France éclatée, divisée, incapable de se former comme pouvoir. Et si une juridiction entrave l’action politique, ce ne sont certainement pas les juges ordinaires, et bien plutôt le Conseil constitutionnel.

 

Prétendre que la justice représente une sorte de pouvoir occulte qui, au nom de l’Etat de droit, viendrait paralyser le pouvoir politique relève d’une totale confusion intellectuelle. En outre, M. Finkelkraut confond parquet et magistrature assise – ainsi lorsqu’il énonce que le Parquet national financier a empêché l’élection de M. Fillon à la présidence de la République, alors que sa mise en examen a été prononcée par trois juges d’instruction et non par le parquet. Il a ensuite été condamné par deux juridictions successives, totalement indépendantes, et du parquet, et l’une de l’autre. Laisser entendre qu’il existe une magistrature solidaire, compacte, animée par de noirs desseins à l’encontre de la classe politique relève du complotisme, d’un populisme qui, dans la bouche d’un esprit aussi éclairé qu’Alain Finkelkraut, résonne – et non pas raisonne – comme une fausse note.  

 

M. Sarkozy « s'est servi de son statut d'ancien Président de la République et des relations politiques et diplomatiques qu'il a tissées alors qu'il était en exercice pour promettre une gratification à un magistrat qui a servi son intérêt personnel ». La corruption, comme le note la Cour d’Appel dans sa décision, porte « lourdement atteinte à la confiance publique ». La tolérance à l’égard de la corruption est encore pire. Or elle tend à se répandre : puisque tout le monde fait la même chose, pourquoi s’en prendre à l’un plutôt qu’à l’autre ? Ce poison détruit la démocratie, il corrompt le corps électoral lui-même et provoque abstention ou extrémisme.

 

La solidarité de la classe politique envers les siens contribue à la confusion. Heureusement, elle n’est pas totale. M. Finkelkraut semble associer dans sa défense d’innocents vierges et martyrs François Fillon et Nicolas Sarkozy, en butte à la foule haineuse des robes noires et rouges. Les deux hommes se connaissent bien, et si l’on demande à François Fillon ce qu’il pense de Nicolas Sarkozy et à Nicolas Sarkozy ce qu’il pense de François Fillon, il y aura gros à parier qu’ils seront plus sévères que nos placides magistrats, qui ont la patience de lire et d’écouter, durant de longues années d’instruction et de jugement, les filandreuses apologies d’avocats qui, suivant le mot de l’un d’entre eux, ont le droit de mentir.

 

 

 

mercredi 31 mai 2023

La presse d'investigation, chien de garde de l'État de droit


L'arrêt Mesic c. Croatie, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 30 mai 2023, considère qu'un article publié en ligne et mettant en cause le requérant pour des faits de corruption ne porte pas atteinte à sa vie privée.

 

Des pots-de-vin

 

En l'espèce le requérant est l'ancien Président croate, Stjepan Mesic. En 2013, en Finlande, trois employés de la société finlandaise Patria ont été inculpés pour corruption aggravée, dans le cadre d'un contrat d'achat de véhicules blindés par l'armée croate. En février 2015, deux d'entre eux ont été condamnés à des peines d'emprisonnement avec sursis, condamnations d'ailleurs annulées en appel par la suite. Quoi qu'il en soit, le lendemain de cette condamnation, un site croate d'information, Dvevno.hr, publia un article demandant qu'une enquête soit diligentée en Croatie. Le site mettait directement en cause les dirigeants de Patria ainsi que le président de l'époque, M. Mesic, accusé d'avoir touché 630 000 € de pots-de-vin.

Celui-ci a opposé un démenti à ces affirmations. Il a demandé qu'un correctif soit publié mais le site a refusé au motif qu'il n'avait fait que recopier l'acte d'accusation de la justice finlandaise. M. Mesic s'orienta ensuite vers une action en diffamation, mais il fut débouté par le tribunaux croates et par la Cour constitutionnelle. Il s'est alors tourné vers la CEDH, invoquant une atteinte à sa vie privée.

Il n'est pas vraiment contesté, ni d'ailleurs contestable, que la réputation d'une personne est un élément de sa vie privée, quand bien il s'agit d'une personnalité connue et dont l'activité est suivie par les médias. La CEDH a en a jugé ainsi à maintes reprises, notamment à propos de la famille princière monégasque dans l'arrêt Von Hannover 2 du 24 juin 2004, voire à propos d'une campagne de presse diligentée contre un homme politique accusé d'avoir tenu des propos favorables au national-socialisme dans la décision Pfeiffer c. Autriche du 15 février 2008.

Comme c'est souvent le cas, la CEDH se trouve souvent dans une position où elle doit arbitrer entre deux droits et libertés également garantis par la Convention. En l'espèce, le droit à la vie privée protégé par l'article 8 est confronté à la liberté d'expression garantie par l'article 10.

 


 Follow the Money

Les hommes du Président. Alan J. Pakula, 1976

 

Le débat d'intérêt général

 

La notion de débat d'intérêt général permet à la CEDH d'arbitrer en faveur de la liberté de presse, cette notion ayant été également utilisée par les juges croates. D'une manière générale, la CEDH considère toujours comme relevant du débat d'intérêt général les informations portant sur des affaires judiciaires. Elle le rappelle dans l'arrêt Sociedade de Comunicaçao c. Portugal du 27 juillet 2021, à propos d'un compte-rendu par la presse des poursuites judiciaires engagées comme un membre du gouvernement régional des Açores, accusé d'abus sexuels sur mineurs. Bien entendu, cette protection des droits de la presse ne s'applique que si le compte-rendu des affaires judiciaires est effectué de bonne foi et se fonde sur des faits matériellement exacts.

Il appartient donc à la CEDH de s'assurer que les tribunaux croates ont obtenu un équilibre satisfaisant entre la liberté d'expression de la presse et le droit à la réputation de M. Mesic. La Cour européenne ne saurait donc substituer son appréciation à celle des tribunaux internes, mais elle doit seulement vérifier que l'équilibre qu'ils ont mis en oeuvre est conforme aux principes posés par sa jurisprudence. Dans l'arrêt Bédat c. Suisse de 2016, elle estime ainsi que les juges ont réalisé un équilibre satisfaisant en condamnant pour violation du secret de l'instruction un journaliste de la presse "à sensation" qui avait diffusé l'audition d'un conducteur accusé d'avoir tué trois personnes en fonçant sur des piétons à Lausanne, sous le titre racoleur : "la version du chauffard - l'interrogatoire du conducteur fou".

Dans le cas de M. Mesic, l'atteinte à sa réputation est incontestable, dès lors que le site Dvevno.hr, très consulté en Croatie, l'accuse d'avoir commis une infraction particulièrement grave. Mais il n'est pas davantage en doute que le débat est d'intérêt général, car il s'agit d'une affaire de corruption, et que la personne mise en cause n'est rien moins que l'ancien Président de la Croatie, une personne publique "par excellence".

 

Coup de chapeau à la presse d'investigation

 

Tous ces éléments relèvent d'une jurisprudence classique, d'ailleurs reprise par les juges internes. Mais l'apport de l'arrêt de la CEDH réside surtout dans une sorte de coup de chapeau donné à la presse d'investigation. Elle affirme ainsi que "le rôle de "chien de garde" des médias prend une importance particulière dans un contexte où le journalisme d'investigation est une garantie que les autorités peuvent être tenues responsables de leur conduite". Dans la célèbre décision Éon c. France du 14 mars 2013, la CEDH s'était déjà prononcée à propos de la condamnation de la personne qui avait brandi un panneau où était écrit "Casse toi pôv' con" devant le Président Sarkozy. Elle avait alors rappelé que les hommes et les femmes politiques agissaient sous le double contrôle de la presse et du public, ce principe s'appliquant avec une intensité encore plus grande lorsqu'il s'agit du chef de l'État. Et l'ancien Président Masic, comme le Président Sarkozy, avaient été mis en cause à propos de leur vie publique et non pas de leur vie privée. La Cour observe d'ailleurs la prudence des journalistes croates qui n'ont pas affirmé la culpabilité de l'ancien Président mais se sont bornés à reprendre les éléments de la procédure finlandaise, sans émettre de jugements personnels.

Dans ces conditions, la CEDH déduit que les tribunaux croates ont réalisé un équilibre satisfaisant entre les libertés en cause. Il était donc logique, en l'espèce de faire prévaloir la liberté de presse sur le droit à la vie privée. 

Plus largement, cette affirmation du rôle positif de la presse d'investigation comme "chien de garde" de l'État de droit suscite la réflexion. En effet, si la CEDH peut protéger juridiquement cette presse, elle ne peut pas s'opposer efficacement aux menaces dont elle est l'objet. On constate en effet sa lente disparition. Soit elle s'intègre à la presse "engagée", militante, et les investigations ne portent que sur ses opposants politiques, soit elle disparaît financièrement par retrait de ses contrats publicitaires ou rachat par des grands groupes qui changent sa ligne éditoriale, soit elle s'assagit par crainte des poursuites pénales ou tout simplement parce qu'elle pense que c'est le meilleur moyen pour conserver ses lecteurs en période de crise... Cette situation existe malheureusement en France, où les journalistes sont prisonniers de la ligne éditoriale du journal et ne peuvent pas toujours "sortir" les affaires dont ils ont connaissance. Les lanceurs d'alerte eux-mêmes ont bien des difficultés à trouver un interlocuteur dans les médias. Les "chiens de garde" seraient-ils devenus des gentils petits toutous ? 


Liberté d'expression : atteintes aux droits des personnes : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9 section 2 § 1 B

 


samedi 27 mai 2023

L'usage des drones à des fins de police administrative


Le juge des référés du Conseil d'État met fin, dans une ordonnance du 24 mai 2023 M. X et Association de défense des libertés constitutionnelles (ADELICO), aux incertitudes qui pouvaient encore exister sur la légalité du recours aux drones en matière de police administrative. Il refuse de suspendre le décret du 19 avril 2023 relatif à la mise en oeuvre de traitements d'images au moyen de dispositifs de captation installés sur des aéronefs pour des missions de police administrative. Ce texte a été pris sur le fondement de la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure qui autorise les services de la police et de la gendarmerie nationales à recourir à la captation d’images au moyen de caméras installées sur des aéronefs, drones, hélicoptères, ballons captifs.

 

Les précédents jugements

 

Alors même que le décret d'avril 2023 est très récent, l'ordonnance du juge des référés du Conseil d'État n'est pas la première décision de justice visant à contester l'usage des drones, notamment lorsqu'ils sont utilisés pour surveiller les manifestations. La suspension d'arrêtés préfectoraux autorisant leur utilisation avait déjà été demandée devant le juge des référés de différents tribunaux administratifs, notamment à  Paris, Lyon et Bordeaux le 1er mai 2023. Tous avaient refusé la suspension. En revanche, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen avait suspendu un arrêté préfectoral autorisant l'usage des drones au Havre, mais dans la seule mesure où l'arrêté couvrait une période de huit heures après le début du cortège. 

L'ordonnance du Conseil d'État n'est pas en contradiction avec celles préalablement rendues par les juges des tribunaux administratifs. Au contraire, elle vient conforter la position de l'ensemble des juges saisis dans ce domaine. Après une période durant laquelle l'usage des drones, en matière de police administrative, n'était pas prévue ni encadrée par le droit, ils prennent acte de la création d'un véritable fondement juridique à cette pratique.

 


 Drone. Jason Bourque. 2017

 

Le précédent de 2020

 

Il y a eu une époque, pas si lointaine, où le drone était l'objet d'une sorte d'improvisation juridique. En 2020, les forces de police avaient utilisé à Paris quatre drones pour repérer les rassemblements de personnes, dans un contexte de sortie progressive du confinement lié à la crise sanitaire. Les images captées étaient transmises à un centre de commandement, qui décidait de la conduite à tenir, soit ne rien faire, soit utiliser le haut-parleur intégré au drone pour diffuser un message de mise en garde aux personnes présentes sur le site, soit envoyer des agents susceptibles de verbaliser. 

Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 18 mai 2020, avait suspendu l'arrêté préfectoral autorisant un tel usage des drones. Sa décision ne reposait pas sur une opposition de font à cette technologie en matière de gestion des rassemblements, mais bien davantage sur l'absence de garanties offertes aux personnes dont l'image était ainsi captée. Aucun dispositif ne garantissait en effet que le drone volait suffisamment haut pour empêcher l'identification des personnes. Or, s'il volait bas pour précisément capter des images identifiantes, il violait le Règlement général de protection des données (RGPD), puisque l'avis préalable de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) n'avait pas été demandé.

 

Les garanties apportées par la loi

 

Depuis lors, la loi du 24 janvier 2022 est intervenue, et elle définit le socle juridique sur lequel repose l'usage des drones. L'article L 242-2 du code de la sécurité intérieure (csi) précise que les images captées ne peuvent être visionnées que pendant la durée strictement nécessaire à l'intervention. De même est-il prévu, dans l'article L 242-4 csi que ces dispositifs ne peuvent "ni procéder à la captation du son, ni comporter de traitements automatisés de reconnaissance faciale". Les images ainsi recueillies ne peuvent faire l'objet d'aucune interconnexion avec un autre traitement automatisé. Le décret du 19 avril 2023, celui-là même dont il est demandé la suspension, définit concrètement comment ces garanties sont mises en oeuvres.

Certes, mais elles peuvent être considérées comme insuffisantes et c'est précisément la thèse que soutiennent les requérants. Ils reprochent ainsi au dispositif juridique de ne pas comporter la doctrine d'emploi des drones, c'est-à-dire les situations précises dans lesquelles les drones peuvent être utilisés. De même déplorent-ils qu'il ne soit mentionné nulle part que l'usage des drones s'arrête au domicile des personnes et que le dispositif d'information du public ne soit pas détaillé.


La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 2022


Les garanties apportées à l'usage des drones en matière de police administrative ont pourtant été jugées suffisantes par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 janvier 2022. Il constate que le législateur a dressé une liste précise des finalités d'ordre public qui justifient l'utilisation des drones, notamment lorsque la sécurité des personnes et des biens est particulièrement exposée à des risques de commission de certaines infractions, ou pour protéger des bâtiments publics de tentatives d'intrusion ou de dégradation. S'y ajoutent la menace terroristes et la sécurité des rassemblements de personnes sur la voie publique. Cette dernière finalité est évidemment la plus contestée au nom d'une liberté de manifestation actuellement souvent revendiquée comme absolue. Quoi qu'il en soit, cette liste est considérée comme satisfaisante par le Conseil constitutionnel. De la même manière, il note que l'autorisation préfectorale non seulement détermine cette finalité mais précise aussi le nombre de dispositifs utilisés ainsi que la durée de leur usage. 

Le Conseil constitutionnel a donc déclaré conforme à la Constitution les dispositions législatives autorisant l'usage des drones en matière de police administrative. Dans de telles questions, il était évident que le référé déposé par les requérants demandant la suspension du décret d'application de la loi de 2022 avait peu de chances de prospérer. Sans doute ont-ils pensé que les juges administratifs, qui se sont montrés très protecteurs de la liberté de manifestation en suspendant récemment bon nombre d'arrêtés d'interdiction, continueraient en quelque sorte sur leur lancée, dans une sorte de grand élan protecteur de la liberté de manifester. Mais le Conseil d'État, même en référé, n'est pas aussi enclin que les tribunaux administratifs à adopter des décisions de combat. Surtout, l'ordonnance rendue le 24 mai 2023 ne prive le Conseil d'État d'aucune de ses prérogatives. Il lui appartiendra en effet d'apprécier, au cas par cas, la légalité des arrêtés préfectoraux autorisant l'usage des drones, et de construire une jurisprudence dans ce domaine. Il ne fait aucun doute que les requérants habituels, et notamment l'association ADELICO, l'aideront dans cette mission.


La liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1 § 2

jeudi 25 mai 2023

Les Invités de LLC : Chat GPT. L'indépendance et l'impartialité du Conseil constitutionnel français

 



Liberté Libertés Chéries invite aujourd'hui Chat GPT, un auteur récemment arrivé au sein de la doctrine juridique.

Que pensent les lecteurs de ce nouvel invité et de la qualité de son intervention ? Le débat est ouvert.  


L'indépendance et l'impartialité du Conseil constitutionnel français

 

Chat GPT




Star Wars. Georges Lucas. 1977



Le Conseil constitutionnel français est une institution chargée de contrôler la conformité des lois à la Constitution française. Il joue un rôle crucial dans le système juridique et politique français en veillant à la protection des droits fondamentaux et à la préservation de l'équilibre des pouvoirs.

L'indépendance et l'impartialité sont deux principes fondamentaux qui garantissent le bon fonctionnement du Conseil constitutionnel. En ce qui concerne l'indépendance, les membres du Conseil constitutionnel sont choisis pour leur compétence juridique et sont nommés pour des mandats non renouvelables afin de prévenir les pressions politiques ou les influences extérieures. Les neuf membres du Conseil constitutionnel sont nommés par différents acteurs institutionnels, notamment le Président de la République, le Président de l'Assemblée nationale et le Président du Sénat. Cela contribue à assurer une certaine diversité et un équilibre des influences au sein du Conseil.

En ce qui concerne l'impartialité, les membres du Conseil constitutionnel doivent prendre leurs décisions en toute objectivité, sans être soumis à des considérations politiques ou partisanes. Ils doivent se conformer strictement aux principes constitutionnels et aux normes juridiques en vigueur. Les délibérations du Conseil constitutionnel sont confidentielles, et ses décisions sont rendues de manière collégiale, ce qui signifie que chaque membre a la possibilité de s'exprimer et d'influencer la décision finale.

De plus, les membres du Conseil constitutionnel ne peuvent exercer aucune autre fonction publique ou politique, afin d'éviter les conflits d'intérêts potentiels. Cela contribue à renforcer leur indépendance et à préserver leur impartialité dans l'exercice de leurs fonctions.

Il convient de noter que l'indépendance et l'impartialité sont des objectifs essentiels, mais qu'ils ne sont pas absolus. Comme toute institution, le Conseil constitutionnel est composé de personnes qui peuvent être influencées par des opinions personnelles ou des interprétations divergentes. Cependant, le cadre institutionnel et les mécanismes en place visent à minimiser ces influences et à garantir un contrôle constitutionnel rigoureux et équitable.

En fin de compte, l'indépendance et l'impartialité du Conseil constitutionnel français sont essentielles pour préserver l'État de droit et garantir le respect des principes constitutionnels en France.


dimanche 21 mai 2023

Facebook : Faites le mur, pas la guerre


Dans un arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), réunie en Grande Chambre, refuse de sanctionner pour atteinte à la liberté d'expression une condamnation infligée au requérant par la justice française. Il avait dû s'acquitter d'une amende pénale pour provocation à la haine ou à la violence à l'égard d'un groupe de personnes à raison d'une religion déterminée. Cette sanction ne concernait pas des propos qu'il avait lui-même tenus, mais des commentaires placés sur son "mur" Facebook, qu'il n'avait pas supprimés avec suffisamment de promptitude. Cette décision n'est pas différente, sur le fond, de celle rendue en section le 2 septembre 2021, mais elle insiste davantage sur les devoirs des politiques en matière d'utilisation des réseaux sociaux.

A l'époque des faits, en 2011, le requérant était candidat du Front National aux élections législatives à Nîmes. Sur son mur Facebook, il visait particulièrement l'un de ses adversaires politiques est Franck Proust (UMP). En octobre, il publiait le billet suivant qui, en soi, ne dépasse pas les limites imposées à la liberté d'expression dans le cadre du débat électoral :  « Alors que le FN a lancé son nouveau site Internet national à l’heure prévue, une pensée pour le Député Européen UMP Nîmois, dont le site qui devait être lancé aujourd’hui affiche en une un triple 0 prédestiné... ». Le problème ne réside pas dans ce billet, mais dans les commentaires qui ont ensuite été postés sur ce mur. Plusieurs messages étaient particulièrement violents, et l'un d'entre eux notamment comparait "Nîmes à Alger", "pas une rue sans son Khebab et sa mosquée" etc. Le député était directement nommé comme responsable de cette situation, ainsi que sa compagne : "Merci Franck et Kiss à Leilla". Après une plainte de Leila T., l'enquête démontra que le message avait été rédigé par un employé de la ville de Nîmes, participant à la campagne de Julien Sanchez. Si celui-ci invita ensuite les intervenants à "surveiller le contenu de leurs commentaires", il n'intervint pas immédiatement pour retirer les propos litigieux. Le commentateur et le candidat, malheureux, aux élections ont donc chacun été condamnés à une amende de 4000 € pour provocation à la haine à raison d'une religion déterminée.

Il n'est pas contesté que cette condamnation s'analyse comme une ingérence dans la liberté d'expression, protégée par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Sur le fondement de cette même disposition, cette ingérence n'est licite que si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un ou plusieurs buts légitimes, et enfin si elle est nécessaire dans une société démocratique.

 

Une condamnation prévisible


On passera rapidement sur la première condition. L'article 24 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 sanctionne ainsi d'un an d'emprisonnement et de 45 000$ d'amende ceux qui "auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (..)". L'article 23 de ce même texte précise que ce délit s'applique non seulement aux propos diffusés par voie de presse, mais aussi "par tout moyen de communication au public par voie électronique

Sur ce point, la CEDH prend soin d'expliquer aux titulaires de pages Facebook qu'ils sont "producteurs" au sens de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1882. Cette formule signifie concrètement qu'ils assument les responsabilités d'un directeur de publication dans la presse écrite et qu'ils sont donc considérés comme l'auteur principal des infractions commises sur leur mur. Cette disposition a été considérée comme conforme à la Constitution dans une décision QPC Antoine J. du Conseil constitutionnel, datée du 16 décembre 2011. Dès le 16 février 2010, la Cour de cassation avait d'ailleurs cassé la décision d'une cour d'appel qui avait relaxé le responsable d'un blog, sans rechercher s'il pouvait être poursuivi en qualité de producteur. De fait, la condamnation du requérant était non seulement prévue par la loi mais encore parfaitement prévisible.

Le but légitime, quant à lui, est déduit par la CEDH de l'ensemble de cette législation, qui a pour finalité de protéger la réputation d'autrui et d'assurer l'ordre public. 

La question essentielle demeure celle de la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique. L'arrêt Sanchez c. France a ceci de particulier qu'il porte sur le débat politique et que celui-ci fait l'objet d'une protection très sourcilleuse de la part de la Cour. Dans l'arrêt Feldek c. Slovaquie du 12 juillet 2001, elle rappelle ainsi que la liberté d'expression dans le contexte du débat politique doit être particulièrement protégée. Par conséquent, la marge laissée aux autorités pour limiter l'expression dans ce domaine est nécessairement étroite et la CEDH se livre donc à un contrôle très strict dans ce domaine, principe rappelé dans l'arrêt Féret c. Belgique du 16 juillet 2009.

 


 The Wall. Pink Floyd, 1979


"Les limites à ne pas franchir"


Dans l'arrêt Sanchez c. France, la CEDH développe longuement "les limites à ne pas franchir" dans ce domaine. Elle précise ainsi, comme dans l'arrêt Fleury c. France du 11 mai 2010, qu'une campagne électorale peut comporter des propos non dépourvus d'une certaine dose d'exagération, voire de provocation. En revanche, la limite à ne pas franchir réside dans la réputation et les droits d'autrui. En l'espèce, les propos tenus sur le mur du requérant étaient clairement illicites, précisément parce qu'était en cause la réputation de Leila T., qui possédait un salon de coiffure dans la ville et était donc victime d'un préjudice personnel et professionnel. 

La responsabilité d'une personnalité politique est spécialement importante dans ce domaine, car elle a pour devoir de ne pas diffuser des propos susceptibles de nourrir l'intolérance. Certes, la CEDH reconnaît que le discours politique peut conduire à aborder des sujets sensibles, et il n'est pas interdit de défendre ses positions en matière d'immigration. Mais ces prises de position ne sauraient conduire à des propos "humiliants ou vexatoires", en particulier à l'encontre d'une personne identifiable. La Cour ajoute qu'"un tel comportement risque de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein", formule figurant dans la décision Féret c. Belgique. Certes, mais il faut reconnaître qu'il n'est pas toujours facile, pour une personne en campagne électorale, de mesurer l'impact exact de ses propos. Sur ce point, la "responsabilité" peut facilement conduire à l'auto-censure. La réalité du programme du candidat risque alors d'apparaître après l'élection, c'est-à-dire trop tard pour éviter la mise en oeuvre de mesures discriminatoires.

 

La responsabilité du fait des tiers

 

Dans le cas du requérant, la question n'est pas celle des propos qu'il a tenus, mais plutôt de ceux qu'il a laissés tenir sur son mur. La CEDH, dans un arrêt du 10 octobre 2013 Delfi AS c. Estonie, pose ainsi un principe de responsabilité des gestionnaires de sites à propos des commentaires qui y sont publiés. Cette jurisprudence impose ainsi, de facto, l'obligation de mettre en place une modération pour apprécier leur licéité. A l'époque, il s'agissait d'une responsabilité purement civile, les critiques formulées dans les commentaires étant dirigés contre une entreprise.

En l'espèce, il est clair que le compte Facebook du requérant ne saurait être assimilé à un "portail sur internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales", comme c'était le cas dans l'affaire Delfi AS. Mais M. Sanchez n'est pas davantage un simple particulier, car il utilise les réseaux sociaux à des fins politiques et électorales. Sa page Facebook invite donc les électeurs à réagir et à commenter ses propos. Elle fonctionne comme un véritable forum. Et il est clair que le requérant, en charge du développement de l'outil internet au sein du Front National, est censé connaître les obligations qui pèsent sur un gestionnaire de forum. Sachant que son mur était accessible à tout le monde, il n'a pris aucune mesure pour mettre en place une modération. Alors même qu'il savait que Leila T. avait porté plainte, il n'a pas supprimé le commentaire litigieux, négligence que la CEDH juge "inexplicable".

La CEDH précise très clairement que M. Sanchez n'est pas condamné en raison des propos qu'il a tenus sur Facebook, et pas davantage pour les propos tenus par l'auteur du commentaire litigieux, même s'il en est responsable. Il est condamné, car il ne les a pas retirés avec une promptitude suffisante. L'arrêt Sanchez c. France vise ainsi à imposer des procédures plus qu'à contrôler des propos. Un gestionnaire de page Facebook ou un auteur de blog n'a pas à s'inquiéter outre-mesure s'il pratique une modération régulière. Il s'agit certes d'une contrainte relativement lourde lorsque les commentaires sont nombreux, mais elle est parfaitement bien-fondée si l'on se souvient que le gestionnaire d'un blog ou d'une page Facebook est responsable de ce qu'il écrit, mais aussi de ce que les autres écrivent. On ne quitte pas le droit de la presse qui a toujours considéré l'éditeur d'un journal comme responsable des propos qui y sont tenus.


Liberté d'expression : atteintes aux droits des personnes : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9 section 2 § 1 B

mercredi 17 mai 2023

Élargissement de la compétence universelle


Le 12 mai 2023, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu deux décisions essentielles. Elle élargit en effet les conditions dans lesquelles le juge pénal français peut être compétent pour juger de crimes commis à l'étranger par une personne étrangère sur une victime étrangère. Il s'agit-là d'une affirmation de la compétence universelle, qui vise à poursuivre les auteurs des crimes les plus graves : tortures, génocides, crimes contre l'humanité ou crimes de guerre.

Cette possibilité constitue, à l'évidence, une exception aux règles habituelles de la compétence du juge pénal. En principe, celui-ci juge des crimes commis en France et, sous certaines conditions, de ceux commis à l'étranger, lorsque leur auteur est français ou lorsque la victime est française.

En l'espèce, les requérants sont deux Syriens, M. Abdulhamid C. et M. Majdi N. L'un a été mis en examen pour complicité de crimes contre l'humanité à l'égard d'opposants syriens de 2011 à 2013, l'autre est mis en examen pour crimes de guerre commis en Syrie par un groupe islamiste dont il était membre, entre 2012 et 2018. L'Assemblée plénière, dans ses deux décisions du 12 mai, confirme leur mise en examen, permettant ainsi la poursuite de l'information judiciaire.

 

L'article 689-1 du code de procédure pénale

 

La compétence universelle repose, en droit français sur l'article 689-1 du code de procédure pénale, ainsi rédigé : "En application des conventions internationales, toute personne qui se trouve en France peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises lorsqu’elle est coupable hors du territoire de la République de l'une des infractions énumérées dans les articles suivants". Les dispositions suivantes précisent que les poursuites contre les auteurs de torture reposent sur la Convention de New York contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984.

Quant aux autres crimes susceptibles d'être poursuivis sur le fondement de la compétence universelle, ils sont énumérés dans l'article 689-11. On y trouve le crime de génocide, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, si les faits sont punis par la législation de l'État où ils ont été commis, ou si cet l'État ou celui dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la Convention de Rome de 1998. Dans tous les cas, ces infractions figurent dans le code pénal français et doivent en principe figurer également dans le droit de l'État où elles ont été commises.

Pour établir la compétence des juges français dans le cas des deux Syriens poursuivis, l'Assemblée plénière donne une interprétation large de ces dispositions et des critères qu'elles imposent pour établir la compétence des juges français.

 


  Nuremberg. David Low, 22 nov 1945

 

La double incrimination

 

La personne poursuivie doit avoir commis des faits également punissables par la loi dans l'Etat où ils ont été commis. M. Abdulhamid C. fonde sa défense sur ce point, l'infraction pour crime contre l'humanité ne figurant pas dans le code pénal syrien. On pourrait penser que le législateur syrien veut éviter l'encombrement des tribunaux, mais il n'en est rien, car le droit de ce pays incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture. Mais pas le crime contre l'humanité. C'est sur cette base que le requérant a obtenu de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un premier arrêt du 24 novembre 2021, une décision d'incompétence des tribunaux français. La Fédération internationale des droits de l'homme a toutefois formé une opposition contre cette décision, et le Premier Président de la Cour a renvoyé l'affaire devant l'Assemblée plénière.

Celle-ci se livre à une interprétation moins rigoureuse mais somme toute logique. Elle considère en effet qu'il n'est pas nécessaire que les faits soient qualifiés dans les mêmes termes dans les deux systèmes juridiques. Ce qui est qualifié de crime contre l'humanité en Français peut donc être qualifié de meurtre en Syrie. Il est donc suffisant que les deux ordres juridiques considèrent ces faits comme des crimes. 

De toute évidence, l'Assemblée plénière donne de ce critère une interprétation téléologique, à travers sa finalité. La double incrimination a pour objet de poursuivre des personnes qui ont commis les crimes les plus graves, quel que soit l'endroit où ils ont été commis. Or, une interprétation stricte de la règle de la double incrimination conduirait à la vider de son sens. Les États les plus dictatoriaux, ceux qui n'hésitent pas à recourir aux crimes contre l'humanité n'auraient qu'à ne pas les mentionner dans leur code pénal pour permettre à leurs ressortissants d'échapper aux poursuites. La compétence universelle ne pourrait alors s'appliquer qu'aux citoyens des démocraties libérales, celles qui précisément ne pratiquent pas le crime contre l'humanité.

 

L'auteur des tortures

 

Les actes de tortures, selon l'article 689-2 du code de procédure pénale, sont poursuivis sur le fondement de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. M. Majdi N. est précisément soupçonné d'avoir été le porte-parole du groupe islamiste Jaysh Al-Islam. Actif en Syrie, ce groupe avait enlevé, en décembre 2013, une avocate militante des droits de l'homme, ainsi que son époux et deux collaborateurs. Il s'était par ailleurs livré à toutes sortes d'exactions, parmi lesquelles des tortures et des crimes contre l'humanité.

Pour contester la compétence des juges français, Majdi N. s'appuyait sur l'article premier de la Convention de 1984, qui réprime des actes commis "par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite". L'interprétation de cette disposition est essentielle, si l'on considère notamment le prétendu "État islamique", entité qui n'a jamais été considérée comme un État par la communauté internationale, et dont les membres actifs sont davantage considérés comme des terroristes que comme des fonctionnaires.

L'interprétation donnée par l'Assemblée plénière est de même nature que celle concernant la double incrimination. Elle observe que le groupe Jaysh Al-Islam contrôlait, à l'époque des faits, l'ensemble d'une région, la Ghouta orientale. Si Majdi N. n'était pas un fonctionnaire, il agissait néanmoins comme représentant d'une entité composée de plusieurs milliers de combattants, "qui a exercé des fonctions quasi gouvernementales telles que décrites par les parties civiles, soit une autorité judiciaire, militaire, pénitentiaire, commerciale et religieuse". Le critère utilisé est donc celui d'une contrainte qui s'exerce sur l'ensemble d'une population, sans que l'État, défaillant, puisse réagir d'une manière ou d'une autre. Là encore, l'Assemblée plénière veut éviter la création de véritables sanctuaires territoriaux dans lesquels tous les crimes pourraient être commis, l'absence d'autorité proprement étatique rendant ensuite impossible l'exercice de la compétence universelle.


La résidence habituelle en France

 

Le dernier critère constitue aussi, en quelque sorte, un verrou à la compétence universelle, puisque la personne poursuivie doit impérativement avoir sa résidence habituelle en France. La seule atténuation à cette rigueur se trouve dans le cas des poursuites pour torture, car, dans ce cas, il suffit que la personne "se trouve" sur le territoire français. Dans tous les cas cependant, la personne est appréhendée sur le territoire français. Il est impossible d'aller la chercher dans un quelconque refuge étranger. En ce sens, la compétence universelle n'est pas tout-à-fait... universelle.

L'Assemblée plénière fait pourtant ce qu'elle peut pour donner une interprétation compréhensive de la notion de "résidence habituelle". Le lien de l'intéressé avec la France est apprécié par un faisceau d'indices, tenant certes à la durée de présence sur le territoire mais aussi aux motifs de l'installation, à l'existence de liens avec la France, familiaux, sociaux, matériels ou professionnels. Cette méthode est d'ailleurs celle de la Cour de justice de l'Union européenne, depuis l'arrêt du 22 décembre 2010, Barbara Mercredi c. Richard Chaffe, intervenu certes en matière civile, mais la Cour de cassation l'applique dans le domaine pénal.

Majdi N. estime qu'il n'a pas sa résidence habituelle en France, alors même qu'il y est venu pour suivre une formation revendiquée comme académique. Il fait état d'un domicile en Turquie, qui serait sa résidence habituelle. Une nouvelle fois, l'Assemblée plénière interprète les textes relatifs à la compétence universelle à travers leur finalité. L'exigence de résidence n'a pas d'autre objet que de prouver un rattachement avec la France, afin de fonder les poursuites. Certes, un simple passage sur le territoire n'est pas suffisant pour créer ce lien. Mais, si l'on en croit les travaux préparatoires de la loi du 29 mars 2019, dont est issu l'article 689-11 du code de procédure pénale, "la condition de résidence habituelle n'est pas aussi exigeante que celle de résidence permanente ou de résidence principale". 

L'Assemblée plénière reprend ainsi la liste des éléments permettant de démontrer le lien entre Majdi N. et la France. Ainsi la perquisition effectuée à son domicile a permis de découvrir une carte d'étudiant à son nom, une carte de bibliothèque universitaire, et d'autres documents. Il a effectué quelques déplacements sur le territoire français, a téléphoné à des nombreuses personnes. La surveillance a montré qu'il ne sortait de chez lui que pour se rendre à la mosquée ou s'alimenter, ne se comportant évidemment pas comme un touriste. Tous ces éléments constituent pour le juge le faisceau d'indices permettant d'affirmer que l'intéressé à une résidence habituelle en France.

Les deux décisions du 12 mai 2023 montrent que la compétence universelle, telle qu'elle figure dans les textes en vigueur, ne répond pas tout-à-fait aux espérances d'une justice universelle détachée de toute attache territoriale. Elle ne s'exerce que si la personne est sur le territoire, même si elle ne fait qu'y passer pour un séjour un peu long. 

Mais cette restriction n'est pas le fait de la Cour de cassation, qui s'efforce de rendre efficace un droit de la compétence universelle, avec les moyens dont elle dispose. En allégeant la contrainte de la double incrimination, en élargissant le nombre des criminels susceptibles d'être poursuivis aux membres des groupes agissant pour le compte de l'État islamique, en considérant avec une certaine souplesse la condition de résidence, la Cour rend la compétence universelle un peu plus facile à mettre en oeuvre, et c'est déjà beaucoup.

La compétence universelle : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, section 1 § 1 B