« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 10 avril 2023

Le Conseil d'État terrassant Saint-Michel


Dans une décision du 7 avril 2023, le Conseil d'État écarte le pourvoi déposé par la commune des Sables-d'Olonne, contre l'injonction adressée par le tribunal administratif de Nantes le 16 décembre 2021, puis par la Cour administrative d'appel (CAA Nantes) de cette même ville le 16 septembre 2022. A deux reprises donc, il a a été enjoint au maire de procéder à l'enlèvement d'une statue représentant Saint Michel, érigée irrégulièrement sur le domaine public communal, et de remettre en état la parcelle. 

La décision a suscité une considérable irritation du maire des Sables-d'Olonne, Monsieur Yannick Moreau, qui a publié un communiqué furieux dans laquelle les membres du Conseil d'État se font traiter d'"ayatollahs", auteurs d'un "vandalisme d'État", d'une "inquisition wokiste", complices évidemment des "casseurs laïcards". A cela s'ajoute un tweet non moins réjouissant, qui dénonce la "tempête du wokisme et de la cancelculture qui s'est abattue sur Les Sables d'Olonne". 

Il faut sans doute remercier l'élu d'avoir mis au jour cette apparition du wokisme au Conseil d'État, phénomène si souterrain que personne ne l'avait sérieusement observé. Si cette révélation ne suscitera sans doute pas beaucoup de commentaires de la doctrine administrativiste, il ne fait aucun doute qu'elle introduit un peu de gaîté dans un contentieux habituellement austère. 

Si le maire des Sables-d'Olonne est libre de voir du wokisme partout, il ne lui appartient pas, cependant, de réécrire le droit administratif. La manière dont il présente la décision du Conseil d'État à ses ouailles, ou plutôt à ses électeurs, relève davantage de l'oeuvre d'imagination que des règles du contentieux.

 


 Tempête dans un bénitier. Georges Brassens. 1991

 

Une décision de ne pas examiner le pourvoi

 

L'élu affirme donc que le Conseil d'État a décidé "de ne pas examiner le pourvoi" en cassation qu'il avait déposé pour demander l'annulation du jugement de la CAA Nantes de septembre 2022. Ce n'est pas tout-à-fait vrai. En réalité, le Conseil d'État met en oeuvre l’article L. 822-1 du code de la justice administrative qui énonce que "le pourvoi en cassation devant le Conseil d'État fait l'objet d'une procédure préalable d'admission". Celle-ci peut être fondée "si le pourvoi est irrecevable ou n'est fondé sur aucun moyen sérieux". Cette procédure de filtrage ne pouvait tout de même pas être ignorée par l'élu vendéen, car elle a été initiée par l'article 11 de la loi du 31 décembre 1987, portant réforme du contentieux administratif.

Or, il faut bien reconnaître que les moyens développés à l'appui du pourvoi en cassation sont extrêmement faibles. D'une part, les requérants produisent des extraits de Wikipedia qui n'ont jamais figuré dans les écritures des parties, ce qui entraine une violation du principe du contradictoire. D'autre part, le pourvoi se borne à affirmer que l'installation de la statue de Saint-Michel ne marque pas la reconnaissance d'une culte et d'une préférence religieuse mais constitue un élément culturel lié à l'histoire du quartier et que sa présence est particulièrement discrète. Ces questions de fait n'ont évidemment rien à voir avec le contrôle de cassation. Elles relèvent des juges du fond, et précisément l'illégalité de l'installation de la statue ne fait aucun doute. 

Il n'empêche que pour déclarer l'absence de moyens sérieux, leur examen demeure indispensable. Il y a donc bien un "examen" du pourvoi, même si c'est pour déclarer son irrecevabilité. Au demeurant, l'importance des moyens développés n'exigeait pas une analyse juridique très subtile ni très longue. 


L'illégalité de l'installation


Si la mairie des Sables-d'Olonne a usé de toutes les voies de  recours possibles, cela ne signifie pas qu'elle avait la moindre chance de gagner ce contentieux et d'obtenir l'annulation des injonctions prononcées à son encontre. Peut-être aurait-il pu consulter au préalable son collègue maire de Ploêrmel ? On se souvient que, dans un arrêt du 25 octobre 2017, le Conseil d'État a annulé une décision, d'ailleurs implicite, de cette municipalité bretonne, décidant la mise en place d'une statue monumentale du pape Jean-Paul II, érigée Place Jean-Paul II à Ploërmel. En l'occurence, le juge avait ordonné le retrait de la croix surplombant cette statue, croix évidemment considérée comme un symbole religieux. 

Il s'appuyait sur les termes mêmes de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 qui interdit "à l'avenir" d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur "quelque emplacement public que ce soit", à l'exception des édifices servant au culte,  des cimetières ainsi que des musées ou expositions. "A l'avenir", cette formule signifie tout simple que peuvent demeurer en place les signes et emblèmes antérieurs à 1905, mais qu'il est est interdit d'en installer de nouveaux. La décision d'installer la statue de Ploërmel sur une place publique avait été prise en 2006. Celle d'installer la statue de Saint Michel aux Sables-d'Olonne était tout aussi implicite que celle de Ploërmel, les élus ayant en commun d'oublier de demander au conseil municipal de délibérer sur ce sujet. En tout cas, il n'est pas contesté que cette décision a été prise en 2018, la statue ayant été placée sur une parcelle du domaine public communal située place Jean Jaurès. Quant au caractère religieux de la statue de Saint-Michel, il a été affirmé dès le jugement du tribunal administratif de Nantes et la CAA a estimé sa motivation convaincante. Cette appréciation relève donc exclusivement des juges du fond.

Le recours devant le Conseil d'État déposé par le maire des Sables d'Olonne n'avait donc aucune chance de prospérer. L'élu ne pouvait l'ignorer, mais il ne fait aucun doute que l'opération était surtout destinée à donner satisfaction à des électeurs vendéens qui feignent souvent, comme leurs élus, d'ignorer l'existence même de la loi de Séparation. 

A cet égard, on peut penser que le Conseil a déclaré l'irrecevabilité, précisément pour sanctionner un pourvoi qui s'analysait finalement comme une posture politique. Et sans doute a-t-il voulu rappeler que la loi de la République s'applique sur le territoire de la République, y compris en Vendée. La statue de Saint Michel sera donc déboulonnée, en raison de l'influence catastrophique du wokisme qui sévit au Palais-Royal. Bien entendu, il ne s'agit en aucun cas de détruire cette statue, mais tout simplement de la déplacer dans un lieu plus conforme à sa vocation, lieu de culte ou école religieuse par exemple. Quant aux électeurs des Sables, ils sont aussi contribuables. Sans doute seront-ils heureux d'apprendre que leurs impôts ont permis de financer trois recours, tous inutiles. 

 


La liberté de culte : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 2



samedi 8 avril 2023

Rio ne répond plus


Dans une ordonnance du 5 avril 2023, le juge des référés du Conseil d'État reconnaît le caractère obligatoire du port du numéro d'identification individuelle des forces de l'ordre. Il écarte toutefois une demande de référé-liberté visant à enjoindre au ministre de l'Intérieur de prendre toutes mesures utiles susceptibles de rendre effectif le port de ce numéro par les policiers et les gendarmes.

 

Le RIO

 

Le Référentiel des identités et de l'organisation (RIO) est un matricule à sept chiffres qui doit être arboré de manière visible par tous les agents placés sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Il concerne donc les fonctionnaires du ministère, le corps préfectoral et les agents administratifs en préfecture. Mais il concerne aussi, et c'est ce qui est en cause en l'espèce, les membres des forces de l'ordre, police nationale et Gendarmerie. Ils doivent le porter sur leur uniforme, ou sur un brassard, s'ils n'exercent pas leurs fonctions en uniforme.

Cette obligation a un fondement réglementaire, avec l'article R434-15 du Code de la sécurité intérieure, qui précise que l'agent, "sauf exception justifiée par le service auquel il appartient ou la nature des missions qui lui sont confiées, se conforme aux prescriptions relatives à son identification individuelle". Seuls en sont dispensés les personnels travaillant dans les services de renseignement ou ceux chargés de la sécurité des services diplomatiques à l'étranger.

On observe toutefois une réelle répugnance des personnels de police à arborer le RIO, et nul n'ignore que les syndicats de police ne sont pas sans influence au ministère de l'Intérieur. Le juge des référés affirme clairement l'existence de cette contrainte, et reconnaît volontiers que "l'obligation de port du numéro d'identification n'a pas été respectée en différentes occasions par des agents de la police nationale pendant l'exécution de leurs missions, en particulier lors d'opérations de maintien de l'ordre (...)". Son refus d'injonction ne repose cependant pas, comme certains commentateurs ont fait semblant de le penser, sur une volonté délibérée de dispenser les forces de l'ordre du port du RIO. Les motifs doivent en être recherchés dans d'autres directions.

 

 

Si tu vas à Rio. Dario Moreno

24 février 1966. Archives de l'INA

 

Les libertés invoquées

 

D'abord, il faut bien reconnaître que le recours en référé aurait sans doute mérité une analyse juridique préalable un peu plus substantielle. La demande a été déposée par l'Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), la Ligue des droits de l’homme (LDH), le Syndicat des avocats de France, et le Syndicat de la magistrature. Elle intervient immédiatement après les violences intervenues lors de la manifestation Sainte-Soline contre les "méga-bassines". La requête énumère pêle-mêle un certains nombre de "libertés fondamentales" auxquelles l'absence de port du RIO porterait une "atteinte grave et immédiate". Cette formulation est celle de l'article L. 521-2 du code de justice administrative qui énonce ainsi les conditions du référé-liberté.

En l'espèce, les associations requérantes affirment que l'absence de RIO porte atteinte à "la liberté de manifester, à la liberté de réunion, au droit au respect de la vie, à la prohibition des tortures et traitements inhumains ou dégradants et au droit de chacun de pouvoir identifier ou de faire identifier les agents des autorités publiques dans l'exercice de leurs fonction".  

Observons d'emblée que la liberté de réunion n'est pas réellement en cause dans le cas de violences intervenues lors de rassemblements dans l'espace public et sur les voies publiques, comme à Sainte-Soline. La loi du 30 juin 1881 limite en effet le champ d'application de cette liberté aux rassemblements se déroulant hors des voies publiques. La liberté de manifestation est en revanche pleinement en cause. Mais il est tout de même délicat d'affirmer que le port du RIO entrave le libre exercice de la liberté de manifester. Le fait qu'un policier ne porte pas le RIO n'a jamais empêché personne de manifester, heureusement. De même, le droit à la vie et la prohibition des traitements inhumains et dégradants sont certainement des "libertés fondamentales", mais le lien de causalité entre l'absence de RIO et de telles violations des droits de l'homme ne saute pas aux yeux. Serait-il possible de considérer que le port de cet accessoire suffirait à supprimer toute violence lors des opérations de maintien de l'ordre ? 

Enfin, le "droit de chacun de pouvoir identifier ou de faire identifier les agents des autorités publiques dans l'exercice de leurs fonction" a quelque chose d'extrêmement sympathique, et on aimerait qu'il existe. Hélas, il ne figure pas dans la liste de 39 "libertés fondamentales" susceptibles de donner lieu à un référé-liberté, liste dressée par le Conseil d'État lui-même et qu'il s'est donné la peine de publier sur son site. N'y figure pas davantage, même si c'est sans doute regrettable, le droit de demander des comptes à l'administration. Il est dommage que le juge des référés n'ait pas profité de l'occasion qui lui était offerte de consacrer ce droit comme "liberté fondamentale", dès lors qu'il peut être déduit de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Cette reconnaissance n'aurait sans doute pas empêché le rejet de la demande de référé, mais aurait permis une avancée jurisprudentielle non négligeable.

 

Les lacunes du dossier

 

Le juge des référés refuse pourtant d'entrer dans ce débat, et se borne à faire état des lacunes, non pas juridiques mais matérielles du dossier. Il note que les pièces qui ont été versées sont des photos et des vidéos montrant des agents de la police nationale qui, pendant des opérations de maintien de l'ordre, n'arborent pas le RIO, du moins pas de manière visible. Nul ne conteste l'authenticité de ces documents, ni le fait que ces policiers ne respectaient pas le cadre réglementaire qui leur est imposé.

Le problème n'est pas tant l'exactitude des faits que l'ampleur du phénomène. Il est évident que les manifestants de Sainte-Soline ne se sont pas précipités pour photographier policiers et gendarmes portant le RIO. Il est donc matériellement impossible de connaître l'ampleur réelle de ces manquements. Par ailleurs, les éléments fournis par le ministère de l'Intérieur témoignent d'instructions régulières données par l'autorité hiérarchique demandant aux agents de porter leur numéro d'identification. Le juge des référés a donc pris acte du fait qu'il ne connaissait pas l'ampleur du phénomène et que la responsabilité du ministère de l'Intérieur ne semble pas clairement engagée, puisqu'il rappelle régulièrement aux agents l'obligation à laquelle ils sont astreints. 

 

Les conséquences de l'absence de port du RIO


L'un des éléments essentiels de l'analyse du juge des référés se trouve dans un refus de considérer que l'absence de RIO entraine nécessairement une impossibilité totale d'identifier les agents de la police et de la gendarmerie intervenant dans le cadre d'opérations de maintien de l'ordre. Il fait ainsi observer que l'équipement des agents indique clairement leur unité, ce qui permet de faire des enquêtes et, le cas échéant, d'engager des poursuites. L'absence de RIO n'empêche donc pas l'identification d'éventuels auteurs de violences policières. Certes, mais elle ne les facilite pas davantage.

Convenons que le juge des référés ne pouvait pas réellement statuer autrement. Il lui appartient  de prendre des décisions pour empêcher des manquements graves et immédiats à des libertés fondamentales, pas d'imposer aux agents publics, de manière générale, le respect de leurs obligations hiérarchiques. Ce rôle incombe au ministère de l'Intérieur et, sur ce point, on peut évidemment regretter qu'il n'ait pas été en mesure d'imposer efficacement le port du RIO. Le juge administratif n'a pas pour fonction de se substituer au pouvoir hiérarchique, et c'est au ministre, pour une fois, d'imposer sa volonté à des syndicats de police peut-être un peu trop puissants. Saura-t-il entendre ce message ? En l'absence de réponse ferme, la jurisprudence pourrait peut-être évoluer.


La liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2


mercredi 5 avril 2023

CEDH : le transgenre à transformations

Dans son arrêt du 4 avril 2023 O. H. et G. H. c. Allemagne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est saisie d'un cas très particulier. Le premier requérant O. H. veut être considéré dans les registres de l'état civil allemand comme le père du second requérant, G. H., né en 2013. Mais les choses ne sont pas simples. En effet, O. H., né de sexe féminin, a donné naissance à l'enfant, au moyen d'un don de gamètes, après avoir interrompu un traitement hormonal et être redevenu fertile. Mais il avait, dès 2011, c'est-à-dire avant la naissance de l'enfant, obtenu de l'état civil la transformation de son identité de genre, et les juges allemands avaient alors reconnu qu'il appartenait au sexe masculin. Aujourd'hui, il veut donc être considéré comme le père de l'enfant dont il accouché en 2013. 

La CEDH estime pourtant que les autorités allemandes n'ont pas porté une atteinte excessive à sa vie privée et familiale, ni à celle de l'enfant, en le mentionnant, dans les registres de l'état civil, comme mère de l'enfant. Un homme transgenre peut donc être indiqué comme mère, du simple fait qu'il a donné naissance. C'est précisément ce point qui est contesté par le requérant, en son nom et en celui de l'enfant mineur. Il y voit en effet une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui garantit le droit à la vie privée et familiale.

 

La jurisprudence Garçon et Nicot c. France

 

Il n'est pas contesté que l'article 8 impose des obligations positives aux État, parmi lesquelles figure le respect de l'identité de genre des individus. Ce principe a été rappelé dans une jurisprudence bien établie, en particulier l'arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017. La CEDH avait alors sanctionné le droit français qui subordonnait le changement d'état-civil à la preuve du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique". Pour la Cour, cette exigence portait une atteinte excessive à la vie privée des intéressés. Cette jurisprudence a donc permis à des personnes d'obtenir plus rapidement un état civil conforme à leur identité de genre.

L'inconvénient de cette jurisprudence réside précisément dans la situation décrite dans l'arrêt O. H. et G. H. c. Allemagne. La transformation physique n'étant pas achevée au moment du changement d'état civil, rien n'empêche celui qui vient d'acquérir l'identité masculine, d'interrompre son traitement pour redevenir une femme, le temps d'une grossesse. On reconnaît toutefois que cet inconvénient est très marginal, car de tels choix sont rarissimes.

 

 

Calvin & Hobbes. Bill Watterson

 

Une large marge d'appréciation des États


Dans le cas présent, l'État bénéficie d'une large marge d'appréciation. La CEDH se montre en effet très respectueuse de l'autonomie des États lorsque des questions morales et éthiques sont en cause, et surtout lorsqu'elles n'ont pas, ou pas encore, suscité de consensus entre les parties signataires de la Convention européenne.

Cette marge d'appréciation ne devient plus étroite que lorsque la question posée porte sur un aspect particulièrement important de l'existence ou de l'identité d'une personne, principe rappelé dans l'arrêt S. H. et autres c. Autriche du 3 novembre 2011. De même, dans la célèbre affaire Mennesson c. France du 26 juin 2014,  la CEDH affirme que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats-Unis d'une gestation pour autrui (GPA) est d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. Dans son arrêt du 4 avril 2023, la Cour constate que la situation est bien différente. Le premier requérant ne conteste pas les inscriptions d'état civil le concernant mais celles concernant son enfant. Quant au second requérant, l'enfant, son identité de genre n'est pas en cause, mais seulement celle de son parent. En tout état de cause, sa filiation est parfaitement établie, même si elle est maternelle et non pas paternelle.

Enfin, la CEDH observe l'absence de consensus sur ces questions entre les États. Seuls cinq membres du Conseil de l'Europe ont prévu la mention dans les registres d'état civil du sexe reconnu, alors que la majorité des États continuer de considérer la personne ayant accouché d’un enfant comme étant la mère de celui‑ci. 

Cette large marge d'appréciation de l'État n'empêche évidemment pas la CEDH de se pencher sur le moyen essentiel articulé par les requérants. L'éventuelle atteinte à la vie privée et familiale doit être envisagée, dans le respect du principe général de primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant.


L'intérêt supérieur de l'enfant


La CEDH observe que le contentieux relatif à l'enfant concerne son inscription sur le registre des naissances, ce qui signifie que la question de son bien-être n'est pas posée. En revanche, la justice allemande a largement fait référence à son droit de connaître ses origines, et à son éventuel désir de voir reconnaître la paternité de son père biologique. Or, reconnaître la paternité du parent qui a accouché revient à contraindre le père biologique à une action en désaveu de paternité, action qui n'est évidemment pas dans l'intérêt de l'enfant.

Surtout, la CEDH est sensible à l'argument de sécurité juridique invoqué par les autorités allemandes. Le rattachement d'un enfant à ses parents suivant leurs fonctions procréatrices lui permet en effet de bénéficier d'une filiation stable, avec un père et une mère qui ne changeront pas. Or, le risque d'un parent transgenre souhaitant annuler la décision de changement de genre est certes réduit, mais pas pour autant purement théorique. Cette filiation liée à la fonction procréatrice présente enfin l'avantage, aux yeux du droit allemand, d'empêcher la gestation pour autrui, prohibée dans le pays. Et l'on sait que la CEDH, notamment dans son arrêt Paradiso et Campanelli du 24 janvier 2017, estime que les États peuvent légitimement considérer cette interdiction comme relevant de l'intérêt général.

Cette décision ne va certainement pas bouleverser le droit français. La Cour de cassation a déjà été confrontée à une situation comparable et s'est prononcée dans une décision du 16 septembre 2020. A l'époque, elle était saisie du cas d'un couple marié, parents de deux enfants, couple dans lequel le mari avait demandé et obtenu un changement de genre avant d'achever sa conversion sexuelle. Ce couple désormais composé de deux femmes à l'état civil, avait pourtant conçu un troisième enfant. Et celui qui était devenu juridiquement une femme demandait que soit reconnu à on profit un lien de filiation maternelle. La Cour de cassation refuse. A ses yeux, le choix d'une filiation paternelle correspond à la réalité biologique et n'emporte pas de conséquences excessives sur la vie privée du parent transgenre qui n'est évidemment pas contraint de renoncer à sa nouvelle identité sexuelle. Quant à l'enfant, il ne subit aucun dommage particulier et aura, au contraire, la même filiation que les autres membres de sa fratrie.

La CEDH rejoint donc la Cour de cassation dans la recherche, non pas tant d'une vérité biologique reposant sur l'idée qu'un enfant doit avoir un père et mère, mais plutôt d'une sécurité de sa filiation. Dans une situation complexe, il est parfois utile de revenir aux concepts de base.



Le droit à l'identité de genre : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 1.

vendredi 31 mars 2023

Le Fact Checking de LLC : Participer à une manifestation non déclarée ou à une manifestation interdite, c'est différent


"Il faut savoir qu'être dans une manifestation non déclarée est un délit, mérite une interpellation". Ces propos ont été tenus par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, lors d'une visite aux forces de police, le 21 mars 2023. Il visait, à l'évidence, les rassemblements qui ont eu lieu depuis l'utilisation de l'article 49-3 de la Constitution par la Première ministre. Alors que les manifestations précédentes, initiées par les syndicats, avaient donné lieu à déclaration, conformément au droit commun, ces rassemblements plus ou moins spontanés sont initiés par les réseaux sociaux, sans procédure déclaratoire et sans organisateurs identifiés. Les propos du ministre ont eu un écho supplémentaire après les évènements de Sainte-Soline qui se sont produits alors même que la préfète du département avait pris un arrêté d'interdiction de la manifestation.

On doit constater d'emblée que les deux situations ne sont pas identiques. Dans le premier cas, celui des manifestations contre l'usage de l'article 49-3, la situation qui doit être éclaircie est celle des participants à une manifestation déclarée. Dans le second cas, Sainte-Soline, c'est le cas des participants à une manifestation interdite qui est soulevé. 

 

La participation à une manifestation interdite


Lorsque la manifestation est interdite, le droit positif a le mérite de la clarté. Le décret du 20 mars 2019 introduit dans le code pénal un article R 644-4 qui énonce : "Le fait de participer à une manifestation sur la voie publique interdite sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe". Tout participant à une manifestation interdite peut donc se voir condamner à une contravention de 135 €.

Les propos visant à présenter les manifestants de Sainte-Soline comme des jeunes gens pacifiques simplement désireux de faire une marche dans la campagne sont donc sans influence sur l'illicéité de leur participation à la manifestation. L'infraction est constituée par le seul fait de participer à un rassemblement interdit. Bien entendu, d'autres poursuites sont possibles pour sanctionner les violences commises.

 

La participation à une manifestation non déclarée 


La situation est un peu plus compliquée dans le cas d'une manifestation non déclarée. En effet, un principe général du droit pénal affirme qu'il n'y a pas d'infraction sans texte. Et précisément, aucun texte ne prévoit ce cas de figure. 

La chambre criminelle de la Cour de cassation s'est prononcée sur cette question dans un arrêt du 14 juin 2022. Elle est alors saisie par un requérant qui a été condamné, sur le fondement de l'article R 644-4 du code de procédure pénale, à une amende de 135 € pour avoir participé à une manifestation non déclarée. Cela signifie que les juges du fond ont considéré qu'une manifestation qui n'était pas déclarée était interdite. Or, il n'en est rien. Sur le plan juridique, une manifestation interdite est celle qui a fait l'objet d'un arrêté d'interdiction. Une manifestation qui n'est pas déclarée n'est donc pas officiellement interdite. En l'état actuel du droit, aucune disposition légale ou réglementaire n'incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée.

En cassant la condamnation du requérant, la Cour de cassation applique le principe classique nullem crimen nulla poena sine lege. Il n'y a pas d'infraction sans texte, et la Cour de cassation sanctionne les juges du fond qui avaient assimilé deux situations juridiquement distinctes, l'interdiction et l'absence de déclaration. 

On pourrait s'étonner dans ce vide normatif dans un domaine pourtant particulièrement sensible. Son motif réside d'abord dans les difficultés de preuve. Une fois devant le juge, les participants à une manifestation non déclarée racontent avoir été sollicités pour se joindre au cortège en ignorant que les organisateurs ne s'étaient pas pliés à la procédure déclaration. Ils ne sont certes pas toujours de très bonne foi, mais comment le prouver ? 

Est-il pour autant impossible de poursuivre les participants à une manifestation non déclarée ? Il faut alors distinguer deux hypothèses. 

 

 

Manifestation devant le journal Le Gaulois. Jules Le Natur (né en 1851)
 

 

La manifestation sans violences

 

La première est l'hypothèse optimiste. Tout se passe bien, et la manifestation non déclarée ressemble étrangement à une manifestation déclarée, pacifique et parfaitement encadrée. L'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme protège la liberté de réunion « pacifique », et elle le rappelle dans son arrêt du 2 octobre 2001, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie. Peu importe la gêne occasionnée par le rassemblement, dès lors qu'il n'est pas violent. Dans l'arrêt de Grande Chambre du 15 octobre 2015, Kudrevicius et autres c. Lituanie, la CEDH estime ainsi que le blocage total par des agriculteurs des trois axes routiers les plus importants du pays, « au mépris flagrant des ordres de la police et des intérêts et droits des usages de la route » constitue un comportement répréhensible mais pas violent. Dès lors que le caractère pacifique est maintenu, la manifestation non déclarée est finalement gérée comme une manifestation déclarée, et ses participants ne seront pas poursuivis du seul fait de cette absence de déclaration.

 

La manifestation avec violences 

 

Hélas, il y a aussi une seconde hypothèse, pessimiste. Tout se passe mal, la manifestation non déclarée se traduit pas des violences et n'est donc plus "pacifique" au sens de l'article 11 de la Convention européenne. La protection offerte par ces dispositions ne couvre pas, en effet, les manifestations dont les organisateurs et participants sont animés par des intentions violentes ou incitent à la violence. Le droit français est conforme à ces dispositions.

Si une manifestation trouble l’ordre public ou est seulement susceptible de le troubler, elle est alors qualifiée d’attroupement et peut être dissipée par la force publique après deux sommations, sur le fondement de l'article 431-3 du code pénal. A ce stade, le fait de continuer volontairement de participer au rassemblement après les sommations est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Cette condamnation peut s'accompagner de circonstances aggravantes lorsque le manifestant est porteur d’une arme ou dissimule son visage pour ne pas être identifié (art. 431-4 et art. 431-5 c. pén.).

A ces infractions éventuelles, s'en ajoutent d'autres, connexes à la manifestation. Elles sont le fait de ceux qui profitent du rassemblement pour se livrer à des infractions de droit commun, violences volontaires, pillages, incendies etc. Elles sont donc réprimées selon ce même droit commun, avec la circonstance aggravante qu’elles sont généralement commises en réunion.

Finalement, le critère essentiel utilisé par le droit positif en matière de droit pénal des manifestations n'est pas la distinction en manifestations déclarées, non déclarées ou interdites. C'est plutôt celui de la violence, car une manifestation parfaitement déclarée peut aussi s'achever dans le chaos et susciter des condamnations sévères. La phrase prononcée par Gérald Darmanin est donc parfaitement fausse et ne rend pas compte du droit positif. 

De manière un peu surprenante, ces propos ont donné lieu à une demande de référé-liberté déposée par un ancien élu de Grenoble, Raymond Avrillier. Sans doute s'agissait-il d'un recours destiné uniquement à l'opinion publique, invoquant à la fois une atteinte à la liberté de circulation et à la liberté de manifestation. Mais il n'avait guère d'espoir de prospérer, sauf à considérer que le requérant était aussi ignorant du droit positif que le ministre de l'Intérieur qu'il attaquait. Il était en effet pour le moins étrange de demander au juge de référé de suspendre un acte qui n'existait pas, la déclaration du ministre n'ayant donné lieu à aucune décision administrative. L'irrecevabilité était donc certaine. Mais précisément parce qu'il n'y avait aucun enjeu contentieux, la décision offre au juge des référé l'occasion de déclarer  que "pour regrettables qu'elles soient en raison de leur caractère erroné", les déclarations du ministre "ne sont pas susceptibles d'avoir par elles-mêmes des effets notables sur l'exercice de la liberté de manifester et de se réunir". Espérons que cette petite pichenette du juge administratif incitera Gérald Darmanin à s'informer sur le droit positif. Cela peut se révéler utile au regard des fonctions qu'il exerce.

 

Sur la liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 1, section 1 § 2.

 

 

mardi 28 mars 2023

Années de plomb : le refus d'extrader les Italiens


La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 28 mars 2023, confirme l'avis défavorable donné à l'extradition d'une dizaine de ressortissants italiens vivant en France depuis une durée s'échelonnant, selon les cas, entre vingt-cinq et quarante ans.Tous avaient été condamnés par la justice italienne, le plus souvent par contumace, pour des attentats terroristes commis par les Brigades Rouges en Italie durant les années de plomb, entre 1972 et 1981. Leur profil est très comparable, et pour simplifier la compréhension de la procédure, le commentaire portera donc essentiellement sur l'arrêt publié sur le site de la Cour de cassation. Les pourvois ont été déposés par le Procureur générale près la Cour d'appel de Paris.

En l'espèce, le requérant, M. A. X., a fait l'objet d'une demande d'extradition formulée par les autorités italiennes le 20 janvier 2020. Le but était l'exécution d'une peine d'emprisonnement à perpétuité prononcée par la Cour d'assises d'appel de Milan, le 28 novembre 1985 pour des faits remontant à 1980. Remis en liberté en 1982 en attendant son procès, M. A. X a rejoint la France. Il alors obtenu la qualité de réfugié, sur la base d'une doctrine initiée par le Président François Mitterrand, selon laquelle le droit d'asile pouvait être accordé aux personnes condamnées ou recherchées pour actes de nature violente, mais "d'inspiration politique".  


Un instrument d'entraide judiciaire internationale

 

Rappelons que l'extradition est un mécanisme de coopération internationale destiné à empêcher qu’une personne poursuivie puisse s’assurer l’impunité en s’enfuyant à l’étranger. Elle est définie par l’ancienne loi du 10 mars 1927 comme la « remise par le Gouvernement français, sur leur demande, aux gouvernements étrangers de tout individu, non français, qui étant l’objet d’une poursuite intentée au nom de l’État requérant ou d’une condamnation par ses tribunaux est trouvé sur le territoire de la République ». Cette définition demeure en vigueur, alors même que la loi de 1927 a été abrogée par celle du 9 mars 2004 désormais codifiée dans le code de procédure pénale. La loi ne constitue plus cependant qu’un fondement résiduel du droit de l’extradition, largement organisé par des conventions internationales. Les premières furent bilatérales comme les Conventions franco-italienne du 12 mai 1810 ou franco-espagnole du 14 décembre 1877. Le multilatéralisme s’est ensuite développé avec la Convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957 et son deuxième protocole, la Convention de Dublin du 27 septembre 1996 qui organise l'extradition entre les États membres de l'Union européenne. C'est précisément sur ce double fondement que se placent les autorités italiennes.

 

Buongiorno, notte. Marco Belloochio. 2003

 

Originalité de la procédure


L’extradition présente l’originalité de faire intervenir les deux ordres de juridiction. Une procédure pénale précède en effet une procédure administrative, incarnée dans un décret d’extradition. Dans le cas de M. A. X., il n'y aura pas de décret d'extradition, et le Conseil d'État ne sera pas saisi. En effet, après l'arrestation et l'interrogatoire de l'intéressé, la Chambre de l’instruction de la Cour d’Appel rend un avis sur l’extradition. Lorsqu’il est défavorable à l’extradition, il a autorité de chose jugée, et le ministre de la Justice ne peut proposer le décret d’extradition à la signature du Premier ministre. La Cour de cassation est alors compétente pour contrôler cet avis. C'est ainsi que, dans deux arrêts du 7 août 2019, elle rappelle que la Chambre de l’instruction doit vérifier la durée de la peine encourue dans l’État demandeur ainsi que les garanties qu’il offre en matière de sécurité de la personne et de droits de la défense. En tout état de cause, le contrôle de la Cour de cassation ne saurait s'étendre aux motifs de l'extradition et doit se limiter au respect des garanties fondamentales de procédure, principe rappelé par la Chambre criminelle le 26 avril 2006.

Dans le cas présent, la Cour de cassation considère que la Chambre de l'instruction a procédé à un examen satisfaisant de la situation juridique du requérant. 


Le droit au juge après une condamnation par contumace


Le premier moyen du pourvoi reproche à la Chambre de l'instruction de n'avoir pas demandé aux autorités italiennes leurs observations après avoir recevoir leur réponse à un complément d'information portant sur les règles de la contumace en Italie.

Selon l'article 696-4 7° du code de procédure pénale, l'extradition ne peut être accordée si elle risque de conduire à ce que la personne soit jugée dans l'État requérant par un tribunal ne garantissant pas les droits de la défense. Or, M. A. X., alors en fuite, a été jugé en Italie par contumace et condamné à l'issue d'une procédure à laquelle il n'était pas présent. La Chambre de l'instruction a donc demandé aux autorités judiciaires italiennes des éléments d'information sur les recours que l'intéressé pourrait engager, dans l'hypothèse où il leur serait remis. Mais aucune réponse précise n'a été donnée, la loi italienne ne garantissant pas au condamné par défaut le droit d'être entendu par un tribunal.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme clairement qu'une condamnation par contumace doit être analysée comme non conforme au droit à un juste procès, si l'intéressé ne peut ultérieurement obtenir un nouvel examen de sa situation au fond. Cette règle a été formulée dans l'arrêt Samuel Einhorn c. France du 16 octobre 2001. La Cour déclare alors irrecevable la requête d'une personne condamnée pour meurtre aux États-Unis. L'extradition était accordée, car les autorités de Pennsylvanie s'étaient engagées à ce que l'intéressé puisse bénéficier d'un nouveau procès.

La Cour de cassation écarte donc ce moyen, estimant que les éventuelles observations des autorités italiennes n'auraient rien changé au droit positif qui ne prévoit pas de nouveau procès. A cela s'ajoute, même si cette observation ne figure que dans l'avis de l'avocat général, que les autorités italiennes n'ont plus redemandé l'extradition de M. A. X., depuis 1998, et qu'une nouvelle demande semble porter atteinte à l'impératif de "délai raisonnable" exigé par la Convention européenne des droits de l'homme. 


L'atteinte à la vie privée et familiale


Le second moyen invoqué par le Procureur général réside dans le fait que l'extradition ne porterait pas une atteinte disproportionnée à la vie privée et familiale de l'intéressé, garantie par l'article 8 de la Convention européenne. La Chambre de l'instruction porte sur ce point une appréciation souveraine et la Cour de cassation ne s'étend guère sur le sujet. Elle observe simplement que M. A. X. s'est marié en France, qu'il a eu deux enfants, une vie professionnelle et familiale stable, éléments qui témoignent de son insertion dans la société française. En France depuis trente-neuf ans, il n'a plus jamais eu le moindre contact avec l'Italie. A partir de ces éléments, la Chambre de l'instruction a donc pu souverainement conclure qu'une extradition porterait une atteinte excessive à la vie privée et familiale de l'intéressé.

Les demandes d'extradition des Italiens condamnés durant les années de plomb vont probablement se tarir. Leur périodicité relevait d'ailleurs sans doute davantage de considérations liées à la volonté de certains gouvernements italiens de satisfaire l'opinion publique plutôt que d'un réel désir de faire purger une peine de prison à quelqu'un condamné il y a trente ans, pour des faits remontant à plus de quarante ans. On pourra certes regretter l'étrange position idéologique de François Mitterrand qui semblait considérer que les crimes commis par les Brigades Rouges étaient de nature politique. La définition du terrorisme adoptée par notre système juridique suppose en effet que les auteurs de tels faits soient condamnés pour leurs crimes, indépendamment des motifs qui les ont poussés à l'action. Mais on peut aussi regretter une certaine indolence des autorités italiennes qui n'ont pas beaucoup surveillé des criminels dangereux, les laissant finalement partir en France.

Quoi qu'il en soit, l'eau a passé sous les ponts, et les personnes réfugiées en France, du moins celles dont l'Italie demande présentement l'extradition, n'ont plus jamais fait parler d'elles au plan judiciaire. Au contraire, elles ont construit une autre vie et se sont fait oublier. Il est donc temps de leur accorder ce droit à l'oubli, et de renvoyer les années de plomb au travail, non plus des magistrats, mais des historiens.


Sur l'extradition : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 2 D.


samedi 25 mars 2023

L'évacuation administrative des squatters devant le Conseil constitutionnel


Dans sa décision du 23 mars 2023, Mme Nacera Z., le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions organisant la procédure d'expulsion administrative du domicile d'autrui, lorsque celui-ci a été occupé "à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou de contrainte".  Il s'agit d'empêcher des squatters puissent s'installer durablement dans le domicile d'un tiers, en profitant de son absence momentanée, et en profitant surtout de le lenteur des procédures judiciaires, voire de celles des autorités de police qui mettaient parfois beaucoup de temps à faire exécuter un jugement d'expulsion. 

 

La loi ASAP

 

La loi du 7 décembre 2020, dite loi ASAP d'accélération et de simplification de l'action publique, a donc procédé à une réécriture de l'article 38 de la loi DALO du 5 mars 2007. L'expulsion des occupants sans titre se trouve désormais facilitée, grâce à deux évolutions du droit positif. D'une part, la procédure est désormais ouverte, que la résidence squattée soit principale, secondaire, ou occasionnelle. D'autre part, elle est considérablement raccourcie. Le constat de l'occupation illicite peut être effectué par un officier de police judiciaire, dans le cadre d'une procédure de flagrance intervenant dans les premiers jours de l'occupation. Ensuite, la procédure d'évacuation forcée est examinée dans les 48 heures après réception de la demande. Le préfet ne peut l'écarter qu'en raison d'un motif impérieux d'intérêt général ou lorsque les conditions de l'expulsion ne sont pas remplies. Celle-ci peut ensuite intervenir, au plus tôt, 24 heures après la mise en demeure de quitter le logement. La circulaire du 22 janvier 2021 invite les services de l'État à "veiller à l'efficacité et à la rapidité de cette procédure". Un rapport parlementaire publié en juillet 2021 mentionne que les préfets se sont investis dans cette nouvelle mission. De janvier à juin 2021, 124 dossiers ont été reçus, et 95 ont effectivement abouti à une évacuation des squatters. 

Il n'en demeure pas moins que la constitutionnalité du texte a été mise en cause, notamment par les militants de l'association Droit au logement et par la Fondation Abbé Pierre qui ont présenté des observations devant le Conseil constitutionnel dans la présente question prioritaire de constitutionnalité. Si dernier avait été saisi de la loi du 7 décembre 2020, notamment par des parlementaires de La France Insoumise, la disposition relative à l'expulsion des squatters ne figurait pas au nombre des moyens d'inconstitutionnalité invoqués. Le Conseil ne s'est donc pas encore prononcé sur cette question, et la décision du 23 mars 2023 lui donne l'occasion d'affirmer la conformité du dispositif à la Constitution. 


Moyens de procédure et de fond


La requérante reproche à la procédure administrative ainsi mise en place de ne pas prévoir d'examen contradictoire de sa situation personnelle ni de recours suspensif garantissant l'intervention d'un juge avant qu'il soit procédé à l'expulsion. Elle invoque également une rupture d'égalité, dès lors que l'ancienne procédure subsiste prévoyant l'intervention du juge judiciaire pour prononcer l'expulsion. Certaines personnes bénéficieraient donc du droit au juge, mais pas celles expulsées par la voie administrative. Ce dernier moyen est rapidement écarté par le Conseil constitutionnel, qui fait observer que la personne évacuée par la procédure administrative peut évidemment introduire une demande de référé devant le juge administratif. Elle a donc accès à un juge, comme celle à laquelle une expulsion judiciaire a été notifiée. 

Pour ce qui est des autres moyens, fondés sur le droit au respect de la vie privée et familiale et notamment sur l'inviolabilité du domicile, le Conseil constitutionnel commence par rappeler à la requérante que, précisément, ce sont ces mêmes droits que les dispositions de la loi de 2020 entendent protéger. Il s'agit en effet d'assurer une évacuation rapide de locaux occupés de manière illicite. Ce sont donc bien le principe de l’inviolabilité du domicile, le droit au respect de la vie privée et le droit de propriété des occupants réguliers qu'il convient de garantir. Autant dire que le Conseil constitutionnel apprécie assez peu de voir le respect du domicile invoqué par une requérante qui s'est appropriée le domicile d'autrui.

Sur ce point, le Conseil insiste sur un comportement proche de ce que l'on appelle généralement la mauvaise foi. En effet l'évacuation administrative organisée par la loi de 2020 ne peut être demandée au préfet que la personne s'est introduite dans les locaux et s'y est maintenue " à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou de contrainte". Celui ou celle qui n'occupe pas paisiblement son propre domicile  peut ainsi difficilement invoquer sa bonne foi.

Sur le plan de la procédure, le Conseil insiste sur le fait que l'évacuation administrative suppose une plainte du propriétaire ou du locataire spolié, et la constatation par un officier de police judiciaire de la réalité de l'occupation illicite des locaux. Enfin, une mise en demeure de quitter les lieux a été prononcée, et c'est seulement en cas de refus que l'évacuation forcée est mise en oeuvre. Au demeurant, cette mise en demeure peut être refusée par le préfet pour "un motif impérieux d’intérêt général", formule dont la circulaire du 22 janvier 2021 précise qu'elle doit donner lieu à une interprétation stricte.  

 


 Dans ma maison tu viendras. Jacques Prévert

Yves Montand. Olympia. 1974

 

La réserve du Conseil constitutionnel

 

Dans sa décision du 23 mars 2023, le Conseil constitutionnel émet toutefois une réserve, en précisant que ces dispositions prévoyant l'évacuation administrative du domicile d'autrui "ne sauraient, sans porter une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et au principe de l’inviolabilité du domicile, être interprétées comme autorisant le préfet à procéder à la mise en demeure sans prendre en compte la situation personnelle ou familiale de l’occupant dont l’évacuation est demandée". Est donc imposé un examen de la situation personnelle de la personne ou de la famille expulsée. Cette réserve n'est guère surprenante. Elle figurait déjà dans la circulaire, qui demandait aux préfets d'évaluer les possibilités d'hébergement ou des relogement des personnes concernées, surtout lorsque des mineurs étaient visés par la procédure.


La jurisprudence de la CEDH


La jurisprudence du Conseil constitutionnel n'est pas sans lien avec celle de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Celle-ci reconnaît aussi États une large autonomie pour assurer la protection du droit de propriété, garanti par l'article 1er du Protocole n° 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle sanctionne en revanche leur inaction, lorsque des propriétaires ne parviennent pas à obtenir la restitution d'un bien squatté.

Dans l'arrêt Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l. c. Italie du 13 décembre 2018 la CEDH constate ainsi une violation du droit de propriété, dans le cas d'une clinique inoccupée de Rome qui avait été squattée par un "mouvement citoyen de défense du droit au logement" dans le but d'y loger des personnes sans domicile. En l'espèce, la propriétaire n'avait obtenu aucun secours de la force publique, la municipalité de Rome préférant tolérer le squat dans la mesure où elle n'avait pas les moyens de reloger les personnes qui y avaient trouvé abri. En l'espèce, la confiscation de la propriété était réelle, dès lors que le "mouvement citoyen de défense du droit au logement" avait commencé par rendre inaccessible l'immeuble en posant des grillages. 

Plus récemment, la décision Papachela et Amazon S.A. c. Grèce du 3 décembre 2020 sanctionne l'inaction de l'État grec dans une situation caricaturale. L'hôtel de la requérante avait en effet été squatté par des "personnes solidaires", membres d'un "réseau pour les droits civils et politiques" qui lui précisèrent qu'il "allait dorénavant abriter de réfugiés dont les droits étaient plus importants que ceux de celle-ci". La police refuse de déplacer, la justice n'enregistre sa plainte qu'après avoir tout fait pour retarder la procédure. Même la compagnie des eaux, pourtant informée de la situation, la poursuit pour une dette de 81 500 € liée à la consommation des squatters. Quant au vice-Premier ministre qui la reçoit, membre du gouvernement d'Alexis Tsipras, il lui déclare qu'elle est propriétaire du bâtiment et demeure redevable des taxes et des dettes accumulées par les occupants. Heureusement, la requérante sera finalement sauvée par l'alternance politique de 2019, les squatters ayant choisi d'évacuer les lieux quelques après la désignation du nouveau gouvernement conservateur en Grèce dirigé par Kyriakos Mitsotakis.

 

La protection des squatters

 

La CEDH insiste donc sur la nécessaire protection du droit de propriété. A cet égard, la loi du 7 décembre 2020 semble plutôt assurer la mise en oeuvre de sa jurisprudence qu'aller à son encontre. La Cour de cassation l'applique déjà, en admettant que l'expulsion entraine une ingérence dans la vie privée des occupants mais que celle-ci "ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété". La 3è Chambre civile de la Cour de cassation décide ainsi, dans une décision du 28 novembre 2019, que l'expulsion d'un campement illégal de gens du voyage est la seule solution pour protéger l'exercice du droit de propriété.

En s'alignant sur la jurisprudence européenne, le Conseil constitutionnel déçoit certainement la requérante, et surtout ses avocats et les tiers intervenants, qui invoquaient devant lui le principe de fraternité. Celui-ci a été utilisé dans la décision du 6 juillet 2018, rendue, elle aussi, sur QPC. Elle l'utilisait comme fondement d'une déclaration d'inconstitutionnalité partielle de l'article L 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (CESEDA) qui, dans sa rédaction issue de la loi du 31 décembre 2012  était rédigé en ces termes : "Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 Euros". Le principe de fraternité a ainsi permis de sanctionner le délit d'aide au séjour irrégulier des étrangers, mais le Conseil a refusé d'abroger sur le même fondement l'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire.

Depuis 2018, ce principe de fraternité est invoqué à tout propos, mais il n'a donné lieu à aucune autre décision d'abrogation. La situation d'une personne qui squatte le logement d'autrui est tout de même bien différente de celle d'une personne qui, au contraire, héberge dans sa maison un étranger dépourvu de titre de séjour. Alors que la seconde fait preuve de générosité et de désintéressement, et qu'elle n'est d'ailleurs pas nécessairement informée de la situation exacte de la personne qu'elle accueille, la première, au contraire, s'empare de la propriété d'autrui brutalement et sans son consentement. Il était donc bien peu probable que le Conseil s'appuie sur le principe de fraternité pour affirmer la conformité à la Constitution d'une pratique bien peu fraternelle à l'égard du malheureux propriétaire chassé de chez lui. Un comportement purement égoïste ne saurait donc être présenté comme altruiste. En rappelant ces vérités élémentaires, la décision du 23 mars 2023 énonce finalement des vérités bien élémentaires.


 

Sur les atteintes au droit de propriété : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6, section 2.