« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 20 mars 2023

Conseil d'État : un arrêt sur les arrêts


Cabu nous a quittés il y a huit ans, mais on croise parfois, jusque dans la jurisprudence du Conseil d'État, le fantôme errant de l'un de ses héros. L'arrêt rendu le 17 mars 2023 écarte ainsi le recours  déposé par une sorte d'Adjudant Kronenbourg, M. C., contre la sanction de vingt jours d'arrêts qui lui a été infligée, "pour avoir tenu de façon récurrente des propos inconvenants et misogynes à l'encontre de ses subordonnées."

 

Les sanctions disciplinaires dans les forces armées 


Le régime juridique des sanctions disciplinaires dans les forces armées s'est considérablement rapproché, dans les années récentes, du droit commun de la fonction publique. L'article L 4137-2 du code de la défense dresse ainsi une liste précise des sanctions applicables aux militaires. Elles se divisent en trois groupes. Les plus graves, celles du troisième groupe, comportent le retrait d'emploi ou la radiation des cadres (ou la résiliation du contrat si le militaire concerné a un statut contractuel). Le second groupe vise l'abaissement d'échelon, l'exclusion temporaire ou la radiation du tableau d'avancement. A dire vrai, ces deux groupes de sanctions ne se différencient guère de celles qui peuvent être prononcées à l'égard des fonctionnaires civils. 

La sanction infligée à M. C., relève du premier groupe et constitue une véritable spécificité militaire. Les arrêts ont longtemps été considérés comme des mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours, en quelque sorte invisibles en dehors du monde militaire. Le Conseil d'État a mis fin à cette situation dans un arrêt d'assemblée Hardouin du 17 février 1995. Les sanctions disciplinaires visant les militaires sont désormais sorties du champ des mesures d'ordre intérieur, et sont donc susceptibles de recours devant le Conseil d'État. 

Par ailleurs, depuis le décret du 12 juillet 1982 modifiant le règlement général des armées désormais intégré au code de la défense, il n'existe plus que des arrêts simples, les arrêts dits "de rigueur" ayant disparu. L'article R 4137-28 c. déf. précise que le militaire sanctionné de jours d'arrêts effectue son service dans des conditions normales. La sanction réside dans l'interdiction qui lui est faite de quitter sa formation, ou le lieu désigné par son chef de corps, en dehors des heures de service. Il est précisé que le nombre de jours d'arrêts prononcé pour une même faute ne peut être supérieur à quarante jours et que l'ensemble de la période d'arrêts ne peut dépasser soixante jours. 

 


 L'Adjudant Kronenbourg. Cabu. 1994

 

La décision du Conseil constitutionnel de 2015

 

Saisi de la conformité de l'article L 4137-2 du code de la défense à la Constitution, le Conseil constitutionnel a jugé, dans une décision du 27 février 2015, que cette sanction n'emportait pas une atteinte à la liberté individuelle. Pour le Conseil constitutionnel en effet, la notion de "liberté individuelle" renvoie spécifiquement à l'article 66 de la Constitution et à toutes les mesures qui privent la personne de liberté au sens le plus concret du terme : arrestation, détention, hospitalisation sans le consentement etc... Cette conception étroite, énoncée dans la décision du 16 juin 1999, n'a jamais été remise en cause. Pour le Conseil, la "privation de liberté" désigne toutes les mesures d'enfermement.

Cette définition étroite aurait parfaitement pu être appliquée aux arrêts simples. Mais le Conseil constitutionnel s'y est refusé, rappelant que le militaire aux arrêts exerce ses fonctions normalement. Il n'est pas emprisonné et réside en milieu ouvert, même si sa résidence est imposée par le chef de corps. Les arrêts n'emportent donc pas, aux yeux du Conseil constitutionnel, de véritable atteinte à la liberté individuelle. 

 

Un fonctionnaire pas comme les autres

 

Le Conseil d'État, dans son arrêt du 17 mars 2023, ne remet pas en cause la jurisprudence constitutionnelle. Comme le Conseil constitutionnel, il affirme la spécificité du droit disciplinaire dans son application au monde militaire. Il ne manque pas de rappeler les termes de l'article L 4111-1 du code de la défense, qui énonce que "l'état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité". Est également mentionné dans la décision l'article L 4111-1 du même code qui précise que le militaire "exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité". Autant dire que la discipline dans les armées ne s'apprécie pas à l'aune de celle qui existe dans la fonction publique d'Etat ou territoriale. 

 

Des garanties et un contrôle identiques au droit commun

 

Mais cela ne signifie pas qu'elle ne s'accompagne pas de garanties, tant de fond que de procédure. Sur le fond, le code limite à quarante jours la durée des arrêts. L'article L 311-13 du code de la défense prend d'ailleurs la précaution d'affirmer que les sanctions "privatives de liberté" prononcées par l'autorité militaire ne peuvent excéder soixante jours. Quant aux garanties procédurales, ce sont globalement celles accordées à tout fonctionnaire poursuivi disciplinairement : l'intéressé a droit à la communication de son dossier et peut préparer librement sa défense. 

Ce rapprochement du droit disciplinaire militaire avec le droit commun de la fonction publique est parfaitement illustré par l'arrêt du 17 mars 2023. Le Conseil d'État exerce en effet un contrôle normal sur la sanction. Il constate que l'intéressé a "été l'auteur à de multiples reprises d'attitudes déplacées" et a "tenu de manière répétée des propos inconvenants, grossiers et misogynes, à l'encontre de ses subordonnés, notamment de certains personnels féminins". Il s'agit-là d'un simple contrôle des faits. 

Leur qualification comme une faute de nature à justifier une sanction n'est pas davantage contestée. Sur ce point, le Conseil d'État met en oeuvre une jurisprudence ancienne, connue dès l'arrêt du 18 mai 1956 Boddaert, qui estime que les obligations statutaires ne pèsent pas nécessairement avec la même intensité sur chaque agent public. Ceux qui sont dans une position hiérarchique élevée y sont soumis de manière plus rigoureuse, et le Conseil d'État fait observer que M. C. était officier supérieur. Il était donc supposé respecter scrupuleusement ses subordonnées, et il est évident que son attitude était d'autant plus inappropriée qu'il exerçait une autorité sur ses victimes.

Surtout, le Conseil d'État applique à la sanction militaire le contrôle normal qu'il a déjà mis en oeuvre dans le cadre de la fonction publique d'État, notamment dans l'arrêt du 13 novembre 2013. Il affirme ainsi que la sanction prononcée à l'encontre de M. C. n'était pas disproportionnée, au regard de la marge d'appréciation dont disposait l'autorité militaire.

On pourrait ainsi résumer la décision par un double mouvement. D'un côté, le Conseil d'État veut maintenir la spécificité de la fonction militaire, et la rigueur des comportements auxquels ses membres doivent être astreints. De l'autre côté, le juge administratif, s'il admet que des sanctions particulières visent les militaires, entend néanmoins approfondir son contrôle de manière à le rendre identique à celui qu'il exerce au regard des sanctions figurant dans le statut des fonctionnaires civils. Autant dire que le contrôle du juge administratif ne s'arrête pas à la porte de la caserne.

 

vendredi 17 mars 2023

Référendum et retraites : une fenêtre de tir



Comment sortir de la crise politique ? La Première ministre a engagé jeudi 16 mars la responsabilité de son gouvernement sur le fondement de l'article 49 al. 3 de la Constitution. Il faut maintenant attendre le vote de la, ou des, motions de censures qui doivent être déposées dans les 24 heures et votées dans les 48 heures. La crise sera-t-elle résolue pour autant ? Si la censure est votée, le gouvernement est renversé et la loi n'est pas adoptée. Si la motion de censure est rejetée, la loi est adoptée, sans vote. Entre crise politique majeure, qui pourrait se traduire par une dissolution, et adoption d'une réforme impopulaire sans que la loi ait jamais été votée par l'Assemblée nationale, aucune deux hypothèses n'est réellement satisfaisante. 

 

Le RIP 

 

Le secrétaire national du Parti communiste, Fabien Roussel, croit avoir trouvé une solution : le référendum d'initiative partagée (RIP), qui présente l'avantage de s'analyser comme une procédure démocratique. Valérie Rabault, parlementaire du Parti socialiste, également favorable à cette procédure ajoute, sur Europe-1, qu'elle "permet de bloquer pendant 9 mois la mise en œuvre de cette réforme et peut-être de faire en sorte qu'elle ne voie jamais le jour". Au risque de doucher quelque peu l'enthousiasme de ses promoteurs, force est de constater que l'utilisation du RIP se heurte à quelques écueils.

Rappelons les termes de l'article 11, tel qu'il est rédigé depuis la révision de 2008 :  "Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an".  

 

Conditions de fond

 

Le premier écueil réside, chacun le sait, dans le nombre de soutiens exigé pour obtenir ce référendum, 1/10è du corps électoral, soit 4 700 000 signatures. Jusqu'à aujourd'hui, aucune proposition n'est parvenue à remplir cette condition, et aucun RIP n'a jamais été organisé. Un seul texte, visant à affirmer le caractère de service public national à l'exploitation des aérodromes de Paris est parvenu jusqu'à l'étape des signatures, en recueillant 1 093 000. En tout état de cause, ce seul du dixième du corps électoral est difficile à atteindre, quel que soit l'intérêt de la proposition.

L'autre condition de fond est plus facile à remplir dans le cas d'une proposition relative à la réforme des retraites. Elle entre en effet parfaitement dans le champ d'application de l'article 11 de la Constitution qui prévoit qu'un référendum peut être organisé dans le domaine de la "politique économique, sociale et environnementale". Il ne fait aucun doute que la réforme des retraites relève à la fois de la politique économique et de la politique sociale. 

Aux termes de l'article 11, une proposition de loi visant à l'organisation d'un RIP doit être déposée par au moins 1/5è des membres du Parlement. La proposition, et c'est l'une des spécificités de la procédure, peut donc réunir députés et sénateurs. Sur 925 parlementaires, au moins 185 d'entre eux doivent signer la proposition. Ce n'est pas vraiment une difficulté dans le cas présent, si l'on considère que l'inter-groupe Nupes réunit 123 députés à l'Assemblée, et que la réunion des groupes socialiste, communiste et écologiste au Sénat en compte 90. On atteint ainsi le nombre de 213, ce qui permet de déposer une proposition de référendum, sans qu'il soit nécessaire de faire appel à d'autres forces politiques.

 


 49-3. Les Goguettes, en trio mais à quatre


Une loi promulguée depuis moins d'un an


Les difficultés commencent avec cette disposition de l'article 11 qui mentionne que la proposition "ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". De cette formulation, on doit déduire que la proposition de loi doit intervenir avant la promulgation de la loi sur les retraites. Est-il concrètement possible de respecter cette procédure ? Pour répondre à cette question, il convient d'envisager les différents scénarios envisageables.

La première hypothèse, défavorable au gouvernement, est qu'une des motions de censure soit adoptée. Dans ce cas, le gouvernement est renversé, la loi sur la réforme des retraites n'est pas adoptée et sombre dans le même naufrage que l'équipe gouvernementale. La question du RIP ne se pose plus, car il n'est pas question de contester un texte qui a disparu corps et biens.

La seconde hypothèse, la plus favorable au gouvernement, est qu'aucune mention de censure ne soit votée. Aux termes de l'article 49 al. 3, le projet est considéré comme adopté, dès que le Premier ministre engage sa responsabilité, sauf si une motion de censure est votée dans le délai de 36 heures, soit 24 heures pour déposer les motions, et 48 heures avant de procéder aux opérations de vote. Si aucune motion n'est votée, le projet demeure ainsi adopté, mais pas encore promulgué.

Le parlement aurait-il alors la possibilité de voter une proposition de loi demandant un référendum sur la réforme des retraites ? Peut-être, avec la complicité involontaire du Conseil constitutionnel. 

 

Le télescopage des délais 


La loi adoptée par le parlement, sans aucun vote de l'Assemblée nationale, sera en effet très probablement déférée au Conseil par soixante sénateurs et soixante députés. Or, l'article 61 al. 2 de la Constitution précise clairement que les lois adoptées par le parlement peuvent être soumises au Conseil constitutionnel "avant leur promulgation". La saisine du Conseil aura donc pour effet immédiat de retarder la promulgation et d'offrir un parlement un délai de nature à permettre le vote d'une proposition de loi demandant un RIP.  La durée de ce délai serait en principe d'un mois, délai dont dispose le Conseil pour statuer. Mais on doit rappeler que le gouvernement peut librement invoquer l'urgence pour ramener ce délai à huit jours.

Il reste évidemment à se poser la question de l'articulation dans le temps des deux textes, la proposition de RIP d'un côté, la loi adoptée sur la réforme des retraites de l'autre. La proposition de RIP empêche-t-elle la promulgation de la loi retraites ? A l'inverse, la promulgation de la loi retraites interrompt-elle la procédure référendaire ?  La question est importante si l'on considère qu'une fois la proposition référendaire votée, elle doit être elle-même soumise au Conseil avant que soit engagée la procédure de recueil des signatures, étendue sur neuf mois. 

La réponse à cette question se trouve dans la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 9 mai 2019, à propos de la proposition de loi relative au maintien du groupe Aéroport de Paris dans le service public. Le Conseil estime alors que les conditions posées par l'article 11 sont respectées, alors même que la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises prévoyant cette privatisation a été adoptée le lendemain du dépôt de la proposition de loi référendaire. Il précise que, "à la date d'enregistrement de la saisine, la proposition de loi n'avait pas pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". Autrement dit, tant que la loi n'est pas promulguée lors de la saisine du Conseil, la proposition de RIP peut être votée. 

A cette occasion, le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, a publié un communiqué éclairant cette décision. Il précise que la proposition de RIP ne doit pas porter sur une disposition promulguée depuis moins d’un an, "à la date d’enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel". Peu importe donc, à ce moment précis, que le Conseil soit à la fois saisi de la proposition de RIP et de la loi à laquelle le RIP se propose précisément de faire obstacle. Dès lors que cette dernière n'est pas encore promulguée, la procédure référendaire peut s'engager. Si le Conseil décide que la proposition est conforme à la Constitution, s'ouvre alors le délai de 9 mois ouvert pour recueillir les signatures.

Cela ne signifie pas pour autant que la proposition de RIP empêche la promulgation de la loi sur la réforme des retraites. La Constitution mentionne en effet que le référendum d'initiative partagée ne peut intervenir pour abroger une loi "promulguée depuis moins d'un an". Cette condition ne s'applique qu'au moment de la saisine du Conseil constitutionnel. Peu importe donc que la loi ait ensuite été promulguée. Laurent Fabius, intervenant à propos du RIP relatif à la privatisation d'Aéroport de Paris, émet une critique discrète de cette absence d'articulation entre les délais : "La circonstance que, compte tenu du lancement de la procédure du RIP, cette privatisation puisse en fait être rendue plus difficile peut sans doute donner matière à réflexion sur la manière dont cette procédure a été conçue, mais nul ne saurait ignorer la lettre de la Constitution (...) que le Conseil constitutionnel a pour mission de faire respecter". Le président du Conseil constitutionnel affirme ainsi très poliment que les dispositions constitutionnelles sur le RIP, ajoutées à l'article 11 en 2008 et très tardivement concrétisées par une loi organique du 6 décembre 2013, sont le produit d'une réflexion inaboutie et d'une rédaction maladroite. La première conséquence de cette situation est que la mise en oeuvre de la loi reste suspendue pendant neuf mois au résultat du recueil des signatures, voire au référendum si par hasard les parlementaires parvenaient à réunir 1/5è du corps électoral sur leur projet.


Une fenêtre de tir


Certes, mais il n'empêche que cette absence de réflexion offre au parlement une fenêtre de tir, un petit moment, peut-être huit jours si le gouvernement a l'audace de saisir le Conseil constitutionnel en urgence de la loi sur les retraites. Mais ce serait quelque peu aventuré de presser cette noble institution, quand on lui soumet un texte adopté sur le fondement de l'article 47-1, c'est-à-dire considéré comme une loi rectificative d'un texte de financement de la loi sécurité sociale, alors qu'il ne s'agit pas de modifier un budget pour des questions conjoncturelles mais de faire adopter une réforme pérenne du financement des retraites. Dans ces conditions, il semblerait plus probable que le Conseil ait un mois pour statuer, et le parlement un mois pour adopter une proposition de référendum. Tout cela demeure subordonné au rejet de la motion de censure, ce qui démontre que les épreuves du gouvernement sont bien loin d'être terminées. La loi sans vote risque d'aboutir ainsi à un vote sans loi.

 Le Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2, § 1

lundi 13 mars 2023

Fichiers de renseignement : Le Conseil d'État informe sur l'existence du fichage


Les décisions de justice portant sur le contrôle des données conservées sur les fichiers de renseignement ne sont pas fréquentes, ne serait-ce que parce que les personnes fichées ignorent le plus souvent l'existence même de ce fichage et ne sont donc pas en mesure de le contester au contentieux. L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 10 mars 2023, M. B. C. fait donc figure d'exception, d'autant plus que le juge administratif donne injonction aux services de renseignement d'effacer les données relatives à l'intéressé. 

 

De SIREX à SIRCID

 

En l'espèce, M. B. C. se plaint de figurer dans le fichier SIREX, devenu SIRCID, mis en oeuvre par la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense. L'existence du SIREX, ou Système d'information de la recherche et de l'exploitation du renseignement de contre-ingérence, a été portée à la connaissance du public en 2014, lorsque les services ont mis en oeuvre la procédure officielle de création des fichiers de renseignement. La finalité du fichier est de protéger les personnels, les matériels et installations sensibles contre tout acte hostile qui serait susceptible de porter atteinte aux capacités opérationnelles. Il ne concerne pas directement les opérations militaires, mais plutôt les actions de subversion, de terrorisme ou d'espionnage. A ce titre, il peut collecter les informations à l'extérieur ou à l'intérieur des frontières, concerner des étrangers comme des citoyens français. Par un décret du 16 septembre 2022, le SIREX devient le SIRCID, Système d’information du renseignement de contre ingérence de la défense. La finalité demeure identique, mais c'est le procédé qui change, car le SIRCID permet de stocker et d'exploiter les mêmes données à partir d'une solution logicielle entièrement française.

 

La création du traitement

 

La sensibilité des fichiers de renseignement, comme d'ailleurs les fichiers de police, explique qu'ils soient soumis à une procédure de création particulière. Contrairement à la plupart des traitements automatisés qui sont de plus en plus soumis à une simple procédure de déclaration, ces fichiers sensibles sont créés par décret après avis motivé de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). La procédure est opaque, car loi du 6 janvier 1978 prévoit qu'un décret en Conseil d'État peut dispenser de publication l'acte de création de ce type de traitement. Dans ce cas, l'avis de la CNIL demeure aussi confidentiel, même si son "sens" est mentionné. Dans le cas du SIREX, il était ainsi noté que la CNIL avait émis un avis "avec réserve", sans que l'on puisse connaître le sens de cette réserve.

 


 OSS 117, Rio ne répond plus. Michel Hazanavicius. 2009

 

Le droit d'accès indirect

 

Tout cela ne simplifie pas la tâche de la personne qui craint de figurer dans ce fichier. Elle-même dispose d'une procédure qui est qualifiée de "droit d'accès indirect", utilisée pour obtenir communication et, éventuellement, rectification ou effacement des données personnelles contenues dans ces fichiers particulièrement sensibles. Entendons-nous bien : ce "droit d'accès indirect" n'a rien d'un droit d'accès. La notion ne figure pas dans la loi et le Conseil d'État n'en fait pas usage en l'espèce.

Ce "droit d'accès indirect" renvoie en effet à une procédure bien particulière qui n'implique aucune communication des données au principal intéressé. Dans le cas d'un fichier intéressant la sûreté de l'État, la défense ou la sécurité publique, la personne qui redoute d'être illégalement fichée peut saisir la CNIL qui désigne parmi ses membres un magistrat, pour procéder aux investigations utiles ainsi qu'aux modifications éventuellement nécessaires si le contenu de la fiche n'est pas conforme à la loi. Cette procédure, prévue par l'article 118 de la loi du 6 janvier 1978, peut ainsi conduire à effacer des données, lorsque les informations apparaissent "inexactes, incomplètes, équivoques ou périmées". Quand la Commission constate, en accord avec le gestionnaire du fichier, que les données stockées ne mettent pas en cause les finalités du traitement, elles peuvent être communiquées au requérant. Cette procédure indirecte figurait déjà dans l'ancien article 41 de la loi du 6 janvier 1978. Aujourd'hui, l’article 17 de la directive européenne « Police Justice » autorise les États à la maintenir dans leur droit positif.

 

La procédure initiée par le requérant

 

En l'espèce, M. B. C. a saisi, en décembre 2020, le ministre des Armées d'une demande d'accès aux informations susceptibles de le concerner figurant dans le SIRCID. Sa demande a été expressément rejetée le 12 janvier 2021. L'intéressé a alors saisi la CNIL qui l'a informé, le 29 janvier, que le ministre persistait dans son opposition au droit d'accès. En revanche, la Commission n'a pas hésité à procéder aux vérifications prévues par l'article 118 de la loi, mais conformément à ce même article, elle se borne à dire que la procédure a été menée à terme, sans préciser à l'intéressé s'il était fiché ou non. 

Celui-ci fait donc un recours dirigé contre le refus du ministère des Armées de lui donner accès aux informations le concernant. Le juge compétent est la "formation spécialisée" du Conseil d'État mentionnée dans l'article L. 773-2 du code de justice administrative. Elle ressemble à une formation de jugement ordinaire, si ce n'est que ses cinq membres peuvent se faire communiquer toutes les pièces utiles à leur mission, y compris celles couvertes par le secret de la défense nationale.

Dans le cas présent, le juge précise que les informations pertinentes lui ont été effectivement transmises par le ministère des Armées. Et il ajoute que "des données concernant M. C... étaient illégalement conservées dans le traitement SIRCID". 

 

L'information sur l'existence des données

 

Cette formule n'a pas de prix pour le requérant, car elle pulvérise les fondements mêmes du droit d'accès indirect. Alors que ce dernier limite l'information de l'intéressé au seul fait que les vérifications prévues par la loi ont été effectuées, le Conseil d'État, quant lui, confirme que des données personnelles le concernant étaient bel et bien conservées dans le SIRCID.  Logiquement, le juge donne alors injonction au ministère d'effacer ces données. 

La formation spécialisée du Conseil d'État rompt ainsi avec sa jurisprudence antérieure. On se souvient que ses premières décisions, rendues le 19 octobre 2016, se bornaient à mentionner que "la vérification a été effectuée et n'appelle aucune autre mesure de la part du Conseil d'Etat". Autrement dit, le droit d'accès indirect conservait toute son opacité et, à l'issue de la procédure contentieuse, le requérant ne savait toujours pas s'il était fiché ou non.  M. B. C., lui, est informé du fichage en même temps qu'il est informé du caractère erroné de ce fichage. 

La décision du 10 mars 2023 met ainsi en lumière les limites de ce type de fichier. L'existence du fichier se justifie certainement, mais le problème récurrent est celui de l'actualisation, du suivi des informations qui y figurent. Elles sont rarement vérifiées, et des informations qui ne devraient plus y figurer, ou qui n'auraient jamais dû y figurer, demeurent stockées. Cette situation ne relève pas d'une volonté délibérée de pratiquer un fichage de masse, mais bien davantage d'un manque de moyens, d'un manque de personnels pour assurer la vérification constante de la pertinence des données conservées. A sa manière, la formation spécialisée du Conseil d'État joue ainsi un rôle d'aiguillon destiné à rappeler leurs obligations aux administrations concernées.


 Les fichiers de renseignement : Chapitre 8 section 5, § 1 B

 


vendredi 10 mars 2023

Name and Shame : Le contribuable et la protection des données fiscales


La Cour européenne des droits de l'homme réunie en Grande Chambre, dans sa décision L. B. c. Hongrie du 9 mars 2023 n'interdit pas aux États d'écarter le secret fiscal, dans des cas très particuliers, lorsqu'il s'agit de publier la liste des contribuables redevables d'une somme conséquente en arriérés d'impôts. Cette pratique du Naming and Shaming est alors une politique publique que la Cour entend encadrer, afin d'empêcher une atteinte disproportionnée à la vie privée des contribuables.

L. B. a été condamné en 2014 par les juges hongrois pour fraude fiscale à une amende de 490 000 €, accompagnée d'un redressement fiscal de 625 000 € auquel il faut ajouter les intérêts de 145 000 €. Mais ce qui est contesté devant la CEDH n'est pas la sanction, mais l'inscription du requérant sur la liste des principaux contribuables défaillants, procédure de mise à l'index prévue par le droit hongrois. Parmi les informations ainsi publiées sur internet, et repris sur le site de certains médias hongrois, figurent non seulement le montant de l'arriéré d'impôt dû par l'intéresse, mais aussi son nom et l'adresse de son domicile.  Le requérant voit dans cette publication une atteinte à sa vie privée, protégée par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La décision de chambre rendue le 12 janvier 2021 estimait que l'ingérence dans la vie privée du requérant n'était pas excessive, compte tenu des nécessités de la lutte contre la fraude fiscale en Hongrie. Mais précisément, ce point est au coeur du renvoi en Grande Chambre.

 

Name and Shame en Hongrie 


La publication des arriérés fiscaux ainsi que du nom et de l'adresse des contribuables défaillants par l'Autorité hongroise chargée de la lutte contre la fraude fiscale constitue, à l'évidence, une ingérence dans la vie privée des intéressés. Aux termes de l'arrêt Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande du 27 juin 2017,  l'article 8 peut être invoqué pour contester la diffusion de données parfaitement neutres comme le nom et l'adresse de l'intéressé. Il suffit en effet que cette diffusion porte atteinte à la réputation de la personne, protégée par l'article 8. En l'espèce, cette procédure est prévue par la loi hongroise, ce qui n'est contesté par personne.

 

Le but de la législation

 

La question du "but légitime" de cette législation a justifié largement le renvoi de l'affaire en Grande Chambre.  Le requérant considère que la publication de la liste des personnes redevables envers le Trésor a essentiellement pour but leur humiliation publique. On peut en effet considérer cette forme de Naming and Shaming comme une sorte de pilori moderne et s'interroger sur son efficacité. Rien n'est dit en effet de son caractère dissuasif 

Pour l'administration fiscale hongroise, cette publication n'a "rien de personnel". Elle répond à deux buts bien distincts, d'une part garantir la perception de l'impôt en dissuadant les mauvais payeurs, d'autre part informer les tiers pour assurer la fiabilité des relations commerciales. La CEDH se rallie à la position des autorités hongroises, et il est intéressant d'observer qu'elle reprend leurs arguments sans réellement les discuter, pas plus d'ailleurs qu'elle ne s'interroge sur le point de vue développé par le requérant. Il appartient évidemment à la Grande Chambre de préciser la jurisprudence sur des points de droit qui méritent d'être éclaircis. Dans ce cas cependant, l'éclaircissement passe davantage par l'affirmation péremptoire que par l'explication juridique. 

La publication de la liste des mauvais payeurs constitue donc bien une ingérence dans leur vie. Elle est prévue par la loi et poursuit un but légitime. Certes, mais la Grande Chambre estime qu'elle n'est pas "nécessaire dans une société démocratique". Sur ce point, elle rompt radicalement avec la décision de chambre de 2021.

 

 

 

Astérix chez les Helvètes. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970


Le contrôle de proportionnalité


Dans l'arrêt Vavřička et autres c. République tchèque du 8 avril 2021, la CEDH rappelle qu'une ingérence dans la vie privée ne peut être acceptée que si elle répond à un besoin social impérieux, c'est-à-dire si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités pour la justifier semblent pertinents et suffisants. En l'espèce, il s'agit donc d'évaluer un régime législatif qui dépasse largement le seul cas du requérant.

Les autorités hongroises invoquent, bien entendu, la marge d'appréciation de l'État qui est compétent pour organiser, par son droit interne, la protection des droits et libertés garanties par la Convention européenne des droits de l'homme, principe rappelé dans l'arrêt M. A. c. Danemark du 9 juillet 2021. Mais cela ne signifie pas que les choix opérés par le législateur échappent à tout contrôle de la CEDH. Celle-ci se penche donc sur les arguments développés pour justifier la législation et sur l'équilibre entre les intérêts de l'État et ceux des personnes touchées par le mesure.

En l'espèce, le critère souvent utilisé du consensus entre les États parties à la Convention européenne ne semble pas très pertinent. S'il est vrai qu'une vingtaine d'États admettent que soient rendues publiques des informations sur les personnes qui ne s'acquittent pas de leur dette fiscale, les législations sont en réalité très diverses, et seulement huit États informent les tiers sur l'adresse des intéressés.

 

Les conditions d'élaboration de la loi

 

La CEDH se penche donc sur les conditions concrètes de l'adoption de la législation hongroise. Elle observe notamment que la loi hongroise de 2003 prévoyant ce "pilori" fiscal a été modifiée en 2006 pour permettre la publication de données plus précises, sur les sommes dues et l'adresse des redevables. Mais le législateur de 2006 n'a pas réellement étudié dans quelle mesure la publication de tous ces éléments était nécessaire pour répondre aux objectifs d'amélioration de la perception de l'impôt et l'information des tiers. Quant au droit des contribuables à la vie privée, il était invoqué en 2003, mais a disparu de la loi de 2006, ce qui laisse penser qu'il n'a pas été pris en considération. Or, comme la Cour l'affirme dans l'arrêt Samoylova c. Russie du 14 décembre 2021, le parlement ne saurait s'abstenir d'examiner de manière approfondie la nécessité de prendre une mesure qui constitue une importante ingérence dans la vie privée. En étudiant les débats parlementaires hongrois, la CEDH ne trouve cependant aucune mention de ce droit. Elle en déduit donc que la Hongrie a violé l'article 8 de la Convention européenne, en s'abstenant de rechercher l'équilibre entre les intérêts contradictoires de l'État et de l'individu.

La Cour pose ainsi une nouvelle pierre à l'édifice jurisprudentiel relatif à la protection des données, marquant ainsi une volonté d'assurer un standard européen dans ce domaine. Sur ce point, l'arrêt est important car il impose aux États une réflexion sur l'utilisation d'internet à des fins de dénonciation, voire de délation. Certes, le fait de donner le nom des fraudeurs fiscaux peut être un moyen efficace de dissuasion, il n'en demeure pas moins que la question de la nécessité de la publication se pose, non pas d'une manière générale, mais à chaque étape de la procédure. Est-il nécessaire de publier le nom de la personne ? Sans doute. Est-il utile de publier le montant de sa dette ? Peut-être. Est-il nécessaire de publier son adresse ? Surement pas.




lundi 6 mars 2023

Subventions à SOS Méditerranée : courants contraires et avis de tempête


Dans une décision du 3 mars 2022 M. A. B., la Cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris) annule la subvention de 100 000 € accordée par le Conseil de Paris à l'association SOS Méditerranée France, ainsi que le jugement du tribunal administratif de Paris qui affirmait sa légalité. 

Cette association se donne pour objectif d'affréter des navires chargés de secourir des migrants en Méditerranée. Son rôle humanitaire ne fait guère de doute. Il exact que SOS Méditerranée et son navire l'Ocean Viking, a secouru de nombreux passagers embarqués sur des embarcations précaires, les sauvant parfois d'une mort certaine. Sans doute, mais le sujet demeure très sensible, et certains ne manquent pas d'observer que ces navires humanitaires apportent aussi une aide aux migrations irrégulières, et donc une aide aux passeurs. Ils conduisent en effet les migrants dans les ports européens, suscitant des tensions au sein de l'Union européenne. L'octroi, par la ville de Paris, de cette subvention de 100 000 €, ainsi que la remise d'une décoration au capitaine d'un navire d'une autre ONG poursuivi pénalement en Italie pour aide à l'entrée irrégulière sur le territoire, avaient ainsi suscité l'ire du ministre de l'Intérieur italien de l'époque, Matteo Salvini.

 

L'absence de convention

 

La ville de Paris fait reposer l'octroi de la subvention sur l'article L1115-1 du code général des collectivités territoriales. Il énonce que "dans le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales (...) peuvent mettre en oeuvre ou soutenir toute action internationales (...) de coopération, d'aide au développement ou à caractère humanitaire". Elle omet toutefois de mentionner le second alinéa de cet article L1115-1 qui précise que "à cette fin, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent, le cas échéant, conclure des conventions avec des autorités locales étrangères". En l'espèce, la ville de Paris n'a pas conclu de convention avec une collectivité locale étrangère. 

Cette absence de convention est un peu gênante au regard de l'arrêt du Conseil d'État du 17 février 2016. Dans un tout autre domaine, en l'espèce il s'agissait d'une coopération internationale visant à la restauration de la basilique d'Annaba en Algérie, le juge précise comment l'article L1115-1 doit être interprété. Il énonce clairement que si le législateur a autorisé les collectivités locales à conduire des actions de coopération ou d'aide au développement, "il a aussi prévu qu'elles devaient", à cette fin, conclure des conventions avec d'autres collectivités locales étrangères. Aux termes de cette jurisprudence, ces conventions sont donc une obligation, que la ville de Paris n'a pas respectée en l'espèce.

La CAA Paris aurait certes pu se fonder sur ce manquement procédural, mais elle ne l'a pas fait. Sans doute a-t-elle été sensible au fait que l'interprétation du Conseil d'État en 2016 allait bien au-delà du texte de l'article L1115-1. Celui-ci ne dit pas que la convention est obligatoire, et, au contraire, affirme qu'un tel acte peut intervenir "le cas échéant", formule qui ne plaide pas dans le sens de son caractère contraignant.

 


 Méditerranée. Nicolas de Staël. 1952

 

L'ingérence dans la politique étrangère de la France

 

La CAA préfère se fonder sur un motif de fond. Elle estime que la subvention à SOS Méditerranée France n'a pas un objet exclusivement humanitaire. En accordant cette subvention, dit-elle, "le Conseil de Paris doit être regardé comme "ayant entendu prendre parti et interférer dans des matières relevant de la politique étrangère de la France et de la compétence des institutions de l’Union européenne, ainsi que dans des différends, de nature politique, entre Etats membres ». Une collectivité locale peut donc avoir une activité humanitaire au plan international, mais elle ne saurait s'ingérer dans la politique extérieure française. 

Ce principe a déjà été rappelé à plusieurs reprises par les juges du fond. Par un jugement du 29 mai 2019, le tribunal administratif de Cergy Pontoise annule ainsi une délibération de la ville d'Arnouville annonçant une Charte d'amitié avec une collectivité locale du Haut-Karabagh. Pour le juge, ce document, dont la nature juridique est loin d'être claire, porte "sur une affaire relative à la politique internationale de la France et à son intervention dans un conflit de portée internationale, compétence qui relève exclusivement de l’Etat, en vertu de l’article 52 de la Constitution". Tout est dit, et la décision de la CAA Paris repose sur un fondement identique. Certes, mais le moins que l'on puisse dire est que la jurisprudence demeure confuse.


Remous jurisprudentiels


C'est ainsi que la CAA Bordeaux a rendu une décision tout-à-fait différente sur la même question, la ville de Bordeaux ayant également subventionné SOS Méditerranée. Cette décision est intervenue un mois avant celle de la CAA Paris, le 7 février 2023, et il est exact qu'elle refuse d'annuler la délibération du Conseil municipal attribuant 50 000 € de subvention à l'association. Mais l'opposition entre les deux décisions doit être relativisée, car la délibération avait été rédigée avec davantage d'intelligence à Bordeaux qu'à Paris. Elle insistait en effet sur l'affectation des fonds qui ne devaient être utilisés qu'à des fins strictement humanitaires, pour soutenir des opérations de sauvetage en mer "au plus près des côtes libyennes". Tel n'était pas le cas à Paris, où la délibération prenait l'allure d'un soutien politique à l'activité de l'association, en ignorant les difficultés rencontrées au sein de l'UE.

Dans ces conditions, une subvention peut intervenir pour des motifs humanitaire, quand bien même elle ne répondrait pas un intérêt public local, notion qui ne figure plus dans l'analyse. Mais, dans ce cas, la jurisprudence fait tout de même état d'une réserve qui réside dans le fait que l'aide ne doit pas porter atteinte aux engagements internationaux de la France. Sur ce point, la jurisprudence est évidemment au cas par cas, et elle n'est guère abondante. On se souvient néanmoins de l'arrêt du Conseil d'État rendu le 23 octobre 1989. Il sanctionnait la délibération du conseil municipal de Pierrefitte-sur-Seine attribuant une subvention à l'association "Un bateau pour le Nicaragua". S'il s'agissait d'apporter quelques secours à la population du pays, la délibération montrait que la commune imputait à un État tiers, en l'occurrence les États-Unis, les difficultés économiques de cette population. La décision de la CAA Paris s'inscrit dans cette jurisprudence, alors que celle de la CAA Bordeaux se prononce en faveur de l'objet exclusivement humanitaire de l'intervention.

Cette position de la CAA de Bordeaux est généralement celle développée par les différents tribunaux administratifs qui ont été saisis des subventions accordées à SOS Méditerranée France, à Paris, à Montpellier ou à Bordeaux. Tous ont admis la légalité de ce procédé, certains allant même jusqu'à considérer que l'article L1115-1 du code général des collectivités locales conférait à ces dernières un véritable "droit à la coopération décentralisée". Cette formulation ne figure ni dans la loi, ni dans la jurisprudence, et l'on sait que les tribunaux administratifs développent souvent des jurisprudences de combat qui ont le mérite de susciter la réflexion, et l'inconvénient de s'effondrer avec fracas devant le Conseil d'État. Il ne fait guère de doute que la ville de Paris saisir le Conseil d'État en cassation, et c'est à lui qu'il reviendra de mettre fin à cette petite tempête juridique.


vendredi 3 mars 2023

Sanctions disciplinaires : la CEDH hors contrôle


Dans son arrêt du du 2 mars 2023 François Thierry c. France, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare irrecevable un recours invoquant la violation de l'article 6 § 1 dans une procédure disciplinaire.  Le requérant, commissaire de police, est accusé de différentes infractions dans le cadre de ses activités policières à la tête de l'Office central de répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS). Il a été poursuivi à la fois disciplinairement et pénalement, mais seule la première procédure disciplinaire est contestée devant la CEDH, la procédure pénale n'étant toujours pas achevée.   

Dans un premier temps, la sanction disciplinaire infligée au requérant est le retrait de son habilitation d'officier de police judiciaire (OPJ), prononcé en octobre 2017 par la procureure générale près la Cour d'appel de Paris, selon la procédure imposée par l'article R 15-6 du code de procédure pénale. Par la suite, en avril 2018, la commission des recours des OPJ ramène ce retrait d'habilitation à une suspension d'une durée de deux ans. Le recours en cassation contre cette décision a été écarté par un arrêt du 8 janvier 2019. Devant la CEDH, M. Thierry invoque une atteinte au droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il ne conteste toutefois que la première partie de la procédure, celle qui s'est déroulée devant la procureure générale.

 

Le parquet

 

La décision donne à la CEDH l'opportunité de rappeler sa position sur le parquet. Depuis ses deux décisions successives Medvedyev et autres c. France du 29 mars 2010, puis Moulin c. France du 23 novembre 2010, elle refuse de le considérer comme une "autorité judiciaire" au sens de la Convention. Pour la Cour, "il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié". 

Dans la présente affaire, la Cour "relève d'emblée que la procureure générale n'est pas un organe juridictionnel". Lorsqu'elle statue sur le retrait ou la suspension de l'habilitation d'un OPJ, elle n'est donc pas astreinte aux obligations d'indépendance et d'impartialité que l'article 6 n'impose qu'à un "tribunal".

La Cour s'interdit ainsi d'apprécier la régularité de la sanction disciplinaire au regard du droit à juste procès. A cet égard, la décision est dans la droite ligne de l'arrêt Dahan c. France, d'ailleurs cité par les juges. On se souvient que le 3 novembre 2022, la Cour avait rendu une décision dans laquelle elle s'interdisait la conformité à l'article 6 § 1 d'une sanction disciplinaire infligée au requérant, renvoyant cet examen aux seuls juges du fond chargés d'en apprécier la légalité. 


Le volet civil de l'article 6


Cette analyse repose sur une affirmation quelque peu péremptoire, selon laquelle une procédure disciplinaire ne concerne que le volet civil de l'article 6 § 1. En l'espèce, la CEDH reconnaît que la privation ou la suspension d'une habilitation d'OPJ interdit à l'intéressé de conduire certaines opérations et de prendre certains actes de procédure pénale. La conséquence est une réduction de ses responsabilités professionnelles, modification suffisamment substantielle pour que la Cour considère qu'elle a eu des conséquences aussi significatives que durables sur sa situation. La procédure disciplinaire est ainsi envisagée comme un différend de caractère civil.

Aux termes de l'arrêt Vilho Eskelinen et a. c. Finlande du 19 avril 2007,  l'article 6 de la Convention est donc applicable, sauf si les deux conditions cumulatives suivantes sont remplies : en premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de fonctionnaires en question ; en second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. En l'espèce, aucun de ces critères n'est invoqué.

 


 Le policier. Patrick Dewaere. Archives INA, 8 février 1982

 

Le contrôle sans contrôle

 

On en revient donc à la jurisprudence Dahan, qui consiste, pour la CEDH, à affirmer que la procédure disciplinaire peut être contrôlée au regard de l'article 6 § 1, tout en abandonnant ce contrôle au seul système judiciaire de l'État. Dès la décision Ramos Nunes de Carvalho et Sa c. Portugal du 6 novembre 2018, la Cour avait ainsi jugé que les obligations liées à l'article 6 étaient respectées si la sanction avait pu faire l'objet d'un contrôle ultérieur par un juge présentant, quant à lui, toutes les garanties d'indépendance et d'impartialité.

Certes, la Cour exige que ce contrôle juridictionnel couvre aussi bien les faits que le droit, et qu'il soit d'une étendue suffisante pour appréhender l'ensemble de la procédure disciplinaire. Dans l'affaire Dahan, la Cour avait estimé que le fait que le requérant ait pu contester sa sanction devant le Conseil d'État, et que ce dernier ait décidé, précisément dans son cas, d'exercer un contrôle normal, suffisaient à assurer la conformité de la procédure disciplinaire aux exigences de l'article 6.

En l'espèce, la CEDH qualifie de "tribunal" la commission de recours des OPJ, organe judiciaire de contrôle saisi par M. Thierry pour contester la suspension de son habilitation. Composée de trois magistrats de la Cour de cassation, elle tient une audience durant laquelle les droits de la défense sont respectés exactement comme dans un procès pénal. Elle est compétente pour annuler la sanction, et jouit d'une plénitude de juridiction. Elle peut ainsi apprécier la proportionnalité de la sanction au regard des faits reprochés au requérant. C'est d'ailleurs en exerçant ce type de contrôle qu'elle a finalement décidé de transformer le retrait d'habilitation en une simple suspension de l'habilitation d'OPJ. De fait, la CEDH estime que les conditions de respect de l'article 6 § 1 ont été respectées par les juges internes. 

 

Le contrôle du contrôle

 

Comme dans l'affaire Dahan, la CEDH réduit donc son contrôle de la procédure disciplinaire à celui du contentieux interne qui l'a suivie. Autrement dit, la Cour se borne à contrôler le contrôle interne. Le résultat de l'opération est que la procédure disciplinaire, stricto sensu, n'est envisagée qu'à travers ce que les juges internes en ont perçu. On se souvient que, dans l'affaire Dahan, la CEDH n'avait même pas examiné une procédure disciplinaire durant laquelle une même personne avait suspendu l'activité de l'intéressé, nommé son successeur, engagé une opération d'évaluation de son travail, nourri le dossier disciplinaire, et finalement présidé le conseil de discipline. 

Qu'en est-il dans l'affaire Thierry ?  A dire vrai, on ne sait rien du déroulement de la procédure disciplinaire devant la procureure générale, et les griefs à son encontre ne sont pas clairement formulés dans l'arrêt. Avouons tout de même que le choix d'intégrer cette procédure dans le volet civil de l'article 6 et non pas dans son volet pénal pourra surprendre le requérant. Une décision prise par la procureure générale près la Cour d'appel de Paris, contrôlée par un collège de trois magistrats de la Cour de cassation, et conduisant à une sanction, ne relève donc pas du volet pénal mais du volet civil. Il fallait le dire.

 

Droit à un juste procès : Chapitre 4 Section 1 § 2 A du manuel sur internet