La question des menus de la cantine scolaire fait l'objet d'un débat récurrent depuis déjà quelques années. Elle ressurgit actuellement avec la décision du maire de Morières-les-Avignon (Vaucluse) de supprimer les repas de substitution des cantines scolaires de la ville. Comme d'habitude, le débat repose sur des échanges purement politiques. D'un côté, l'élu qui présente la décision comme étant d'ordre technique ou financier. En l'espèce, le maire considère qu'il avait le choix entre augmenter les tarifs de la cantine ou supprimer les menus de substitution. De l'autre côté, des opposants qui insistent sur l'appartenance de l'élu au Rassemblement national et qui s'appuient sur la liberté religieuse pour invoquer un droit d'obtenir des repas sans porc.
Comme d'habitude donc, toute référence au droit positif fait cruellement défaut, au point que l'on a le sentiment qu'il n'existe pas. Certes, aucune loi relative au principe de neutralité dans les cantines scolaires n'a été votée, mais une jurisprudence s'est néanmoins développée, dont la caractéristique essentielle réside dans sa remarquable ambiguïté. C'est si vrai que la décision du maire de Morières-les-Avignon s'inscrit parfaitement dans cette jurisprudence qu'il a très bien comprise et qu'il sait exploiter.
Une circulaire qui manque de clarté
En septembre 2015, le conseil municipal de Châlon-sur-Saône avait modifié le règlement intérieur des cantines scolaires, pour ne proposer désormais qu'un seul type de repas à l'ensemble des enfants, au motif que "le principe de laïcité interdit la prise en considération de prescriptions d’ordre religieux dans le fonctionnement d’un service public". La délibération mettait donc clairement en avant le principe de neutralité du service public. Elle n'était pas dépourvue de fondement juridique, car le Conseil d'État affirmait, dans son arrêt du 14 avril 1995, Consistoire central des Israélites de France, que le respect du principe de neutralité implique que les différences de situation résultant des convictions religieuses ne sauraient remettre en cause le fonctionnement normal du service public.
Cet arrêt est rappelé dans une circulaire du 16 août 2011 du ministre de l'Intérieur. Il en déduit que les parents d'élèves ne peuvent exiger la mise en place de menus de substitution. Mais, dans la même circulaire, il affirme aussi que les élus peuvent néanmoins les organiser. Pour une circulaire qui se présente comme "relative au rappel des règles afférentes au principe de laïcité", il faut reconnaître qu'elle n'est pas un modèle de clarté, ni d'ailleurs de courage.
La question du respect de la neutralité dans les cantines scolaires figure donc dans un "droit mou", susceptible de donner lieu à différentes interprétations. Une aubaine pour le juge administratif qui a élaboré une jurisprudence qui lui permet de pratiquer l'art du "en même temps". En témoigne le parcours contentieux de l'affaire de Châlon-sur-Saône.
Un parcours contentieux chaotique
Un premier jugement du tribunal administratif de Dijon en 2017 avait annulé la délibération supprimant les menus de substitution. Elle s'appuyait sur la convention sur les droits de l'enfant de 1989, dont l'article 3 énonce que l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toute décision le concernant. Supprimer le menu de substitution peut en effet conduire certains enfants à ne pas se nourrir ou à se nourrir moins bien pour ne pas consommer de produits proscrits par leur religion.
La Cour administrative d'appel (CAA) de Lyon avait annulé cette décision le 23 octobre 2018 pour des motifs de forme, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) ayant cru bon de développer ce même moyen devant le tribunal administratif alors qu'elle n'y était invitée que comme Amicus curiae. N'étant pas partie à l'instance, n'ayant aucun intérêt direct à promouvoir, la CNCDH ne pouvait donc y produire que "des observations d'ordre général" et ne devait pas se prononcer sur le fond de dossier. La maladresse d'un Amicus curiae sorti de son rôle pour privilégier son activité militante est donc à l'origine de l'annulation par la Cour administrative d'appel du jugement rendu par le tribunal de Dijon.
Tchoupi mange à la cantine. Thierry Courtin, 2013
Une jurisprudence ambiguë
A l'issue de ce difficile parcours contentieux, la question des menus de substitution dans les cantines scolaires de Châlon-sur-Saône est parvenue au Conseil d'Etat le 11 décembre 2020. Conformément à sa longue tradition de prudence et de circonspection en matière de laïcité, il annule la délibération du conseil municipal supprimant ce type de menu, tout en jugeant qu'il n'est ni obligatoire ni interdit pour une collectivité locale de proposer aux élèves des repas différenciés selon les contraintes alimentaires imposées par leur religion. En d'autres termes, les élus peuvent faire ce qu'ils veulent.
La CAA de Lyon, sans pour autant annuler la décision sur ce fondement, avait déjà envisagé la mise en oeuvre du principe d'adaptation, ou de mutabilité, du service public. Pour René Chapus, il signifie que le régime des services publics "doit pouvoir être adapté, chaque fois qu'il le faut, à l'évolution des besoins collectifs et aux exigences de l'intérêt général", conditions contrôlées par le juge. Rien n'interdit aux élus de proposer des menus alternatifs aux enfants, afin qu'ils bénéficient d'un repas équilibré sans être contraints de consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses. Dans ce cas, c'est l'intérêt de l'enfant qui fonde la décision, pas le respect du principe de laïcité. Le principe de neutralité du service public est donc présenté comme hiérarchiquement inférieur au principe d'adaptation. Cette hiérarchisation des célèbres "lois de Rolland" pourrait cependant prêter à débat.
On observe ainsi que des menus de substitution peuvent être proposés, en masquant quelque peu que leur objet est essentiellement d'ordre religieux.
Les élus peuvent ne pas accorder de menus de substitution
Les élus peuvent supprimer les menus de substitution
Existe-t-il un droit acquis aux menus de substitution ? La question mérite d'être posée, car une commune qui refuse de mettre en place ces menus est dans une position moins délicate que celle qui décide de supprimer des menus dérogatoires existants.
Sur ce point, la décision de 2020 est quelque peu surprenante. Elle estime en effet qu'un élu ne peut se fonder sur le principe de neutralité pour supprimer ces menus de substitution. En l'espèce, le
Conseil d'Etat annule la délibération du conseil municipal de Châlon-sur-Saône, au motif qu'elle se fonde sur le
respect des seuls principes de laïcité et de neutralité du service
public.
"En même temps", le Conseil d'Etat donne aux élus quelques pistes pour supprimer ces repas sans encourir ses propres foudres. Ils doivent simplement fonder leur argumentation, non sur la neutralité, mais sur les nécessités du service. Ils peuvent faire état de contraintes techniques, par exemple la faiblesse du personnel de cuisine, voire de contraintes financières si le coût de ces repas spécifiques se se révèle élevé, notamment en raison de la diversité des demandes ou de la contraction du budget de la commune.
C'est exactement ce que fait le maire de Morières-les-Avignon, qui a bien lu la jurisprudence, et qui s'appuie sur des motifs purement financiers. Evidemment, on se doute bien que d'autres motifs ne sont pas absents de sa décision, mais comment reprocher à un élu une motivation quelque peu hypocrite, alors que la jurisprudence du Conseil d'État n'a pas le courage de poser des règles claires ? N'est-il pas normal que l'élu exploite une jurisprudence qui lui permet de faire respecter le principe de neutralité, à la seule condition de ne pas le dire ?