« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 23 septembre 2022

Le "droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé"


L'ordonnance rendue le 20 septembre 2022 par le juge des référés du Conseil d'État a saisi une bonne partie de la doctrine d'un délicieux frisson. Le Conseil d'État s'est encore affiché, avec une audace qui n'appartient qu'à lui, comme "protecteur-des-libertés-publiques". Il déclare en effet que constitue une "liberté fondamentale" au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative le "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé". Cette disposition est en fait le texte même de l'article 1er de la Charte de l'environnement, texte intégré dans le bloc de constitutionnalité en 2005.

 

La jurisprudence constitutionnelle

 

Contrairement à ce qui a été parfois affirmé dans un enthousiasme bien excusable, le juge des référés n'a pas réellement reconnu une nouvelle "liberté fondamentale", puisque la Charte de l'environnement et son article 1er ont déjà valeur constitutionnelle. Dès une décision du 19 juin 2008, le Conseil constitutionnel affirmait déjà que "l'ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement a valeur constitutionnelle", avant d'élargir en 2014 le corpus constitutionnel aux sept alinéas qui la précèdent. 

Quant au "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé", il peut être invoqué à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) depuis la décision du 8 avril 2011. Plus récemment, dans une décision du 10 décembre 2020, le Conseil a précise que les limites portées par la loi à ce droit ne sauraient être liées qu'au respect d'exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi.

Considérée à la lumière de la jurisprudence constitutionnelle, l'audace du juge des référés du Conseil d'État apparaît plus modérée. Alors que les requérants pouvaient invoquer le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" devant le Conseil constitutionnel depuis 2011, ils peuvent désormais l'invoquer en référé devant le juge administratif, onze ans plus tard. 

 

 

Voutch. 2019


La "liberté fondamentale"

 

Pour mesurer l'impact de cette décision, il faut tout de même s'interroger sur la notion de "liberté fondamentale" employée par le juge des référés, le Conseil constitutionnel se bornant à mentionner le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé"et à rappeler sa valeur constitutionnelle. 

Le Conseil d'État ne reprend évidemment pas cette notion de "liberté fondamentale" dans le sens où l'entendait Louis Favoreu. Il considérait que les seules "libertés fondamentales" étaient celles qui avaient valeur constitutionnelle, soit qu'elles figurent dans les textes constitutionnels, soit qu'elles aient été consacrées par le Conseil constitutionnel. Les autres libertés, par exemple celles consacrées par le législateur, étaient considérées comme moins "fondamentales" et, à dire vrai, peu dignes d'intérêt.

Le juge des référés ne prend aucune position doctrinale. Il se borne à mettre en oeuvre l'article L 521-2 du code de la justice administrative qui confère au juge des référés la compétence pour ordonner "toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle une personne morale de droit public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. La notion de liberté fondamentale ne renvoie donc, en droit administratif, qu'au seul contentieux de l'urgence. On mesure donc que l'ordonnance du 20 septembre 2022 ne consacre pas, in abstracto, une nouvelle liberté. Elle se limite à élargir le seul champ des libertés susceptibles d'être protégées par référé. Autrement dit, si le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" peut être invoqué devant le juge des référés, rien ne dit qu'il puisse, du moins pour le moment, être utilisé dans le cadre d'une requête en indemnisation.

 

Une décision sur la recevabilité des requêtes


Devant le Conseil constitutionnel, le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" sert à fonder une QPC. Devant le Conseil d'État, il sert à fonder un référé-liberté. Ce n'est pas rien évidemment, mais que deviennent ces contentieux, une fois qu'ils ont jugés recevables ?

Dans la décision QPC du Conseil constitutionnel du 8 avril 2011, les requérants n'ont pas obtenu l'abrogation d'une disposition législative qui interdit à une personne s'estimant victime d'un trouble anormal de voisinage d'engager, sur ce fondement, la responsabilité de l'auteur des nuisances dues à une activité agricole ou industrielle. Pour ce qui est de l'ordonnance de référé du 20 septembre 2020, les requérants sont des scientifiques, également militants écologistes, qui demandent la suspension de travaux de modification du tracé d'une route départementale. Ces travaux porteraient des dommages irréversibles à l'habitat des espèces protégées qu'ils étudient. Si le juge des référés ne prend pas la peine de nous dire de quelles espèces il s'agit, il se borne à affirmer qu'"aucun enjeu de conservation notable n'a pu être identifié". L'atteinte irréversible à ces espèces n'est pas démontrée, et les travaux ne sont pas suspendus.

A ce jour, le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" n'a donc jamais permis de donner satisfaction à un requérant. Certes, on peut se réjouir que le juge des référés ait ainsi intégré une 59è liberté parmi celles susceptibles de fonder un référé. Mais, dans cette liste, quelles sont les libertés qui offrent au requérant de véritables chances d'obtenir la suspension d'une décision ? Certes, cette reconnaissance de la recevabilité du recours peut être le premier vers une évolution ultérieure. Dans un an ou dans dix ans, une requête pourra peut-être aboutir à une suspension, ou pas. Cette promesse en un avenir jurisprudentiel meilleur ressemble un peu à une promesse électorale : elle n'engage que ceux qui y croient.


Référé-liberté : Chapitre 3 section 2, § 2 B du manuel de libertés sur internet

 

mardi 20 septembre 2022

Les Invités de LLC : Patrick Ramaël. L'O.P.J. et les deux corps du Roi

LLC a choisi de reproduire l'article signé de Patrick Ramaël et publié sur son excellent blog "memOPJ".  Cette première étude du projet de réforme de la police judiciaire envisagé par le ministre de l'Intérieur plante ainsi le décor d'un débat qui va se développer dans les semaines qui viennent.

Patrick Ramaël est avocat au barreau de Paris, magistrat honoraire, et auteur du blog de procédure pénale memopj.fr



Patrick Ramaël

L'O.P.J. et les deux corps du Roi


 

 

La réforme de la police judiciaire voulue par le ministre de l’Intérieur et la mort récente de la Reine Elisabeth II me font penser à la formule des « deux corps du Roi » de l’historien allemand Ernst Kantorowicz, analysant l’Angleterre des Tudor au XV siècle. Elle permet d’expliquer la fiction juridique « le Roi est mort, vive le Roi ».  Le souverain dispose en effet de deux corps : un corps charnel, qui peut mourir, et un corps politique qui, lui, est immortel.

 

La comparaison avec la police judiciaire est certes audacieuse mais réfléchissons un peu. Il y a deux corps chez un policier qui a la qualité d’officier de police judiciaire (O.P.J) : le policier, soumis à une hiérarchie classique qui peut lui donner des ordres de faire ou de ne pas faire, et l’officier de police judiciaire, investi, à titre personnel, de pouvoirs propres qu’il met en œuvre, sous le seul contrôle des magistrats, dont il constitue, en quelque sorte, le prolongement.

 

La loi prévoit d’ailleurs que cette qualité d’O.P.J. est perdue lorsque le policier exécute une mission de police administrative : "l'exercice de ces attributions est momentanément suspendu pendant le temps où ils participent, en unité constituée, à un opération de maintient de l'ordre" (article 20 du code de procédure pénale). On voit donc le caractère spécifique de la police judiciaire qui explique les réactions au projet de faire passer les O.P.J. sous le contrôle du préfet. 

 

La consultation du site du ministère de l’Intérieur, avec l’interrogation « police judiciaire » mentionne : « aucune actualité trouvée ». Et pourtant…

 

Des enquêteurs de police judiciaire ont créé, il y a quelques jours, une « association nationale de la police judiciaire » (ANPJ) pour s’opposer au projet de réforme du ministre de l’Intérieur qui prévoit de placer, sous l’autorité d’un Directeur départemental de la Police nationale, lui-même dépendant du Préfet, tous les services de police du département (Sécurité publique, Police judiciaire, Renseignement et Police aux frontières). Ils indiquent que la dilution des effectifs de la Police judiciaire dans ceux de la Sécurité publique sera sans grand effet sur le traitement de la délinquance de masse (de la compétence de la Sécurité publique) mais affaiblira la lutte contre la grande criminalité qui ne s’arrête pas aux frontières d’un département.

 

L’Association française des magistrats instructeurs (AFMI) a apporté son soutien à cette initiative en dénonçant « la fin annoncée de la police judiciaire »

 

Le Procureur général près la Cour de cassation, lui-même, met en garde contre une réforme « porteuse d’un certain nombre de dangers ».

 

Que penser de cette réforme ? Il faut la replacer dans l’histoire récente de la police judiciaire.

 

 

 

Janus bifrons. Musée du Vatican
 

 

 

Les causes du déclin de la police judiciaire

 

 

Magistrat honoraire depuis peu, je voudrais apporter, modestement, mon regard sur la police judiciaire, fruit de mon expérience de magistrat pénaliste pendant plus de quarante ans.

 

Je n’ai pas vu arriver, en 1995, la « réforme des corps et carrières » qui a été le début de l’abaissement, pour des raisons budgétaires, de la police judiciaire. Cette réforme majeure a fusionné la police en tenue et la police en civil. C’était la fin des inspecteurs de police. Jusqu’alors, schématiquement, les policiers en uniforme et képi s’occupaient de la tranquillité publique et les policiers en civil de l’arrestation des criminels et délinquants. En termes juridiques les premiers, en tenue, faisaient de la police administrative et les seconds, en civil, de la police judiciaire. Ensuite, des suppressions importantes de postes de commissaires de police et de fonctionnaires de police appartenant au corps de commandement et d’encadrement ont conduit à l’attribution de la qualité d’OPJ aux gardiens de la paix. Cette réforme a entraîné, selon une note interne de la DGPN transmise au ministre de l'Intérieur le 1er septembre 2021, « une baisse préoccupante de la qualité des procédures » souvent soulignée « à raison par les magistrats », sur laquelle tout le monde s’accorde aujourd’hui.

 

J’ai assisté, en 2009, au rattachement de la Gendarmerie au ministère de l’Intérieur, officiellement voulu pour les mêmes raisons budgétaires. Un récent rapport de la Cour des comptes montre que cette idée avait été initiée du temps de Nicolas SARKOZY, ministre de l’intérieur, en 2002, sans aucune étude d’impact préalable. Le rapport conclut à des synergies opérationnelles limitées entre les deux forces de sécurité, des gains de mutualisation difficiles à apprécier et un rattachement qui a bénéficié aux personnels mais a réduit les marges budgétaires de la Gendarmerie.

 

Dans la réforme projetée par l’actuel ministre de l’Intérieur, on retrouve la même façon de procéder : pas d’étude sérieuse préalable et pas de concertation vraie avec les différents professionnels concernés. Il existe pourtant de nombreux spécialistes, dont des universitaires, qui pourraient utilement apporter leurs idées. 

 

 

Quels pourraient être les remèdes au déclin de la police judiciaire ?

 

 

Deux réformes sont indispensables pour redonner efficacité à cette fonction fondamentale de l’enquête pénale dans un État de droit.

 

D’abord, une réforme juridique. La lourdeur et la complexité de la procédure pénale sont devenues un frein aux enquêtes.

 

Il faut donc refonder notre procédure pénale. Mais c’est un chantier qui fait peur car il touche aux libertés publiques et les affrontements idéologiques sont redoutés. Il faut rechercher le point d’équilibre, qui fera consensus, entre les pouvoirs donnés à la police et les libertés des citoyens. Pour cela il faut imaginer la procédure pénale que vous aimeriez pour vous, que vous soyez victime ou suspect, chacun de nous pouvant se retrouver, à un moment ou un autre de sa vie, dans l’une de ces catégories. Vous verrez que la juste mesure sera trouvée, et que la procédure sera simplifiée.

 

Ensuite, il faut fournir des outils informatiques qui facilitent le travail des enquêteurs en les dégageant des tâches de bureautique. Je me suis risqué à imaginer, à la manière de Jules VERNE, la police judiciaire du futur en citant le physicien danois Niels BOHR dont je partage l’adage : « ce n’est pas en améliorant la bougie qu’on a inventé l’électricité ».

 

De cette manière du temps d’enquête sera redonné aux enquêteurs, qu’il s’agisse de ceux de la Sécurité publique, qui sont noyés actuellement, ou de ceux de la Police judiciaire à qui il faut laisser leur spécificité.

 

Le projet tel qu’il est conçu revient à noyer un service spécialisé dans un service généraliste. Imagine-t-on, pour renforcer un service d’urgence débordé dans un hôpital, supprimer un service spécialisé en chirurgie ?

 

Le seul mérite de ce projet de réforme annoncée est de fédérer, en réaction, enquêteurs et magistrats et de lancer un débat qui concerne tous nos concitoyens : quelle police judiciaire voulons-nous ?

 

 




 




vendredi 16 septembre 2022

Épouses et enfants des Djihadistes : Une procédure à inventer


Dans sa décision de Grande Chambre du 14 septembre 2022, H. et F. c. France, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la procédure d'examen des demandes de rapatriement des filles et petits-enfants des requérants, retenus dans les camps du nord-est de la Syrie, tenus par les Kurdes. Comme toujours dans le cas des sujets fortement médiatisés, les réactions sont pour le moins tranchées. Certains se réjouissent du "camouflet" infligé à la France, d'autres font observer que la Cour n'impose en aucun cas, le rapatriement des filles et petits enfants des requérants. 

La sanction repose en effet sur la procédure suivie par le gouvernement français. Alors que celui-ci considérait que la décision de rapatriement constituait un acte de gouvernement dépourvu de procédure particulière et d'obligation de motivation, la CEDH impose au contraire la mise en oeuvre d'une procédure contradictoire, la motivation de la décision, et le respect du droit au recours.

 

La juridiction de la France

 

L'une des premières difficultés de l'arrêt réside dans la mise en oeuvre de l'article 1er de la Convention européenne, aux termes duquel "les hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis par la présente Convention". Les femmes et enfants dont on demande le rapatriement relèvent-ils de la "juridiction" de la France ? 

En principe, la juridiction d'un État est principalement territoriale, et le gouvernement français a soutenu devant la CEDH que la France n’exerce aucun contrôle effectif sur le nord-est syrien : d'une part, les camps qui y sont installés se trouvent hors de l’espace juridique de la Convention, d’autre part, les autorités qui les administrent ne se trouvent pas dans un rapport de dépendance vis-à-vis de la France. Ces principes ont été rappelés dans l'arrêt Géorgie c. Russie du 21 janvier 2021. En l'espèce, il n'est contesté par personne que la France n'exerce aucun contrôle sur la zone dans laquelle les femmes et enfants de Djihadistes sont détenus.

Ce principe connaît toutefois des exceptions et la CEDH considère que certaines circonstances exceptionnelles permettent de conclure à  un exercice extraterritorial par l’État concerné de sa juridiction, notamment lorsqu'il a le contrôle du territoire concerné ou que des personnes, par exemple les agents diplomatiques, sont placées sous son autorité. En revanche, le simple fait d'avoir déposé une demande de visa au consulat de l'État défendeur ne suffit pas à placer l'intéressé sous sa juridiction, comme l'affirme notamment l'arrêt M. N. c. Belgique du 5 mai 2020. La Cour européenne considère donc que le simple fait d'avoir déposé une demande de rapatriement ne permet de déduire que ces personnes détenues dans les camps kurdes sont sous la juridictionde la France.

 

I want to go home. Johny Cash. 1959
 


L'article 3 écarté


La CEDH affirme ainsi que le refus d'intervention de l'État français ne constitue pas une omission qui pourrait être analysée comme un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention.

D'une part, et il ne s'agit-là que d'une application de la jurisprudence M. N. c. Belgique, le simple fait qu'une décision prise par l'État ait un impact sur la situation de personnes résidant, ou retenues, à l'étranger, ne suffit pas à établir la juridiction de l'État hors de son territoire.  

D'autre part, la Cour observe que des rapatriements ont été effectués entre 2019 et 2021, ce qui montre l'exercice d'un contrôle sur les ressortissants détenus dans les camps syriens. Mais la Cour insiste aussi sur le fait qu'aucune disposition du droit interne, ni du droit international, n'impose à l'État de rapatrier ses ressortissants. C'est particulièrement vrai, lorsqu'ils ont commis des infractions dans l'État étranger qui a l'intention de les juger. Comme le rappelle l'arrêt M. et autres c. Italie et Bulgarie du 31 juillet 2012, la Convention européenne ne garantit aucun droit à la protection diplomatique ou consulaire.

Enfin, la CEDH oppose aux requérants le simple principe de réalité. Elle veut bien reconnaître que la situation des familles des Djihadistes ne relève pas des situations classiques en matière de protection diplomatique et consulaire, et que seule la France est susceptible de leur porter assistance. Mais il est clair qu'elle doit négocier ce rapatriement avec les autorités locales, en l'occurrence les acteurs non-étatiques que constituent les milices kurdes, ainsi que les autorités syriennes. Compte tenu de cette situation bien particulière, la Cour refuse de considérer que le seul refus opposé aux requérants de rapatrier leurs proches a pour effet de les placer sous la juridiction de la France. Ce même refus ne peut donc être, en soi, constitutif d'un traitement inhumain ou dégradant.

 

L'absence de droit au rapatriement

 

Pour sanctionner la France, la CEDH se place donc sur un autre fondement, qui n'avait pas précisément la préférence des requérants. Il s'agit de l'article 3 § 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne, qui énonce que "nul ne peut être privé d'entrer sur le territoire dont il est le ressortissant". Ce droit est purement négatif, et il impose à l'État de ne pas prendre de mesures de nature à empêcher un Français de rentrer en France. 

En revanche, l'État n'est pas tenu de prendre des mesures concrètes pour assurer un rapatriement. En l'espèce, la situation est d'ailleurs rendue plus délicate par le fait que les épouses des Djihadistes sont retenues dans des camps contrôlés par des groupes non-étatiques et que la France n'a pas d'agent consulaire en Syrie. Elles ne sont donc pas éligibles à réclamer un droit à l'assistance consulaire. De tous ces éléments, la Cour déduit l'absence de droit au rapatriement, lequel d'ailleurs ne fait pas l'objet d'un consensus au sein des États parties à la Convention européenne des droits de l'homme. Il faut bien reconnaître que, sur ces points, la CEDH se borne à reprendre les règles classiques du droit international.


Des obligations de procédure

 

L'arrêt du 14 septembre 2022 se montre toutefois plus innovant, lorqu'il entre dans les détails et s'intéresse aux procédures de gestion des demandes de rapatriement. 

Ce point était en effet une zone d'ombre du droit français. La position du juge des référés du tribunal administratif était assez bien résumée dans deux ordonnances du 9 avril 2019. Le refus de rapatriement y était présenté comme un acte de gouvernement concernant les relations extérieures de la France. Cela signifie concrètement que la décision n'est soumise à aucune procédure particulière et qu'elle n'est susceptible d'aucun recours.

La CEDH estime toutefois que le pouvoir discrétionnaire de l'État peut certes s'exercer, mais dans le respect de l'État de droit. Des procédures doivent exister pour prévenir tout arbitraire, finalité qui est d'ailleurs celle de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme dans son ensemble, comme l'affirme l'arrêt Grzeda c. Pologne du 15 mars 2022. Ce principe trouve d'autant plus à s'appliquer dans des circonstances exceptionnelles qui justifient que des garanties contre l'arbitraire soient, en quelque sorte, renforcées.

En l'espèce, l'existence de circonstances exceptionnelles ne fait aucun doute, et la CEDH énumère un certain nombre d'éléments en ce sens. D'abord, le fait que les camps soient sous l'autorité de milices kurdes rend difficile l'exercice de la protection diplomatique, au point que l'on se rapproche d'une zone de non-droit. Ensuite, les conditions de vie dans ce camps emportent de multiples violations du droit humanitaire, les enfants étant les premières victimes de cette situation. Enfin, jusqu'à aujourd'hui, aucun tribunal ni aucune mission d'inspection internationale n'a été mandatée pour se prononcer sur le sort des femmes ainsi détenues. Tout ce que l'on sait est que la plupart d'entre elles font l'objet d'un mandat d'arrêt et qu'elles devraient être présentées à un juge d'instruction dès leur éventuel retour sur le territoire français. Enfin, différentes organisations internationales, dont les Nations Unies, ont appelé les États à rapatrier leurs ressortissants, intérêt qui témoigne du caractère exceptionnel de la situation.

La CEDH opère, selon sa jurisprudence Tagayeva c. Russie du 13 avril 2017, une distinction entre les décisions des États. Celles qui relèvent des choix politiques de la lutte contre le terrorisme ne sauraient faire l'objet d'un contrôle. En revanche, l'action plus concrète des autorités, lorsqu'elle a un impact sur le respect des droits protégés, peut donner lieu à contrôle. En l'espèce, l'examen d'une demande de retour relève de la seconde catégorie, et doit donc être entouré de garanties procédurales. La CEDH estime qu'une telle demande "doit pouvoir faire l’objet d’un examen individuel approprié, par un organe indépendant et détaché des autorités exécutives de l’État, sans pour autant qu’il doive s’agir d’un organe juridictionnel". Cela implique que la décision finale, surtout s'il s'agit d'un refus de rapatriement, soit motivée, le cas échéant au regard de l'intérêt supérieur de l'enfant. Le droit au recours doit également être garanti, ce qui suppose que la théorie de l'acte de gouvernement soit en l'espèce abandonnée, mettant fin à l'irrecevabilité des requêtes.

La CEDH contribue ainsi au lent grignotage de l'acte de gouvernement, déjà engagé depuis bien longtemps par le droit interne. On peut évidemment déplorer que l'intervention du juge européen ait été nécessaire pour que la procédure devienne moins opaque et intègre le respect du principe contradictoire. Il n'en demeure pas moins que la décision n'a vraiment rien de révolutionnaire et la victoire des requérants pourrait demeurer symbolique. Rien n'interdit en effet de refuser le rapatriement, par exemple si l'état civil et la nationalité des enfants ne sont pas clairement établies. 

On doit toutefois constater une évolution plutôt positive. Les contentieux dans ce domaine, plus ou moins instrumentalisés par des organisations non gouvernementales et associations de protection des droits de l'homme, donnent lieu à une importante médiatisation. A l'inverse, les rapatriements deviennent de plus en plus nombreux, et se déroulent dans la plus grande discrétion. C'est ainsi que seize femmes et trente-cinq enfants ont été rapatriés en juillet 2022. Parmi ces femmes, la veuve d'un terroriste du Bataclan dont on peut regretter qu'elle n'ait pas témoigné au procès. En tout cas, les choses avancent tranquillement, à un rythme qui n'est pas celui de la presse ni des ONG.

 


lundi 12 septembre 2022

Don du sang et fichage des homosexuels


On pourrait penser que l'arrêt Drelon c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 8 septembre 2022 n'a plus aucun intérêt. La France est en effet sanctionnée pour un fichage des homosexuels réalisé par l'Établissement français du sang (ÉFS), pratique qui a pris fin avec un arrêté du 11 janvier 2022. Les directives de l'OMS, notamment celles du 23 mai 2005 et du 21 mai 2010 ne sont pourtant pas remises en cause. Elles encouragent les États membres à sélectionner les candidats au don de sang sur le fondement de critères stricts, afin de ne retenir que ceux qui présentent peu de risque de porter un agent pathogène transmissible par le sang, notamment le virus du Sida. L'arrêté du 11 janvier 2022 ne revient pas sur le principe d'une sélection, mais elle n'est plus effectuée en fonction du genre ou de l'orientation sexuelle. Elle repose désormais sur le recours à certaines pratiques comme le multi-partenariat ou la sexualité tarifée.

L'arrêt Drelon c. France conserve toutefois tout son intérêt, car il met en lumière la violation de la vie privée garantie par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qu'entrainent la collecte et la conservation de données relative à l'orientation sexuelle. Il ne s'agit pas de consacrer un droit au don du sang, mais bien davantage de s'assurer de la régularité de la procédure qui organise la sélection des donneurs.

 

Données sensibles et vie privée

 

Depuis l'arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987, la Cour reconnait régulièrement que les données relatives à la vie privée d'une personne entrent dans le champ de l'article 8. Au coeur de cette "vie privée" figurent évidemment les éléments liés à la vie sexuelle. Comme en toute matière touchant à la vie privée, l'article 8 autorise les États à collecter et conserver des informations sensibles si ce fichage est prévu par la loi, poursuit un but légitime et apparaît nécessaire dans une société démocratique. Dans l'arrêt de Grande Chambre S. et Marper c. Royaume-Uni du 4 décembre 2008, la CEDH précise que le consentement de la personne au fichage, ainsi que la finalité du traitement, sont des éléments d'appréciation essentiels pour mesurer le degré d'autonomie de l'État dans ce domaine. C'est d'ailleurs le droit commun en la matière, et il est désormais acquis que le droit interne doit garantir que les données traitées sont pertinentes et non excessives par rapport à la finalité de leur enregistrement.

En l'espèce, M. Drelon avait refusé, en 2004, de répondre au questionnaire préalable au don du sang, portant notamment sur sa vie sexuelle. De ce refus de réponse, l'ÉFS avait déduit son homosexualité, lui interdisant donc de donner son sang. 

 


 

 

Le cadre légal

 

En soi, la procédure de sélection des donneurs par l'EFS reposait sur un cadre légal très clair. L'article 8, II, 6° de la loi du 6 janvier 1978, dans sa rédaction applicable à l'époque du litige, permettait à l'État de faire exception au principe d'interdiction de tout traitement comportant des données relatives à la santé ou à la vie sexuelle des personnes, pour des motifs précisément de santé publique. La directive européenne du 27 janvier 2003 imposait, quant à elle, une procédure d'examen et de sélection des donneurs, contrainte qui s'est traduite en France par un arrêté du 10 septembre 2003 créant un dossier informatisé au donneur comprenant les éventuelles contre-indications au don. Aux yeux de la CEDH, la procédure de sélection des donneurs et le fichage des données relatives à la vie sexuelle des personnes était donc bien "prévue par la loi".

La légitimité du but poursuivi ne mérite guère que l'on s'y attarde. Le nombre de personnes contaminées par des virus sanguins ou le Sida après une transfusion de produits sanguins a été considérable, jusqu'à ce que les techniques d'élimination des agents pathogènes par le chauffage du sang soient connues, et généralisées. Encore aujourd'hui, le risque n'est pas totalement inexistant, en raison du délai de contamination. Le but poursuivi par le fichage relève donc d'un impératif de santé publique incontestable.

L'analyse est plus délicate en matière de nécessité de cette ingérence dans la vie privée des personnes. La CEDH commence par reconnaître que la collecte et la conservation des résultats de la sélection des candidats au don du sang sont des procédures qui contribuent à garantir la sécurité transfusionnelle. Mais, pour juger si l'ingérence dans la vie privée était proportionnée à ce but, la CEDH contrôle les garanties offertes par la législation interne.

 

L'absence de garanties suffisantes

 

Sur ce point, l'article 5 de la Convention de 1981 relative à la protection des données impose que les informations collectées et stockées soient exactes, éventuellement mises à jour, pertinentes, et que leur durée de conservation ne dépasse pas celle qui est strictement nécessaire. En l'espèce, cet examen est particulièrement rigoureux, dans la mesure où il n'est pas contesté que M. Drelon n'a pas explicitement consenti au fichage. 

La CEDH sanctionne précisément ce manque de rigueur dans la collecte. En effet, M. Drelon s'est vu appliquer une contre-indication propre aux homosexuels, au seul motif qu'il avait refusé de répondre aux questions portant sur sa sexualité. La Cour en déduit donc que le stockage des données repose sur des spéculations et non pas sur un base factuelle avérée. Sur le plan juridique, elle ne fait qu'appliquer le principe rappelé dans l'arrêt Khelili c. Suisse du 18 octobre 2011, selon lequel il appartient aux autorités de prouver l'exactitude des données collectées et conservées. 

Elle observe d'ailleurs que les données concernant M. Drelon n'ont jamais été mises à jour en dépit de ses demandes réitérées, l'intéressé ayant même porté plainte pour atteinte à sa vie privée. Surtout, l'irrégularité fondamentale de la procédure appliquée à M. Drelon réside dans le fait que le refus de réponse était prévu, et qu'il suffisait d'en garder trace pour justifier un refus de don. Il n'était donc pas nécessaire de présumer l'homosexualité du requérant.

Par ailleurs, la Cour observe que les textes en vigueur en 2004 montraient que la durée de conservation de données très sensibles excédait largement celle qui était nécessaire aux finalités du traitement. En effet, l'ÉFS prévoyait de conserver les données jusqu'en 2078, ce qui signifiait que, dans le cas du requérant, elles seraient stockées pendant soixante-quatorze ans. Il s'agissait évidemment de permettre une utilisation répétée de ces informations, jusqu'à ce que les éventuels donneurs de sang soient totalement dissuadés. Il n'empêche que le fichier ne prévoyait même pas de procédure de révision, ce qui constituaient une atteinte directe à la loi du 6 janvier 1978 et à la Convention de 1981.

La CEDH sanctionne donc la procédure pour violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Observons en même temps qu'un second recours dirigé contre le décret du 5 avril 2016 qui modifiait les conditions du don du sang n'a pas prospéré devant la CEDH, car il n'était évidemment pas applicable à l'époque du fichage concernant le requérant. Quoi qu'il en soit, la décision de la Cour intervient à une époque où elle peut se permettre de faire preuve de libéralisme. Les techniques de chauffage du sang, désormais mises en oeuvre pour toutes les transfusions, permettent désormais aux homosexuels comme tout le monde. A l'issue de l'analyse, on peut se demander si les progrès de la médecine n'ont pas eu davantage d'influence que la CEDH dans la fin d'une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle.


Sur l'orientation sexuelle, élément de la vie privée : Chapitre 8, section 1, § 2 du manuel de libertés sur internet.


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vendredi 9 septembre 2022

La Cour des comptes au secours des lanceurs d'alerte


La Cour des comptes inaugure, en septembre 2022, une nouvelle plateforme sur son site internet. Elle est directement ouverte aux internautes pour qu'ils puissent signaler les "irrégularités" ou les "dysfonctionnements" dont ils pourraient avoir connaissance en matière de gestion publique. Il s'agit donc de permettre des signalements, y compris anonymes, concernant les institutions publiques contrôlées par la Cour des comptes ou par les Chambres régionales des comptes. Bien entendu, la Cour précise que "tout signalement fera l'objet d'une analyse rigoureuse" et que cette procédure n'est ouverte qu'à celles et ceux qui ont eu "personnellement connaissance" de ces conduites ou situations contraires à l'intérêt général. Cette seconde condition a pour objet d'écarter les dénonciations purement militantes destinées davantage à sensibiliser l'opinion publique à une cause plutôt qu'à sanctionner des violations de la loi.

L'initiative s'inscrit ainsi dans un processus, d'ailleurs très lent, de construction du cadre juridique indispensable à l'activité des lanceurs d'alerte.

 

Le lanceur d'alerte

 

Le lanceur d'alerte est défini, depuis la loi du 21 mars 2022, comme « une personne physique qui révèle ou signale, sans contrepartie financière et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l'intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international (…), du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement". Dans tous les cas, le lanceur d’alerte n’est pas un délateur, mais un informateur qui agit, ou au moins croit agir, dans l'intérêt général. Dans un arrêt Soares c. Portugal du 21 juin 2016, la CEDH précise que la bonne foi de l’intéressé constitue l’élément essentiel pour qu’il puisse être qualifié de lanceur d’alerte. 

 

Si la définition du lanceur d'alerte est aujourd'hui à peu près claire, il n'en est pas de même de la procédure qui organise son intervention. Le législateur ne porte qu'un intérêt modeste à son rôle et à sa protection, quand il ne lui met pas franchement des bâtons dans les roues.

 

Un intérêt modeste

 

Des textes ponctuels sont intervenus, n'abordant la question des lanceurs d'alerte qu'indirectement. La loi du 14 novembre 2016 place ainsi les journalistes à l'abri d'éventuelles poursuites pour recel d'une information divulguée par un lanceur d'alerte. Cette disposition, comme d'ailleurs l'essentiel du droit sur le secret des sources, protège toutefois le journaliste, et non pas sa source. Quant à la loi du 30 juillet 2018 mettant en oeuvre la directive "secret des affaires", elle pose une exception à ce secret en faveur des lanceurs d'alertes. Encore faut-il que l'intéressé soit poursuivi pour atteinte à ce secret spécifique et non pas sur un autre fondement. De ces textes éclatés, on ne peut déduire l'existence d'une volonté affirmée de protéger les lanceurs d'alerte et de les mettre à l'abri d'éventuelles représailles.

 


 Sa Majesté a-t-elle bien reçu ma lettre anonyme ?

La Folie des Grandeurs. Gérard Oury. 1971

 

Protéger ou empêcher ? 

 

Les deux lois du 21 mars 2022, une loi ordinaire et une loi organique, ont été présentées comme un pas en avant important, avec enfin une approche globale de l'activité des lanceurs d'alerte. La première vise à "améliorer la protection des lanceurs d'alerte", la seconde à "renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d'alerte".

Désormais, les entreprises ou services de plus de cinquante salariés doivent impérativement prévoir, dans leur règlement intérieur, une procédure de signalement. Elle se déroule d’abord devant le supérieur hiérarchique, puis, en cas d’insuccès, devant l'autorité administrative ou judiciaire. Les promoteurs de cette législation ont évidemment insisté sur le fait que le lanceur d'alerte se voyait ainsi offrir la possibilité de s'adresser à un interlocuteur objectif chargé d'assurer sa protection durant la procédure. Certes, mais reconnaissons qu'il faut bien du courage pour signaler une irrégularité à son supérieur hiérarchique. Le risque de représailles, allant du harcèlement au licenciement en passant par la placardisation, est loin d'être exclu.

La réponse du législateur n'est guère de nature à rassurer. La loi du 21 mars 2022 offre en effet une voie alternative, consistant en la saisine du Défenseur des droits, compétent pour recueillir et traiter le signalement. Là encore, la procédure se caractérise par une certaine dérive bureaucratique. C'est ainsi que le Défenseur des droits dispose d'un délai de six mois pour reconnaître la qualité de lanceur d'alerte à l'auteur du signalement, délai qui doit sembler particulièrement long à l'intéressé. De même, a-t-il un rôle d'orientation qui lui impose de renvoyer, si les conditions sont réunies, la plainte à la procédure hiérarchique de droit commun. Les représailles risquent alors d'être particulièrement redoutables.

La plateforme mise en place par la Cour des comptes ne remet pas en cause l'ensemble de ces procédures, car on doit rappeler qu'elle ne concerne que son champ de compétence, c'est-à-dire la gestion publique. Les entreprises ne sont qu'indirectement concernées à travers les contrats qu'elles passent avec les institutions publiques.


L'anonymat

 

Dans ce cadre plus étroit, la plateforme présente toutefois l'avantage de la rapidité, et aussi celui de l'anonymat. La procédure est à rapprocher de celle prévue par l'article 706-58 du code de procédure pénale. Dans l'hypothèse où un témoignage dans une affaire portant sur un crime ou un délit puni d'au moins cinq ans d'emprisonnement risque de mettre en danger la vie ou l'intégrité d'une personne, ou des membres de sa famille, le juge des libertés de la détention peut autoriser le procureur ou le juge d'instruction à auditionner un témoin sans que son nom apparaisse dans le dossier.

La situation est évidemment un peu différente, mais la philosophie est identique dans les deux cas. L'anonymat pour objet d'une part de protéger l'intéressé des représailles des auteurs des infractions, d'autre part de permettre que ces derniers soient poursuivis, à l'issue d'une enquête minutieuse. Il ne s'agit pas de délation, mais plus simplement de dénonciation de malfaiteurs. Dans les deux cas, l'identité de l'informateur demeure confidentielle, mais elle n'est pas inconnue des autorités chargées de l'enquête.

La plateforme de la Cour des comptes a donc de bonnes chances de devenir l'instrument privilégié des lanceurs d'alerte, en matière de gestion publique. Ils se sentiront certainement plus en sécurité. On ne peut s'empêcher de penser que les textes du 21 mars 2022 se présentaient comme protecteurs des lanceurs d'alerte de manière purement cosmétique. Leur effet n'est-il pas plutôt de dissuader une démarche visant à dénoncer des infractions "en col blanc" en la réintégrant au coeur de la hiérarchie de l'entreprise ou du service ? La Cour des comptes contourne l'obstacle et offre un nouvel espoir aux lanceurs d'alerte. A l'heure où on s'interroge beaucoup sur les marchés publics passés avec certains cabinets de conseil, l'initiative ne manque pas d'intérêt.



mardi 6 septembre 2022

CEDH : Le joint thérapeutique n'est pas un droit


L'arrêt Thörn c. Suède rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 1er septembre 2022 écarte l'idée que la culture du cannabis et sa consommation, à des fins purement personnelles, puisse être considérée comme un droit attaché à la vie privée. Elle valide donc l'amende infligée au requérant, resté gravement handicapé après un accident intervenu en 1994. Ses souffrances se sont aggravées à partir de 2010 et les anti-douleurs habituellement prescrits par les médecins se révélaient peu efficaces dans son cas. Quant au cannabis médical, qui existe en Suède, il ne pouvait y prétendre car son usage était réservé aux patients atteints de sclérose en plaques. 

Il a donc choisi, sans aucune prescription médicale, de le cultiver lui-même, afin d'assurer sa consommation personnelle. Il déclare que ses douleurs se sont rapidement estompées, au point qu'il a pu reprendre un travail à temps plein. Mais il n'empêche que la culture du cannabis, comme sa consommation, demeurent également illicites en Suède. M. Thörn a finalement été condamné, très modestement, à une peine de quarante jours-amende, soit la somme approximative de 520 €.

Devant la CEDH, il invoque l'ingérence disproportionnée dans sa vie privée qu'entraîne sa condamnation . L'affaire est intéressante, dans la mesure où elle ne concerne pas la légalité de la production ou de la consommation du cannabis. Nul ne conteste, pas même le requérant, qu'il a commis des actions illégales en droit suédois. En revanche, il a invoqué vainement devant les juges le fait qu'il ait agi poussé par la nécessité et sans nuire à autrui. La question posée à la Cour est donc plutôt de savoir si le fait de ne pas avoir exonéré le requérant de sa responsabilité pénale emportait une ingérence disproportionnée dans sa vie privée.

 


Lucy in the Sky with Diamonds. Beatles. 1967

 

L'arrêt A.M. et A. K. c. Hongrie

 

La question avait déjà été soulevée devant la CEDH, mais la décision A.M. et A.K. c. Hongrie du 4 avril 2017 s'était traduite par une irrecevabilité. En effet, les requérants, connaissant des problèmes de santé comparables à ceux dont souffre M. Thörn, ne s'étaient pas donné la peine de discuter avec leur médecin d'un éventuel usage du cannabis thérapeutique, traitement accessible en Hongrie. Sans doute peu doués pour le jardinage, ils s'étaient bornés à acheter du cannabis sur internet. Aux yeux de la Cour, la requête était irrecevable, car les requérants ne faisaient état d'aucune opinion médicale informée sur leur éventuel besoin d'un traitement de ce type.

Observons qu'en tout état de cause, la Cour laisse aux États une très large marge d'appréciation dans ce domaine. Comme elle l'affirme dans l'arrêt Vavricka et autres c. République tchèque du 8 avril 2021, les autorités de l'État sont mieux placées que le juge européen pour ce qui est dans l'intérêt public, social ou économique de leur population. La CEDH se borne alors à s'assurer que les choix qui sont faits ne sont pas dépourvus de fondement raisonnable. En l'espèce, la CEDH observe qu'il n'existe pas de réel consensus européen sur cette question, consensus qui aurait pu réduire quelque peu cette marge d'autonomie des États.

 

L'exonération de responsabilité pénale et la vie privée

 

Il n'est pas contesté que l'amende infligée à M. Thörn était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, c'est-à-dire la protection de la santé publique. La question essentielle était donc de savoir si l'ingérence dans la vie privée de M. Thörn était "nécessaire dans une société démocratique". Comme il a été rappelé, les juges suédois n'ont pas cherché si l'interdiction du cannabis emportait une atteinte excessive dans la vie privée du requérant, mais se sont limités à rechercher si le refus d'exonération de responsabilité pénale ou de dispense de peine qui lui a été opposé emportait, lui, une telle atteinte.

En l'espèce, la Cour observe que les juges suédois, et notamment la Cour Suprême, se sont efforcés de trouver un équilibre entre d'une part la situation personnelle du requérant et d'autre part la rigueur de la règle pénale dont il ne pouvait ignorer l'existence et dont l'État doit assurer l'effectivité. Au demeurant, la CEDH observe que l'affaire ne concerne pas le domaine éthique du refus d'un traitement médical ou du choix d'un traitement alternatif. Ces questions sont en effet particulièrement attachées au libre arbitre et à la liberté individuelle, comme le rappelle l'arrêt Témoins de Jéhovah de Moscou et autres c. Russie du 10 juin 2010. En l'espèce, l'affaire porte sur le non-respect des interdictions de la culture et de la consommation de produits stupéfiants.  Le libre-arbitre cède alors logiquement devant la contrainte de la loi pénale.

On pourrait penser que l'arrêt Thörn est une pure décision d'espèce, témoignant de la large autonomie des États dans ce domaine. Ne s'agit-il pas, finalement, de considérer que la souffrance du requérant excuse, au moins en partie, la légèreté avec laquelle il traite la norme pénale ? 

C'est vrai, mais la décision peut aussi être lue à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne Kanavape du 22 août 1990. Elle considère que, en l'état des connaissances scientifiques, le cannabis à visée thérapeutique, CBD, n'est pas un produit stupéfiant. Elle en tire pour conséquence que le principe de libre circulation est applicable à ce produit un peu particulier. Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation a donc considéré, dans un arrêt du 23 juin 2021, que le CBD pouvait être vendu en France s'il était légalement produit dans un autre État de l'Union européenne. Ensuite, un  arrêté du 30 décembre 2021 a accepté de considérer que le CBD pouvait être cultivé et vendu dans notre pays.  Il est vrai que M. Thörn préférait le petit joint "à l'ancienne" plutôt que le CBD, mais l'ensemble de cette évolution juridique tend tout de même à banaliser l'usage du cannabis, dès lors qu'il devient possible d'invoquer une finalité thérapeutique.