L'ordonnance rendue le 20 septembre 2022 par le juge des référés du Conseil d'État a saisi une bonne partie de la doctrine d'un délicieux frisson. Le Conseil d'État s'est encore affiché, avec une audace qui n'appartient qu'à lui, comme "protecteur-des-libertés-publiques". Il déclare en effet que constitue une "liberté fondamentale" au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative le "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé". Cette disposition est en fait le texte même de l'article 1er de la Charte de l'environnement, texte intégré dans le bloc de constitutionnalité en 2005.
La jurisprudence constitutionnelle
Contrairement à ce qui a été parfois affirmé dans un enthousiasme bien excusable, le juge des référés n'a pas réellement reconnu une nouvelle "liberté fondamentale", puisque la Charte de l'environnement et son article 1er ont déjà valeur constitutionnelle. Dès une décision du 19 juin 2008, le Conseil constitutionnel affirmait déjà que "l'ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement a valeur constitutionnelle", avant d'élargir en 2014 le corpus constitutionnel aux sept alinéas qui la précèdent.
Quant au "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé", il peut être invoqué à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) depuis la décision du 8 avril 2011. Plus récemment, dans une décision du 10 décembre 2020, le Conseil a précise que les limites portées par la loi à ce droit ne sauraient être liées qu'au respect d'exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi.
Considérée à la lumière de la jurisprudence constitutionnelle, l'audace du juge des référés du Conseil d'État apparaît plus modérée. Alors que les requérants pouvaient invoquer le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" devant le Conseil constitutionnel depuis 2011, ils peuvent désormais l'invoquer en référé devant le juge administratif, onze ans plus tard.
La "liberté fondamentale"
Pour mesurer l'impact de cette décision, il faut tout de même s'interroger sur la notion de "liberté fondamentale" employée par le juge des référés, le Conseil constitutionnel se bornant à mentionner le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé"et à rappeler sa valeur constitutionnelle.
Le Conseil d'État ne reprend évidemment pas cette notion de "liberté fondamentale" dans le sens où l'entendait Louis Favoreu. Il considérait que les seules "libertés fondamentales" étaient celles qui avaient valeur constitutionnelle, soit qu'elles figurent dans les textes constitutionnels, soit qu'elles aient été consacrées par le Conseil constitutionnel. Les autres libertés, par exemple celles consacrées par le législateur, étaient considérées comme moins "fondamentales" et, à dire vrai, peu dignes d'intérêt.
Le juge des référés ne prend aucune position doctrinale. Il se borne à mettre en oeuvre l'article L 521-2 du code de la justice administrative qui confère au juge des référés la compétence pour ordonner "toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle une personne morale de droit public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. La notion de liberté fondamentale ne renvoie donc, en droit administratif, qu'au seul contentieux de l'urgence. On mesure donc que l'ordonnance du 20 septembre 2022 ne consacre pas, in abstracto, une nouvelle liberté. Elle se limite à élargir le seul champ des libertés susceptibles d'être protégées par référé. Autrement dit, si le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" peut être invoqué devant le juge des référés, rien ne dit qu'il puisse, du moins pour le moment, être utilisé dans le cadre d'une requête en indemnisation.
Une décision sur la recevabilité des requêtes
Devant le Conseil constitutionnel, le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" sert à fonder une QPC. Devant le Conseil d'État, il sert à fonder un référé-liberté. Ce n'est pas rien évidemment, mais que deviennent ces contentieux, une fois qu'ils ont jugés recevables ?
Dans la décision QPC du Conseil constitutionnel du 8 avril 2011, les requérants n'ont pas obtenu l'abrogation d'une disposition législative qui interdit à une personne s'estimant victime d'un trouble anormal de voisinage d'engager, sur ce fondement, la responsabilité de l'auteur des nuisances dues à une activité agricole ou industrielle. Pour ce qui est de l'ordonnance de référé du 20 septembre 2020, les requérants sont des scientifiques, également militants écologistes, qui demandent la suspension de travaux de modification du tracé d'une route départementale. Ces travaux porteraient des dommages irréversibles à l'habitat des espèces protégées qu'ils étudient. Si le juge des référés ne prend pas la peine de nous dire de quelles espèces il s'agit, il se borne à affirmer qu'"aucun enjeu de conservation notable n'a pu être identifié". L'atteinte irréversible à ces espèces n'est pas démontrée, et les travaux ne sont pas suspendus.
A ce jour, le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" n'a donc jamais permis de donner satisfaction à un requérant. Certes, on peut se réjouir que le juge des référés ait ainsi intégré une 59è liberté parmi celles susceptibles de fonder un référé. Mais, dans cette liste, quelles sont les libertés qui offrent au requérant de véritables chances d'obtenir la suspension d'une décision ? Certes, cette reconnaissance de la recevabilité du recours peut être le premier vers une évolution ultérieure. Dans un an ou dans dix ans, une requête pourra peut-être aboutir à une suspension, ou pas. Cette promesse en un avenir jurisprudentiel meilleur ressemble un peu à une promesse électorale : elle n'engage que ceux qui y croient.
Référé-liberté : Chapitre 3 section 2, § 2 B du manuel de libertés sur internet