« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 7 août 2022

Adieu au timbre rouge : Les Cost Killers et le secret de la correspondance


La Poste annonce pour le 1er janvier 2023 la disparition du timbre rouge, ou plus précisément la fin de l'affranchissement prioritaire. Pour la somme de 1, 43 €, il garantissait la distribution de la correspondance à son destinataire en moins de 24 heures. Pour justifier cette décision, la Poste invoque la baisse des envois par lettre, divisés par 14 depuis 2008 ainsi que le coût d'un service qui exige d'importants moyens logistiques. Bien entendu, est également invoquée la baisse de l'empreinte carbone, puisque les rotations par camions et par avions seront moins nombreuses. Le Greenwashing est souvent utilisé pour justifier des réformes reposant essentiellement sur une volonté de réduire les coûts.

 

Les options ouvertes à l'usager

 

Le résultat de l'opération est que, au 1er janvier 2023, l'usager n'aura plus le choix qu'entre trois options. Soit il enverra ses lettres à petite vitesse, avec le timbre vert de 1, 16 €. Dans ce cas, le délai d'acheminement est officiellement de deux jours, mais peut s'étendre à quatre à six jours pour les territoires d'outre-mer. Soit il usera de la nouvelle "lettre turquoise" distribuée le surlendemain, et dotée de garanties de traçabilité, moyennant la coquette somme de 2, 95 €. Soit il utilisera la "e-lettre rouge", largement dématérialisée. L'expéditeur pourra alors envoyer, par internet, de chez lui ou du bureau de poste, un document de trois feuillets maximum. Imprimé et mis sous pli dans un site de la Poste proche de la la destination, la lettre sera ensuite distribuée le lendemain de l'envoi. 

Pourquoi pas ? L'idée est séduisante et la nouvelle procédure offrira un acheminement aussi rapide que l'ancienne, du moins en principe. Il n'est guère contestable que son coût sera inférieur, même si cet argument financier laisse un peu songeur, à propos d'une entreprise qui déclare avoir redressé ses comptes en 2021, avec un bénéfice net supérieur à deux milliards d'euros.

 

 


Tiens, voilà le facteur ! Bourvil. 1954

Lois de Rolland et principe d'égalité

 

Nul n'ignore que La Poste a perdu son monopole dans l'acheminement du courrier. C'est aujourd'hui une société anonyme et cette mission est confiée à une Holding, Sofipost. Toutefois, l'entreprise demeure un service public universel et ses activités sont encadrées par le code des postes et télécommunication qui a valeur législative ainsi que par un certain nombre de décrets. A ce titre, La Poste se voit imposer de distribuer le courrier six jours sur sept en France, et elle demeure soumise à ce que les juristes appellent "Les lois de Rolland", qui imposent le respect des principes d'égalité, de continuité et d'adaptabilité du service.

Si en l'espèce la continuité du service demeure assurée, et que La Poste revendique cette réforme comme un élément de son adaptabilité aux nouveaux besoins, on peut se demander si le principe d'égalité n'est pas quelque peu malmené. En effet, les personnes peu familières de l'outil internet, notamment les plus âgées et les plus isolées, auront bien des difficultés à utiliser la "e-lettre rouge". Elles seront alors contraintes de se rendre au bureau de poste le plus proche. Hélas, on sait que la fermeture des services publics est aujourd'hui une triste réalité et qu'il faut parfois parcourir des kilomètres pour trouver un bureau de poste. Imagine-t-on sérieusement qu'une personne âgée prendra son véhicule pour se rendre dans une ville plus ou moins éloignée, alors qu'il lui suffisait, jusqu'à présenter, de jeter la lettre au timbre rouge dans la boîte aux lettrex du village, voire de la donner au facteur ? En outre, l'empreinte carbone serait évidemment déraisonnable, pour reprendre le critère même développé par La Poste.


Le secret de la correspondance 


Plus grave, la question de la protection du secret des correspondances n'a pas été sérieusement évoquée. Elle mériterait pourtant de l'être, ne serait-ce que parce que ce secret se rattache directement à la protection de la vie privée, qui a valeur constitutionnelle. Cette constatation conduit à s'interroger sur l'autorité compétente pour décider de la disparition du timbre rouge. Il semble que la décision ait été prise par La Poste qui la présente comme une "refonte de son offre d'affranchissement". Mais on pourrait tout aussi bien considérer que ce lien avec le respect de la vie privée fait relever une telle disposition du domaine de la loi.

Quoi qu'il en soit, La Poste se borne à affirmer que le secret sera respecté, tout en mentionnant que la lettre sera imprimée et mise sous pli dans un site proche du domicile du destinataire. Cela signifie que des agents auront accès à cette correspondance et qu'ils pourront, le cas échéant, en prendre connaissance, voire la transférer à un tiers. Cette situation peut se révéler inquiétante dans un village ou une petite ville où tout le monde se connaît. L'agent pourrait éprouver quelque curiosité, se demander quelle sont ces lettres parfumées envoyées au notaire, pourquoi la coiffeuse reçoit des rappels du Trésor public etc. 

Or l'inviolabilité de la correspondance est une composante essentielle de la vie privée. Elle doit faire l'objet d'une protection particulièrement attentive.

Les agents employés à ces fonctions pourront être poursuivis, le cas échéant, pour toute violation du secret de la correspondance. Le Code pénal punit d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende « le fait, commis de mauvaise foi, d'ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances arrivées ou non à destination et adressées à des tiers, ou d'en prendre frauduleusement connaissance » (art. 226-15 c.pén.). Le secret de la correspondance est aujourd’hui étendu à l’ensemble des technologies de communication, à partir du principe cardinal de protection des données personnelles.

L'article L3-2 du code des postes et télécommunications impose, parmi les missions de service public qui incombent à La Poste de "garantir la confidentialité des envois de correspondance et l'intégrité de leur contenu", ainis que "le secret des correspondances (...)." Ce secret constitue une obligation de service pour les agents, et sa violation peut provoquer à la fois une sanction disciplinaire et une sanction pénale.

Si le secret de la correspondance est essentiellement garanti par la voie législative, il fait également l'objet d'une protection européenne. La CEDH, dans un arrêt de Grande Chambre du 5 septembre 2017 Barbulescu c. Roumanie, affirme ainsi que la surveillance, par une entreprise, des courriels des salariés emporte une ingérence excessive dans le secret de la correspondance.

 

Une idée de "Cost Killer"

 

Tout cela est fort bien, sur le papier. Car, dans le cas de la "e-lettre rouge", la question de la preuve d'un éventuel manquement au secret est posée. Dès lors que les agents des postes auront précisément pour fonction d'imprimer un document et de l'envoyer, rien ne les empêche matériellement de le lire. Et, en l'absence d'élément matériel, par exemple un courrier manifestement ouvert ou que l'on retrouve non distribué, il devient bien délicat de prouver la faute.

On pourra objecter que la quantité même de "e-lettres rouges" suscitera un travail tel que les agents auront autre chose à faire que de lire les missives ainsi expédiées. Mais, là encore, on peut s'interroger sur le caractère dissuasif d'une telle procédure. Quel est l'intérêt d'envoyer un courriel pour ensuite, pour qu'il soit ensuite transmis sur support papier ? La plupart de ceux qui envoient encore des lettres vont sans doute se résoudre à la communication par courriel. Il ne restera plus, comme marché, que celui des destinataires dépourvus d'accès à internet. La "e-lettre rouge" présente donc comme intérêt essentiel pour La Poste de dissuader les usagers d'y recourir. En bref, une opération toute simple de "Cost Killer", visant à les contraindre de recourir à des services plus onéreux.


 

Sur le secret de la correspondance : Chapitre 8 Section 5 du Manuel

 




mercredi 3 août 2022

Les Invités de LLC. Montesquieu. Lettres Persanes

Comment chaque année durant les vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 
 
Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.


 


 

 

LETTRE lxxxiv

Usbek à Rhédi.

À Venise.

 

S’il y a un Dieu, mon cher Rhédi, il faut nécessairement qu’il soit juste : car, s’il ne l’étoit pas, il seroit le plus mauvais et le plus imparfait de tous les êtres.

La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses : ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme.

Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports ; souvent même, lorsqu’ils les voient, ils s’en éloignent ; et leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. La justice élève sa voix ; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions.

Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu’ils ont intérêt de les commettre et qu’ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres. C’est toujours par un retour sur eux-mêmes qu’ils agissent : nul n’est mauvais gratuitement ; il faut qu’il y ait une raison qui détermine, et cette raison est toujours une raison d’intérêt.

Mais il n’est pas possible que Dieu fasse jamais rien d’injuste : dès qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il la suive ; car, comme il n’a besoin de rien, et qu’il se suffit à lui-même, il seroit le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il le seroit sans intérêt.

Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité.

Voilà, Rhédi, ce qui m’a fait penser que la justice est éternelle, et ne dépend point des conventions humaines ; et, quand elle en dépendroit, ce seroit une vérité terrible, qu’il faudroit se dérober à soi-même.

Nous sommes entourés d’hommes plus forts que nous ; ils peuvent nous nuire de mille manières différentes, les trois quarts du temps ils peuvent le faire impunément : quel repos pour nous de savoir qu’il y a dans le cœur de tous ces hommes un principe intérieur qui combat en notre faveur, et nous met à couvert de leurs entreprises !

Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle ; nous passerions devant les hommes comme devant les lions ; et nous ne serions jamais assurés un moment de notre vie, de notre bien ni de notre honneur.

Toutes ces pensées m’animent contre ces docteurs qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance ; qui le font agir d’une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de peur de l’offenser ; qui le chargent de toutes les imperfections qu’il punit en nous ; et, dans leurs opinions contradictoires, le représentent tantôt comme un être mauvais, tantôt comme un être qui hait le mal et le punit.

Quand un homme s’examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu’il a le cœur juste ! Ce plaisir, tout sévère qu’il est, doit le ravir : il voit son être autant au-dessus de ceux qui ne l’ont pas, qu’il se voit au-dessus des tigres et des ours. Oui, Rhédi, si j’étois sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que j’ai devant les yeux, je me croirois le premier des hommes.

À Paris, le premier de la lune de Gemmadi 1, 1715.

samedi 30 juillet 2022

Les contrôles aux frontières dans l'espace Schengen


Dans l'arrêt Gisti et autres du 27 juillet 2022, le Conseil d'État confirme la légalité de la décision des autorités françaises prolongeant de six mois le contrôle aux frontières intérieures. Il était saisi par différentes associations de soutien aux migrants qui contestent la prorogation régulière de ces contrôles depuis 2015, voyant dans cette mesure une atteinte au principe de libre circulation, socle du système Schengen. Bien entendu, l'ensemble des associations de soutien aux migrants s'élève contre cette décision, considérée comme un refus d'appliquer la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE).

Mais l'analyse est un peu simpliste, et tout le problème juridique réside dans l'interprétation des textes. Que disent-ils ? 

 

Le code frontières Schengen

 

Le règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 est appelé "code frontières Schengen" et définit des règles européennes relatives au régime de franchissement des frontières par les personnes. S'il repose sur le principe de libre circulation, ses articles 25 à 27 prévoient cependant une sorte de système de sauvegarde autorisant les États à procéder à une "réintroduction temporaire" du contrôle aux frontières intérieures. Cette réintroduction ne peut être décidée qu'"en dernier recours", dans l'hypothèse d'une "menace pour l'ordre public ou la sécurité intérieure". Le contrôle est alors mis en oeuvre pour une durée de six mois, et de deux ans en cas de circonstances exceptionnelles. Sur le plan procédural, l'État procède à une notification auprès des États membres et de la Commission. Cette dernière peut ensuite émettre un "avis" sur cette décision, mais il ne s'agit que d'un avis consultatif. 

En l'espèce, les autorités françaises ont mis en oeuvre cette procédure en novembre 2015, justifiée par les attentats qui venaient de se produire à Paris, et par la nécessité de garantir la sécurité de la Cop 21. Par la suite, les contrôles aux frontières ont été maintenus, dans des conditions parfois très particulières puisque la pandémie de Covid-19 a rendu nécessaire la fermeture totale des frontières pour des périodes relativement longues. 

Quoi qu'il en soit, la décision contestée devant le Conseil d'État est la dernière en date, celle notifiant le rétablissement du contrôle aux frontières françaises, du 31 mai au 1er octobre 2022. Aux yeux des requérants, son illégalité repose sur sa non-conformité à la jurisprudence de la CJUE.

 

Astérix chez les Helvètes. R. Goscinny et A. Uderzo. 1970
 

 

La jurisprudence européenne


Tout récemment, le 26 avril 2022, la CJUE a en effet rendu une décision NW c/ Landespolizeidirektion Steiermark et Bezirkshauptmannschaft Leibnitz. Saisie d'une question préjudicielle, elle s'est prononcée sur la réglementation autrichienne prévoyant plusieurs périodes successives de contrôles aux frontières, aboutissant à un dépassement de la durée maximum de six mois prévue à l'article 25 du "code frontières Schengen". En l'espèce, la CJUE a considéré qu'un État membre de l'espace Schengen ne pouvait réintroduire les contrôles, en cas de menace avérée, que pour une durée de six mois. La prorogation n'est pas impossible, à la condition qu'elle soit imposée par une nouvelle menace, distincte de la précédente. Pour les associations requérantes, la France ne fait pas état d'une nouvelle menace, et viole donc la jurisprudence européenne.

 

L'interprétation du Conseil d'État

 

Mais le Conseil d'État se livre à une analyse bien différente. Il observe que la notification française dresse une liste très complète des menaces pesant sur le pays. Sont ainsi mentionnées les "menaces liées au risque terroriste, à la pandémie de covid-19, aux mouvements secondaires de migrants et aux risques générés par le conflit ukrainien sur le territoire français en matière de criminalité organisée et de trafic d'êtres humains, cette dernière menace étant nouvelle par sa nature". Est également développé le risque accru de retour de terroristes en provenance d'Irak ou de Syrie, en particulier depuis l'attaque de la prison d'Hassaké de janvier 2022, qui à provoqué la fuite de centaines de terroristes. De la même manière, la menace épidémique est renouvelée par l'apparition de nouveaux variants du Covid-19, caractérisés par leur forte contagiosité.

Le Conseil d'État examine avec soin chacune de ces menaces. S'il note que les mouvements migratoires ne constituent pas, en tant que tels, une menace nouvelle, il n'en est pas de même des conséquence du conflit ukrainien, des nouveaux variants du Covid ou de la circulation accrue des personnes susceptibles de commettre des actes terroristes. Il en déduit donc que des menaces nouvelles existent bel et bien, et que la décision de proroger les contrôles aux frontières est parfaitement licite.

En tout état de cause, le juge français refuse de considérer qu'il prend une décision contraire à la jurisprudence européenne. Au contraire, il se réfère au texte même de l'arrêt de la CJUE, qui déclare " que doit être appréciée la question de savoir si (...) la menace demeure la même ou bien s'il s'agit d'une nouvelle menace permettant à l'Etat membre de poursuivre (...) les contrôles aux frontières intérieures de manière à ainsi faire face à cette nouvelle menace ". Le Conseil d'État se livre donc à cette appréciation, conformément à la jurisprudence européenne.

Ce n'est donc pas tant le Conseil d'État qui refuse d'appliquer la jurisprudence européenne que la CJUE elle-même qui offre aux États membres une sorte d'échappatoire, une possibilité de proroger relativement facilement les contrôles aux frontières. La France, comme d'autres État, était d'ailleurs intervenue dans l'affaire autrichienne pour faire valoir sa position. Il ne fait guère de doute que bon nombre d'États européens n'apprécieraient pas une ingérence de la CJUE dans un domaine, leurs frontières, qu'ils considèrent comme relevant de leur souveraineté. Cette exigence est d'ailleurs confortée politiquement par l'incapacité de l'Union de prendre une position commune dans ce domaine lors de la crise du Covid. Elle est aussi confortée juridiquement par le règlement qui ne donne à la Commission qu'une compétence consultative face à une telle décision. Dans ces conditions, la CJUE n'a pas vraiment intérêt à engager une conflit ouvert avec les États.




lundi 25 juillet 2022

Le contrôle des associations cultuelles


Les représentants des cultes viennent de subir une sévère défaite devant le Conseil constitutionnel. Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 22 juillet 2022, il déclare en effet conformes à la constitution les dispositions de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République dite "loi séparatisme".

L'Union des associations diocésaines de France ainsi que des représentants des cultes protestant et orthodoxe ont en effet contesté la nouvelle rédaction des articles 19-1 et 19-2 de la célèbre loi de Séparation du 9 décembre 1905. Ces dispositions portent sur les nouvelles contraintes imposées aux associations cultuelles, en échange de l'obtention de divers avantages. C'est ainsi qu'elles doivent désormais déclarer leur qualité "cultuelle" tous les cinq ans au préfet et celui-ci a deux mois pour s'y opposer. L'objet de cette réglementation est de permettre à l'administration de vérifier que le groupement est éligible aux avantages qui sont ceux des associations cultuelles. Ils sont d'ordre fiscal, mais aussi patrimonial avec la possibilité de percevoir des dons et legs, le produit des quêtes, ou des rétributions pour certaines cérémonies. De même peuvent-elle posséder et administrer librement les immeubles dont elles sont propriétaires.

Pour les associations requérantes, cette nouvelle rédaction emporte une double atteinte, à la liberté de culte d'une part, à la liberté d'association d'autre part. Le Conseil constitutionnel écarte toutefois les deux moyens, avec une certaine sécheresse.

 

La liberté de culte

 

L'avocat des groupements estimait que ce délai de deux mois donné au préfet pour s'opposer à la déclaration d'une association cultuelle s'analysait comme une atteinte à la liberté de culte. A ses yeux, il mettait en place un régime d'autorisation préalable à son exercice. 

L'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énonce en effet que "nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi". De cet article 10, le Conseil constitutionnel déduit que le principe de laïcité impose à la République de garantir le libre exercice des cultes, principe rappelé dans la décision QPC du 29 mars 2018, M. Rouchdi B. et autres

L'invocation de la liberté de culte permet toujours un joli effet dans le prétoire. Hélas, le moyen n'est pas pertinent en l'espèce. La liberté de culte n'est en effet pas directement concernée par les nouvelles procédures imposées aux associations cultuelles. Le Conseil l'affirme en ces termes : "Les dispositions contestées ont pour seul objet d'instituer une obligation déclarative en vue de permettre au représentant de l'État de s'assurer que les associations sont éligibles aux avantages propres aux associations cultuelles. Elles n'ont ni pour objet ni pour effet d'emporter la reconnaissance d'un culte par la République ou de faire obstacle au libre exercice du culte, dans le cadre d'une association régie par la loi du 1er juillet 1901 ou par voie de réunions tenues sur initiatives individuelles". Autrement dit, rien n'interdit de célébrer un culte sans constituer une association cultuelle, en s'organisant sous la forme d'une association ordinaire de la loi de 1901, voire en se réunissant sans constituer d'association. La création d'une association cultuelle conditionne le bénéfice d'avantages fiscaux et patrimoniaux. Elle ne soumet l'exercice du culte à aucune autorisation.

La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement, lorsqu'elle affirme, par exemple dans l'arrêt du 13 décembre 2001 Église métropolitaine de Bessarabie c. Moldavie, l'existence d'un véritable droit des communautés religieuses de s'organiser juridiquement, afin de pouvoir recevoir des dons, gérer des biens ou ester en justice. L'association cultuelle est l'instrument de cette organisation en France, et elle fait l'objet d'un contrôle étatique depuis la loi du 2 janvier 1907 qui prévoyait déjà l'examen de son compte annuel

 


Un drôle de paroissien. Jean-Pierre Mocky. 1963


La liberté d'association

 

Le second moyen développé par les groupements requérants, peut-être un peu plus crédible, réside dans l'atteinte à la liberté d'association. Il est plus sérieux parce que cette atteinte n'est pas contestée et que la question posée devient celle de sa proportionnalité par rapport aux buts poursuivis. 

La loi séparatisme impose en effet aux associations cultuelles des contraintes nettement plus lourdes que celles figurant dans l'ancien texte de 1907. Elles doivent ainsi présenter leur budget prévisionnel sur simple demande du préfet, établir une comptabilité analytique distinguant clairement les activités cultuelles et les autres, certifier les comptes en cas de recours à des financements étrangers dont le montant s'élève au-delà d'un seuil fixé par décret etc. 

Nul n'ignore que la liberté d'association a valeur constitutionnelle depuis que le Conseil, dans sa grande décision du 16 juillet 1971 l'a érigée en principe fondamental reconnu par les lois de la République. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle soit absolue. Comme toute liberté, elle s'exerce dans le cadre des lois qui la réglementent. Et la loi séparatisme la réglemente en imposant quelques contraintes de transparence financière aux associations cultuelles. Le Conseil constate donc que la déclaration imposée aux associations cultuelle a pour finalité de leur permettre de bénéficier de certains avantages, mais n'a précisément pas pour finalité d'encadrer les conditions dans lesquelles elles se constituent et exercent leurs activités. De fait, l'atteinte à la liberté d'association est proportionnée aux finalités poursuivies, dans la mesure où l'essentiel de cette liberté demeure sauvegardé. L'association se constitue toujours librement et exerce également son activité librement.

Le Conseil, dans une réserve d'interprétation, prend la peine d'indiquer au législateur l'atteinte à la liberté d'association qui pourrait être jugée disproportionnée. Tel serait le cas si le retrait des bénéfices de l'association cultuelle par le préfet s'accompagnait d'une exigence de restitution des avantages perçus avant la perte de la qualité cultuelle. Dans ce cas en effet, la liberté d'association pourrait être atteinte dans son essence même, le groupement se voyant empêché de fait d'exercer son activité.

Les représentants des cultes, grâce à cette QPC, ont donné l'occasion au Conseil constitutionnel de conforter la loi du 24 août 2021. Elle n'est pas présentée comme imposant des contraintes, mais, au contraire, comme un instrument incitatif. L'association cultuelle devient en effet attractive, dans la mesure où elle permet de recevoir des dons et legs, à la condition toutefois qu'ils soient transparents et que ces sources de financement puissent être connues de l'État. L'objet de la loi est évidemment d'inciter l'islam de France à recourir à la formule de l'association cultuelle, de manière à bénéficier des mêmes avantages que les autres mouvements religieux. Il s'agit aussi, évidemment, d'engager avec l'islam une sorte de dialogue de gestion avec des interlocuteurs attachés aux principes républicains. Considérée sous cet angle, la QPC introduite par les mouvements catholiques, protestants et orthodoxes s'analyse comme une tentative un peu désespérée de conserver un statut dont l'islam ne bénéficie pas. A moins qu'il s'agisse de pérenniser un système d'opacité financière ? Mais cela, personne ne peut le croire.


Sur le financement des cultes : Chapitre 10 Section 2 du Manuel




vendredi 22 juillet 2022

Les Invités de LLC. Anatole France : Le mannequin d'osier

Comment chaque année durant les vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 
 
Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.


 


 

LE MANNEQUIN D'OSIER

CHAPITRE XVII


 

 

M. Mazure, archiviste, qui avait enfin reçu les palmes académiques, regardait le gouvernement avec une indulgente douceur. Comme il lui était nécessaire de s’irriter, il tournait désormais sa colère contre les cléricaux, et dénonçait la conspiration des évêques. Ayant rencontré, un matin, M. Bergeret sur la place Saint-Exupère, il l’avertit du péril clérical.

— N’ayant pu, dit-il, renverser la République, les curés veulent s’en emparer.

— C’est l’ambition de tous les partis, répondit M. Bergeret, et l’effet naturel de nos institutions démocratiques, car la démocratie consiste précisément dans la lutte des partis, puisque le peuple est lui-même divisé de sentiments et d’intérêts.

— Mais, reprit M. Mazure, ce qui n’est pas tolérable, c’est que les cléricaux prennent le masque de la liberté pour tromper les électeurs.

À quoi M. Bergeret répliqua :

— Tous les partis qui se trouvent exclus du gouvernement réclament la liberté parce qu’elle fortifie l’opposition et affaiblit le pouvoir. Pour cette même raison, le parti qui gouverne retranche autant qu’il peut sur la liberté. Et il fait, au nom du peuple souverain, les lois les plus tyranniques. Car il n’y a point de charte qui garantisse la liberté contre les entreprises de la souveraineté nationale. Le despotisme démocratique n’a point de bornes en théorie. Dans le fait et à ne considérer que le temps présent, je reconnais qu’il est médiocre. On nous a donné « les lois scélérates ». Mais on ne les applique pas.

— Monsieur Bergeret, dit l’archiviste, voulez-vous écouter un bon conseil ? Vous êtes républicain ; ne tirez pas sur vos amis. Si nous n’y prenons garde, nous retomberons sous le gouvernement des curés. La réaction fait des progrès effrayants. Les blancs sont toujours les blancs ; les bleus sont toujours les bleus, comme disait Napoléon. Vous êtes un bleu, monsieur Bergeret. Le parti clérical ne vous pardonne pas d’avoir appelé Jeanne d’Arc une mascotte. (Moi-même j’ai grand’peine à vous en excuser, car Jeanne d’Arc et Danton sont mes deux idoles.) Vous êtes libre-penseur. Défendez avec nous la société civile ! Unissons-nous ! La concentration nous donnera seule la force de vaincre. Il y a un intérêt supérieur à combattre le cléricalisme.

— Je vois surtout à cela un intérêt de parti, répondit M. Bergeret. Et, s’il me fallait mettre d’un parti, c’est dans le vôtre forcément que je me rangerais, puisque c’est le seul que je pourrais servir sans trop d’hypocrisie. Mais, par bonheur, je n’en suis pas réduit à cette extrémité, et ne suis nullement tenté de me rogner l’esprit pour entrer dans un compartiment politique. À vrai dire, je demeure indifférent à vos disputes, parce que j’en sens l’inanité. Ce qui vous distingue des cléricaux est assez peu de chose au fond. Ils vous succéderaient au pouvoir que la condition des personnes n’en serait pas changée. Et c’est la condition des personnes qui seule importe dans l’État. Les opinions ne sont que des jeux de mots. Vous n’êtes séparés des cléricaux que par des opinions. Vous n’avez pas une morale à opposer à leur morale, pour cette raison qu’il ne coexiste point en France d’un côté une morale religieuse et de l’autre côté une morale civile. Ceux qui voient les choses de la sorte sont trompés par les apparences. Je vais vous le faire entendre en peu de mots.

» Il y a, dans chaque temps, des habitudes de vie qui déterminent une manière de penser commune à tous les hommes. Nos idées morales ne sont pas le produit de la réflexion, mais la suite de l’usage. Comme à l’adoption de ces idées sont attachées des notes d’honneur et à leur répudiation des notes d’infamie, personne n’ose les remuer ouvertement. Elles sont admises sans examen par la communauté tout entière, indépendamment des croyances religieuses et des opinions philosophiques, et elles ne sont pas plus fortement soutenues par ceux qui s’astreignent à les mettre en pratique que par ceux qui n’y conforment pas leurs actes. L’origine de ces idées est seule en discussion. Tandis que les esprits qui se disent libres croient retrouver dans la nature les règles de leur conduite, les âmes pieuses tirent de la religion les règles de la leur, et ces règles se trouvent être les mêmes, à peu de chose près, non parce qu’elles sont universelles, à la fois divines et naturelles, comme on se plaît à le dire, mais, au contraire, parce qu’elles sont propres au temps et au lieu, tirées des mêmes habitudes, déduites des mêmes préjugés. Chaque époque a sa morale dominante, qui ne résulte ni de la religion ni de la philosophie, mais de l’habitude, seule force capable de réunir les hommes dans un même sentiment, car tout ce qui est sujet au raisonnement les divise ; et l’humanité ne subsiste qu’à la condition de ne point réfléchir sur ce qui est essentiel à son existence. La morale domine les croyances, qui sont sujettes à dispute, tandis qu’elle n’est jamais examinée.

» Et précisément parce que la morale est la somme des préjugés de la communauté, il ne saurait exister deux morales rivales en un même temps et dans un même lieu. Je pourrais illustrer cette vérité d’un grand nombre d’exemples. Mais il n’en est pas de plus significatif que celui de l’empereur Julien dont j’ai naguère quelque peu pratiqué les ouvrages. Julien, qui, d’un cœur si ferme et d’une si grande âme, combattit pour ses dieux, Julien, l’adorateur du soleil, professait toutes les idées morales des chrétiens. Comme eux, il méprisait les plaisirs de la chair, vantait l’efficacité du jeûne qui met l’homme en communication avec la divinité. Comme eux, il soutenait la doctrine de l’expiation, croyait en la souffrance qui purifie, se faisait initier à des mystères qui répondaient, aussi bien que ceux des chrétiens, à un vif désir de pureté, de renoncement et d’amour divin. Enfin son néo-paganisme ressemblait moralement comme un frère au jeune christianisme. Quoi de surprenant à cela ? Les deux cultes étaient deux enfants jumeaux de Rome et de l’Orient. Ils répondaient tous deux aux mêmes habitudes humaines, aux mêmes instincts profonds du monde asiatique et latin. Leurs âmes étaient pareilles. Mais par le nom et le langage ils se distinguaient l’un de l’autre. Cette différence suffit à les rendre mortellement ennemis. Les hommes le plus souvent se querellent pour des mots. C’est pour des mots qu’ils tuent et se font tuer le plus volontiers. Les historiens se demandent avec anxiété ce qu’il serait advenu de la civilisation si, remportant une victoire méritée par sa constance et sa modération, l’empereur philosophe avait vaincu le Galiléen. Ce n’est pas un jeu facile que de refaire l’histoire. Toutefois il apparaît assez clairement que, dans ce cas, le polythéisme, qui déjà au temps de Julien était ramené à une sorte de monothéisme, aurait subi par la suite les habitudes nouvelles des âmes et pris assez exactement cette même figure morale qu’on voit au christianisme. Regardez les grands révolutionnaires et dites s’il en est un seul qui se montra quelque peu original en morale. Robespierre eut toujours sur la vertu les idées des prêtres d’Arras qui l’avaient instruit.

» Vous êtes libre-penseur, monsieur Mazure, et vous pensez que l’homme doit rechercher sur cette planète la plus grande somme de bonheur. Monsieur de Terremondre, qui est catholique, professe que nous sommes ici-bas, dans un lieu d’expiation, pour acquérir, par la souffrance, la vie éternelle ; et, malgré la contradiction de vos principes, vous avez l’un et l’autre à peu près la même morale, parce que la morale est indépendante des principes.

— Vous vous moquez du monde, dit M. Mazure, et vous me donnez envie de jurer comme un marchand de fourneaux. Les idées religieuses, quand le diable y serait, entrent pour une quantité qui n’est pas négligeable dans la formation des idées morales. Je puis donc dire qu’il y a une morale chrétienne et que je la réprouve.

— Mais, cher monsieur, répondit doucement le maître de conférences, il y a autant de morales chrétiennes que le christianisme a traversé d’âges et pénétré de contrées. Les religions, comme des caméléons, se colorent des teintes du sol qu’elles parcourent. La morale, unique pour chaque génération, dont elle fait seule l’unité, change sans cesse avec les usages et les coutumes dont elle est la représentation frappante et comme le reflet agrandi sur le mur. En sorte que la morale de ces catholiques actuels qui vous offusquent, ressemble beaucoup à la vôtre et diffère au contraire excessivement de celle d’un catholique du temps de la Ligue. Je ne parle pas des chrétiens des âges apostoliques, qui, vus de près par monsieur de Terremondre, lui sembleraient des êtres bien extraordinaires. Soyez juste et judicieux, s’il est possible : En quoi votre morale de libre-penseur diffère-t-elle essentiellement, je vous prie, de la morale de ces bonnes gens d’aujourd’hui qui vont à la messe ? Ils professent la doctrine de l’expiation, fondement de leur croyance, mais ils s’indignent aussi fort que vous quand cette doctrine leur est présentée d’une manière frappante par leurs propres prêtres. Ils croient que la souffrance est bonne et qu’elle plaît à Dieu. Les voyez-vous s’asseoir sur des clous ? Vous avez proclamé la liberté des cultes. Ils épousent des juives et ne font pas brûler leur beau-père. Quelles idées avez-vous qu’ils n’aient pas sur l’union des sexes, sur la famille, sur le mariage, à cela près que vous permettez le divorce sans toutefois le recommander ? Ils croient qu’on se damne à désirer une femme. Les leurs sont-elles moins décolletées que les vôtres dans les dîners et les soirées ? Ont-elles des robes qui font moins voir comment elles sont faites ? Et leur souvient-il de ce que Tertullien a dit de l’habit des veuves ? Sont-elles voilées et cachent-elles leur chevelure ? Ne vous arrangez-vous point de leurs façons ? Demandez-vous qu’elles aillent nues parce que vous ne croyez pas qu’Ève se couvrit d’une branche de figuier sous la malédiction d’Iaveh ? Quelles idées opposez-vous à leurs idées sur la patrie, qu’ils vous exhortent à servir et à défendre, tout comme si la leur n’était pas dans le ciel ? sur l’obligation du service militaire à laquelle ils se soumettent, à la réserve d’un seul point de discipline ecclésiastique, qu’en fait ils abandonnent ? sur la guerre qu’ils iront faire à vos côtés, dès que vous voudrez, bien que leur Dieu leur ait dit : « Tu ne tueras point. » Êtes-vous libertaire et internationaliste, pour vous séparer d’eux en ces endroits importants de la vie ? Qu’apportez-vous qui vous soit propre ? Il n’y a pas jusqu’au duel qui, pour son élégance, ne soit dans leurs mœurs et dans les vôtres, bien qu’il ne soit ni dans leurs principes, puisque leurs prêtres et leurs rois l’ont interdit, ni dans vos principes, car il suppose l’incroyable intervention de Dieu dans nos querelles. N’avez-vous point la même morale relativement à l’organisation du travail, à la propriété privée, au capital, à toute l’économie de la société actuelle dont vous supportez les uns et les autres avec une égale patience les injustices, quand vous n’en souffrez point ? Il faudrait que vous fussiez socialiste pour qu’il en allât autrement. Et quand vous le serez, sans doute ils le seront aussi. Les inégalités qui subsistent de l’ancien régime, vous les tolérez chaque fois qu’elles sont en votre faveur. Et vos adversaires de façade et d’apparence acceptent de leur côté les effets de la Révolution s’il s’agit de recueillir une fortune provenant de quelque vieil acquéreur de biens nationaux. Ils sont concordataires ; vous l’êtes aussi, et la religion même vous unit.

» Leur foi détermine si peu leurs sentiments qu’ils sont aussi attachés que vous à cette vie qu’ils devraient mépriser et à leurs biens qui font obstacle à leur salut. Ayant à peu près vos mœurs, ils ont à peu près votre morale. Vous les chicanez sur des points qui n’intéressent que les politiciens et qui ne touchent point la société, justement indifférente entre eux et vous. Fidèles aux mêmes traditions, soumis aux mêmes préjugés, plongés dans les mêmes ténèbres, vous vous entre-dévorez comme des crabes dans un panier. Quand on voit vos combats de rats et de grenouilles, on n’a pas le zèle des laïcisations.



 

lundi 18 juillet 2022

Les Invités de LLC. Bruno Mathis : Faut-il hiérarchiser les décisions de justice ?

 Bruno Mathis est chercheur associé au Centre de droit et d'économie de l'ESSEC


Faut-il hiérarchiser les décisions de justice ?

 

Remise du rapport "La Diffusion des données décisionnelles et la jurisprudence - Quelle jurisprudence à l'ère des données judiciaires ouvertes ?" à Madame la première présidente de la Cour de cassation et à Monsieur le procureur général près la Cour, le 14 juin 2022. 

Alors que les arrêts en matière civile sont depuis peu accessibles gratuitement, un groupe de réflexion constitué par la Cour de cassation s'est penché sur les effets sur la jurisprudence de l'extension prochaine de l'open data aux jugements des tribunaux. La Cour a sans doute prévu pour plus tard la description des modalités opérationnelles de cette ultime phase, dont on ne sait toujours pas grand-chose, sinon qu'elle représente 90 % de la production et doit s'achever fin 2025.

Le rapport n'en est pas moins intéressant à deux titres. Il décrit en détail les tâches spontanées conduites à la Cour et dans les juridictions qui concourent à la construction et à la diffusion de la jurisprudence. Il s'interroge sur le rôle de la diffusion de la jurisprudence à l'ère de l'open data, c'est-à-dire dans un univers où chacun a librement accès à toute la production judiciaire. C'est ce deuxième point qui retient notre attention ici. 

Le rapport omet de rappeler qu'avant l'open data, les décisions de justice non signalées par des magistrats pour leur intérêt juridique restaient invisibles du public. Mais au lieu d'envisager l'idée selon laquelle le besoin de signalement tombe, ou se déplace, le rapport aboutit à un paradoxe, où la diffusion sera confiée à Légifrance, selon la toute première de ses 34 recommandations, alors qu'un décret le prévoyait déjà en 2002, tandis que la Cour garderait la responsabilité de l'open data des décisions de justice. Faire l'inverse n'eût-il pas été plus logique ?


 Sempé


"Toutes les décisions ne se valent pas"

 

À en croire le rapport, hiérarchiser les décisions de justice est indispensable, "afin d'éviter que les décisions qui ont un intérêt pour l'évolution du droit soient "noyées" dans la masse des décisions de justice diffusées". Et d'insister : "Toutes les décisions ne se valent pas". Cette remarque, un brin paternaliste, n'est pas seulement vraie pour les décision de justice : toutes les données ne se valent pas en général. Le groupe de réflexion voit des risques de "dérives" et de "débordements", et il envisage le juge manipulé par une présentation tendancieuse de chiffres plutôt que poussé dans ses retranchements sur ses références jurisprudentielles. Il trahit là son scepticisme quant à la capacité des magistrats à exercer leur discernement sur les données produites par des ré-utilisateurs. Il escompte sans doute qu'enrichir les décisions en données dissuaderait les ré-utilisateurs de le faire eux-mêmes, et réduirait ce risque. Avec un sous-entendu : la Cour, en offrant un gage de neutralité, serait la mieux placée pour procéder à cet enrichissement. Mais les risques essentiels sont ailleurs, et infiniment banals. C'est le défaut de qualité des données en entrée et le vice de conception de la méthodologie d'apprentissage.

Il ne s'agit pas ici de contester l'utilité de décisions de justice qui seraient signalées, hiérarchisées ou classées sous tels ou tels angles. Bien au contraire, les ré-utilisateurs attendent certainement des décisions qualifiées "à dire de magistrat". Mais, s'agissant de décisions produites à raison de quelque trois millions par an, on ne peut se désintéresser du comment. Or le rapport ne donne pas d'indice sur la question de savoir si la collecte de ces informations serait effectuée via les outils et procédures propres à la Cour, comme c'est le cas jusqu'à présent des arrêts d'appel, ou si elle dépend des chaînes informatiques du ministère. Quoi qu'il en soit, le groupe de réflexion réclame, dans sa recommandation n° 6, des moyens nouveaux, à chiffrer dans un délai d'un an. Dans ce chiffrage, il conviendra de faire une distinction entre les données qui expriment une appréciation de l'humain, le magistrat, et celles produites par un algorithme. Il faudra peut-être un peu de temps au magistrat pour formuler un avis sur l'intérêt juridique d'un jugement de première instance, tandis que le caractère d'insusceptibilité de pourvoi - parmi les exemples donnés par le rapport - n'aura d'autre coût que le développement et l'exécution du code informatique permettant de fabriquer la donnée. 

 

Des données à calculer ? Par qui

 

Le groupe de réflexion recommande aussi d'enrichir les décisions de justice d'un sommaire (recommandation n° 5). Il se trouve que c'est un domaine où l'intelligence artificielle donne déjà de bons résultats. Plus intéressant encore, il recommande une veille et un signalement des divergences de décisions (recommandations n° 17 et 18) et la mise en place d'une procédure d'arrêt pilote (recommandations n° 21 et 22) qui s'appliquerait aux litiges sériels. Il ne précise pas comment ces dissemblances et ces ressemblances seraient respectivement détectées. Or là aussi, l'intelligence artificielle peut apporter une solution adaptée à ces besoins. Le Conseil d'État teste en l'occurrence la détection de litiges sériels en matière de jurisprudence administrative. 

Les arrêts de la Cour de cassation font autorité, mais pas les données transformées par son informatique. La Cour doit distinguer les données transformées en vue de ses réutilisations propres et celles destinées au public. Certains ré-utilisateurs de l'open data des décisions de justice préfèreront détecter les séries de litiges et re-fabriquer un sommaire par eux-mêmes, surtout si l'intelligence artificielle est leur métier. L'indicateur d'intérêt juridique peut être une données brute ou une donnée calculée : s'il résulte exclusivement de l'appréciation d'un ou de plusieurs magistrats, il est irremplaçable ; s'il est en tout ou partie le résultat d'un traitement fondé sur des règles ou de l'apprentissage, il embarque avec lui les choix méthodologique, les biais et les risques d'erreurs propres à ce traitement. Les débats publics occasionnés par la réglementation des décisions administratives fondées sur un traitement algorithmique et le projet de création d'un barème d'indemnisation des préjudices corporels ont montré que la société est désormais sensible à la transparence des algorithmes. La Cour de cassation semble souhaiter que les ré-utilisateurs des décisions de justice soient soumis à des contraintes, mais, est-elle disposée à les laisser se livrer aux mêmes cas d'usage qu'elle, avec des résultats éventuellement différents ? En d'autres termes, et à supposer qu'elle ait les moyens de sa politique, la Cour est-elle prête à la contradiction ?