« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 16 juillet 2022

Données de connexion : Le dialogue des juges érigé au rang des beaux-arts


Dans quatre décisions du 12 juillet 2022, la Cour de cassation "tire les conséquences" des décisions rendues par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en octobre 2020, relatives à la conservation des données de connexion et à leur communication au juge dans le cadre de procédures pénales. La formule est d'une exquise courtoisie à l'égard de la juridiction européenne, mais en réalité la Cour de cassation entend bien marquer son territoire.


Les données de connexion


Rappelons que ces "données de connexion" sont celles relatives à l'identification des personnes, au trafic et aux données de localisation, notamment les célèbres fadettes. Elles sont énumérées dans l'article R 10-13 du code des postes et des télécommunications. A l'époque des faits, l'article 34-1, III de ce même code imposait aux opérateurs de services de communication leur conservation généralisée et indifférenciée pour une durée maximale d'un an. 

 

Un chemin ouvert par le Conseil d'État  


Depuis lors, le dialogue des juges s'est quelque peu durci. Dans trois décisions rendues sur questions préjudicielles le 6 octobre 2020, la CJUE était invitée, par le Conseil d'État, à préciser la portée des règles figurant la directive "vie privée et communications électroniques" ainsi que dans le règlement général sur la protection des données (RGPD). Pour la CJUE, la conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion, autres que les données d’identité, ne peut être imposée aux opérateurs que pour les besoins de la sécurité nationale en cas de menace grave. Dans tous les autres cas, les données doivent être immédiatement détruites.

Alors même que le Conseil d'État était lui-même l'auteur de la question préjudicielle, il ne s'est pas soumis au principe posé par le juge européen. Dans sa décision du 21 avril 2021, il commence par affirmer que "tout en consacrant l'existence d'un ordre juridique de l'Union européenne intégré à l'ordre juridique interne, l'article 88-1 de la Constitution confirme la place de la Constitution au sommet de ce dernier". La supériorité de la Constitution sur le droit européen est ainsi réaffirmée, ce qui n'est guère surprenant. Il énonce ensuite que "dans le cas où l'application d'une directive ou d'un règlement européen, aurait pour effet de priver de garanties effectives l'une de ces exigences constitutionnelles qui ne bénéficierait pas, en droit de l'Union, d'une protection équivalente, le juge administratif, saisi d'un moyen en ce sens, doit l'écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l'impose". 

Le Conseil d'État s'attribue ainsi compétence pour exercer le contrôle de l'équivalence des protections offertes par le système juridique. S'engouffrant dans une brèche ouverte par les arrêts du 6 octobre 2020, il considère que la lutte contre le terrorisme et la recherche des auteurs d'infractions pénales sont des exigences constitutionnelles. Il ne fait guère de doute qu'elles ne bénéficient pas d'une protection équivalente en droit de l'Union, l'essentiel de ces domaines relevant de la compétence des États. Reprenant alors les termes mêmes des arrêts du 6 octobre 2020, il affirme, se référant à la menace terroriste, que la conservation pendant un an des données de connexion peut se justifier, en quelque sorte exceptionnellement, "si l'État fait face à une menace grave, réelle, actuelle ou prévisible". 

 


La mauvaise tête. Spirou et Fantasio. Franquin. 1954

 

L'interprétation de la Cour de cassation


Dans les arrêts du 12 juillet 2022, la Cour de cassation suit sensiblement le même chemin. En l'espèce, elle est saisie de plusieurs demandes d'annulation de réquisitions portant sur des données de trafic et de localisation, délivrées, soit dans le cadre d'une enquête de flagrance placée sous le contrôle du procureur de la République, soit dans le cadre d'une information sur commission rogatoire du juge d'instruction. Pour les requérants, la conservation de ces données est irrégulière car non conforme à la jurisprudence européenne qui a précisément sanctionné la loi de l'époque, celle qui impose aux opérateurs de les conserver pendant un an.

Le droit européen affirme que le juge national doit interpréter le droit français de manière conforme au droit de l'Union. La Cour de cassation doit donc s'assurer régulièrement que la conservation des données de connexion pendant un an pour la protection des intérêts de la Nation et la lutte contre le terrorisme est conforme au droit de l'Union. Elle vérifie donc l'existence d'une menace grave pour la sécurité nationale.

En l'espèce, la Cour relève que les fait relevaient de la grande criminalité, qui s'analyse en soi comme une menace grave pour la sécurité nationale. Selon les pourvois, on trouve le meurtre en bande organisée, le trafic de stupéfiants à dimension internationale, avec notamment la création d'une Start Up "Uber Green" chargée de livrer le cannabis à la demande. Face à cette délinquance, la réquisition des données de connexion et leur exploitation était donc indispensable au déroulement de l'enquête.

Comme le Conseil d'État, la Cour de cassation écarte finalement la rigueur de la jurisprudence européenne, en se livrant à une interprétation qui permet d'en atténuer considérablement la portée. 

 

La loi du 30 juillet 2021

 

Par la suite, les choses ont évolué, mais sans remettre en cause l'essentiel. La loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement a modifié le cadre juridique de la conservation des données de connexion. Définissant six types de données, elle reprend les principes posés par la jurisprudence française et persiste dans l'exigence de conservation d'un an des données, lorsqu'est constatée une menace grave, ou susceptible de le devenir, pour la sécurité nationale. Ce dispositif législatif est donc conçu pour renforcer le droit français face à une jurisprudence européenne perçue comme menaçante. 

 

La question du parquet

 

Reste un point sur lequel la Cour de cassation suit la CJUE qui, dans un arrêt du 2 mars 2021, rappelle que toutes les atteintes graves aux libertés individuelles doivent être ordonnées par un magistrat indépendant. Elle précise alors que « l’accès des autorités nationales compétentes aux données conservées est subordonné à un contrôle préalable effectué soit par une juridiction soit par une entité administrative indépendante". Sur ce point, la CJUE rejoint largement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déjà formulée dans l'affaire Moulin c. France du 23 novembre 2010

Certes, l'arrêt du 2 mars 2021 concerne le droit estonien, mais la Cour de cassation met en oeuvre ses principes. Selon les pourvois, elle opère une distinction entre les autorités susceptibles d'accéder à ces données de connexion. Le juge d'instruction, qui exerce une fonction juridictionnelle peut exercer ce droit d'accès. En revanche, le procureur ne peut y accéder directement. Selon le droit de l'Union, il dirige la procédure d'enquête préalable ou de flagrance et n'a donc pas une position de neutralité à l'égard des parties. 

Il est vrai que l'impact réel de ce ralliement à la jurisprudence de la CJUE est finalement modeste. En effet, la Cour de cassation précise que l'acte ayant autorisé l'accès aux données de connexion ne peut être annulé que si il a porté atteinte directement à la vie privée de la personne et si cette dernière a subi un préjudice. Ce principe a d'ailleurs été posé préalablement par la Cour de cassation, dans un arrêt du 7 septembre 2021. Dans les arrêts du 12 juillet 2022, il n'est pas très compliqué de démontrer que l'ingérence dans la vie privée des personnes poursuivies était prévue par la loi, poursuivait un but légitime - la recherche des auteurs d'une infraction pénale - et n'était pas manifestement disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi, si l'on considère la gravité des faits.

Les quatre décisions du 12 juillet 2022 peuvent être considérées comme un petit chef d'oeuvre dans le dialogue des juges mené par la Cour de cassation. On ne peut relever aucune opposition frontale à la CJUE. La nécessité de la conservation des données est interprétée à la lumière de la jurisprudence européenne, mais avec une savante exploitation des dérogations qu'elle autorise. Quant au rôle du parquet, il est certes mis en cause, mais sans que le sanction présente la moindre conséquence sur la procédure pénale en cours. Du grand art.


dimanche 10 juillet 2022

Le Conseil constitutionnel et l'assistance médicale à la procréation


Il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de faire des choix de société. Ces derniers relèvent exclusivement de la compétence du législateur.  Une telle constatation relève du lieu commun juridique, mais il est quelquefois utile de rappeler des vérités d'évidence. C'est ce que vient de faire le Conseil constitutionnel dans sa décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 8 juillet 2022, Groupe d'information et d'action sur les questions procréatives et sexuelles

Il était demandé au Conseil de se prononcer sur la conformité à la Constitution de l'article 2141-2 du code de la santé publique qui énonce : « L'assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à un projet parental. Tout couple formé d'un homme et d'une femme ou de deux femmes ou toute femme non mariée ont accès à l'assistance médicale à la procréation (...)". Cette disposition, issue de la dernière loi bioéthique du 2 août 2021, est bien connue, car elle a libéralisé l'accès à l'AMP. Le "projet parental" auquel fait référence le législateur n'est plus seulement celui d'un couple hétérosexuel, mais peut être celui d'un couple de femmes ou d'une femme seule.

 

La GPA dans le droit français

 

Bien entendu, nul n'ignore que la société française, et heureusement s'accommode fort bien d'autres formes de couples, et notamment des couples homosexuels masculins qui ne bénéficient pas de cette réforme. Les causes sont d'ordre technique, car l'AMP, pour deux hommes, implique nécessairement le recours à la gestation pour autrui (GPA). Or la GPA n'est pas conforme à l'ordre public français, car, nous dit le droit positif, elle constitue une incitation à l'abandon d'enfant. L’assemblée plénière de la Cour de cassation, dans un arrêt du 31 mai 1991, considère ainsi « que la convention par laquelle une femme s’engage, fut-ce à titre gratuit, à concevoir et à porter un enfant pour l’abandonner à sa naissance contrevient tant au principe d’ordre public de l’indisponibilité du corps humain qu’à celui de l’indisponibilité de l’état des personnes »

Cette jurisprudence n'a jamais été remise en question, même si les juges se montrent aujourd'hui plus libéraux envers les enfants nés d'une GPA, en leur permettant d'avoir la nationalité du couple qui a eu recours cette technique ainsi qu'un lien de filiation clairement établi à l'égard de chacun de ses membres. Sur le plan législatif, rien ne permet d'entrevoir une évolution dans le sens d'une libéralisation de la GPA en faveur des couples homosexuels masculins. Une proposition de loi a même été déposée le 21 février 2022, suggérant d'ajouter une phrase à l'article 16-7 du code civil :  « La procréation ou la gestation pour autrui est interdite en France". Certes, ce texte n'a aucune chance de prospérer, mais il témoigne néanmoins du fait que la GPA demeure, en droit français, une sorte de tabou. On peut y recourir à l'étranger, mais pas chez nous. 


 C'était une fille. Maurice Chevalier, 1920

Les transgenres et l'AMP

 

Il était donc inutile d'attaquer la loi bioéthique du 2 août 2021 en se fondant sur une discrimination au détriment des hommes. L'association requérante a donc préféré invoquer une discrimination qui ne met pas en cause la GPA, et elle invoque le droit des transgenres. Depuis un arrêt Rees c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986, confirmé par une décision B. c. France du 25 mars 1992, la CEDH considère que le droit d'une personne de mettre son identité en rapport avec son apparence relève de son droit à la vie privée. Dans un arrêt du 11 décembre 1992, la Cour de cassation prend acte de cette jurisprudence européenne et estime que, en cas de transsexualisme médicalement constaté, "le principe du respect dû à la vie privée justifie que son état civil indique désormais le sexe dont elle a l'apparence".

Si le changement d'état civil est acquis depuis longtemps, la jurisprudence récente a modifié le moment auquel il peut intervenir. En 1992, on considérait la transformation physique comme un préalable au changement d'état civil. La CEDH a sanctionné cette approche dans son arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017, et la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice permet désormais d'obtenir le changement d'état civil, sans avoir achevé le processus physique de transformation. La conséquence de cette évolution est que des hommes transgenres qui ont obtenu le changement de sexe à l'état civil peuvent avoir conservé un appareil génital féminin. Ils peuvent donc avoir des enfants, alors même qu'ils sont déjà de sexe masculin pour l'état civil.

C'est précisément cette hypothèse, il est vrai fort rare, qu'envisage l'association requérante. Elle invoque une discrimination, dans la mesure où ces hommes transgenres se voient refuser l'accès à l'AMP sur la seule mention de leur sexe à l'état civil. 

Certes, mais le Conseil rappelle que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge au principe d'égalité pour des motifs d'intérêt général. Or, selon le Conseil constitutionnel, permettre le recours à l'AMP par des transsexuels n'ayant pas achevé leur transformation reviendrait à "reconnaître l'existence d'une nouvelle catégorie sexuelle"  empruntant au sexe masculin pour l'état civil et au sexe féminin pour l'AMP. Et le Conseil ajoute que l'invocation du principe d'égalité dans ce domaine "supposerait l'existence d'un droit". Or ajoute-t-il, "un enfant est une personne et ne saurait être l'objet d'un droit exigé".

 

Le Conseil n'est pas législateur

 

La décision se traduit ainsi par un effet boomerang souvent constaté dans le cas des recours déposés par des militants. Les requérants aboutissent en effet à un résultat totalement contraire à ce qu'ils espéraient. En l'espèce, le Conseil affirme clairement, qu'en l'état actuel du système juridique, l'AMP n'est pas un droit, mais seulement une technique médicale strictement encadrée par le législateur. De fait, ce ne sont pas seulement les transsexuels mais aussi les homosexuels masculins qui sont, en quelque sorte, les victimes de cette décision. Ils ne peuvent plus, en effet, revendiquer un droit à l'AMP.

Le Conseil constitutionnel n'exclut pas une évolution dans ce domaine, mais il précise qu'il ne lui appartient pas "de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, d'une telle différence de situation". Certains commentateurs se sont offusqués de cette formulation, présentée comme un refus de se prononcer sur cette question. A leurs yeux, il appartient au Conseil constitutionnel d'étendre l'accès à l'AMP au fur et à mesure que se révèlent de nouvelles demandes. 

Ce point de vue suscite tant de questions que l'on peut se demander si les conséquences d'une telle démarche ont été sérieusement envisagées. Peut-on sérieusement affirmer qu'un groupe de neuf personnes nommées selon des critères reposant exclusivement sur l'amitié politique est plus démocratique que les représentants du peuple élus au Parlement  ? A-t-on envie de voir apparaître une sorte de Cour Suprême proche de celle qui existe aux États-Unis, capable d'imposer son idéologie conservatrice au Congrès ? En affirmant qu'il ne saurait se substituer au législateur, le Conseil constitutionnel semble vouloir s'opposer à une telle dérive, et c'est une bonne nouvelle pour la démocratie. Reste qu'un débat sur cette question au parlement sera évidemment le bienvenu.


Sur les bénéficiaires de l'AMP : Chapitre 7 section 3 § 2 B  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.





mercredi 6 juillet 2022

La bonne foi du bon docteur B.


Dans un arrêt du 5 juillet 2022, le Conseil d'État rappelle qu'un médecin ne saurait être poursuivi devant la formation disciplinaire du Conseil de l'Ordre pour avoir signalé un soupçon de maltraitance d'un enfant, lorsqu'il a réalisé ce signalement de bonne foi et conformément à la procédure prévue par la loi. 

Dans l'affaire jugée en cassation par le Conseil d'État, Mme C., mère de la petite Julie, âgée de neuf ans au moment des faits, a porté plainte devant le conseil départemental de l'Ordre des médecins. Elle reproche au docteur B., psychiatre attaché au centre médico-psychologique pour enfants et adolescents (CMPEA) de Lamballe, d'avoir signalé en novembre 2017 la situation de sa fille comme préoccupante à la Cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) des Côtes d'Armor. Le Dr B. s'inquiétait particulièrement du comportement de la mère de l'enfant à l'égard de sa fille. On observe que ce signalement n'est pas le premier, une première lettre ayant déjà été adressée à la CRIP en juin 2017, par un autre praticien, procédure qui avait suscité la prise en charge de l'enfant par la CMPEA.

Le conseil départemental de l'Ordre des médecins transmet la plainte sans s'y associer. Elle est rejetée en avril 2019 par la chambre disciplinaire régionale, qui condamne en même temps Mme C. à une amende de 1000 € pour recours abusif. Saisie en appel, la chambre disciplinaire nationale de l'Ordre des médecins annule la condamnation pour recours abusif, mais confirme le rejet de la plainte dirigée contre le docteur B. En cassation, le Conseil d'État maintient le rejet de la plainte, et, sans condamner la plaignante à une amende pour recours abusif, exige qu'elle verse, au titre des frais irrépétibles de l'article L 761-1 du code de la justice administrative, la somme de 1000 €.

 

Signalement et secret médical

 

L'arrêt du 5 juillet n'a rien de surprenant, mais il offre l'opportunité au Conseil d'État de rappeler les principes gouvernant la procédure de signalement et notamment son articulation avec le secret médical.

Pour Mme C., le docteur B. a violé le secret médical en transmettant à l'administration des informations sur la santé de sa fille. 

Le secret médical n'a rien de spécifique et constitue simplement l'une des facettes du secret professionnel défini par l'article 226-13 du code pénal : "La révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire, est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende".

Contrairement à ce qui est parfois affirmé par les médecins eux-mêmes, ce secret n'a rien d'absolu. L'article L 1110-4 al 3 du Code de la santé publique autorise ainsi le partage d'informations concernant un patient au sein d'une équipe médicale. Cette pratique était d'ailleurs considérée comme licite par le Conseil d'État dès un arrêt Crochette du 11 février 1972, intégré ensuite dans une circulaire du 20 avril 1973. Elle énonce que "l'obligation de secret professionnel lie nécessairement tous les auxiliaires du médecin qui sont ses confidents indispensables. Le secret est alors partagé entre ces diverses personnes et prend le caractère collectif". 

Ce partage peut aussi exister hors de l'équipe médicale, lorsqu'il s'agit d'informer l'administration ou le procureur de la République d'une situation potentiellement dangereuse pour la santé d'une personne. C'est alors un véritable devoir de signalement qui pèse sur le praticien. L'article 226-14 du code pénal précise en effet que "l'article 226-13 n'est pas applicable dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret. En outre, il n'est pas applicable (...) au médecin qui, avec l'accord de la victime, porte à la connaissance de la CRIP les sévices ou privations qu'il a constatés sur le plan physique ou psychique, dans l'exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences (...) de toute nature ont été commises". La loi du 5 mars 2007 ajoute un alinéa à ces dispositions, précisant que l'accord de la victime n'est pas nécessaire lorsqu'elle est mineure, ce qui est le cas de la jeune Julie.

 


 Le Chat. Philippe Gelück. 1999,9999. 1999


Condamnation des médecins, et des évêques


Ce devoir de signalement du médecin engage sa responsabilité pénale. Dans un arrêt du 27 avril 2011, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirme ainsi la condamnation d'un médecin pour non-dénonciation de mauvais traitements infligés à des personnes vulnérables. Attaché au pôle gérontologique d'un hôpital, il avais omis de déclarer des actes de maltraitance commis à l'égard des personnes âgées hospitalisées. A l'occasion de cet arrêt, la Cour précise que de telles informations ne sauraient être couvertes par le secret médical, car celui-ci ne concerne que les informations reçues de la personne protégée. Or, en l'espèce, il était bien clair que les victimes de ces sévices n'avaient aucunement demandé que de telles pratiques soient couvertes par le secret médical. Cette jurisprudence, confirmée ensuite dans une décision du 23 octobre 2013 impose donc la révélation de mauvais traitements, écartant de fait le secret médical dans une telle hypothèse.

On observe que cette levée du secret ne s'applique pas seulement aux médecins et au secret médical. Elle s'applique aussi aux religieux tentés d'invoquer le secret de la confession pour mettre à l'abri des poursuites pénales des membres clergé pédophiles. Le tribunal correctionnel de Caen a ainsi condamné l'évêque de Bayeux, le 4 septembre 2001, à trois mois de prison avec sursis pour ne pas avoir signalé à la justice les actes pédophiles commis par un prêtre de son diocèse, dont il avait eu connaissance.  Le jugement écarte alors formellement le secret professionnel, pourtant invoqué par les avocats de la défense.

Cette jurisprudence a été indirectement confirmée par la Cour de cassation, dans sa décision du 14 avril 2021 concernant les poursuites diligentées contre l'ancien archevêque de Lyon, accusé de ne pas avoir dénoncé des faits d'agressions sexuelles commis par un prêtre de son diocèse. En l'espèce, il n'est pas contesté que l'évêque était tenu de procéder à cette dénonciation, et il n'obtient la relaxe qu'en raison de la prescription et du fait que les victimes, devenues majeures, étaient elles-mêmes en mesure de dénoncer les traitements subis. 

 

La bonne foi du bon docteur B.

 

Reste évidemment le dernier moyen dont fait état la plaignante dans l'arrêt du 5 juillet 2022. Il est tiré de la loi du 5 novembre 2015 qui précise que le signalement aux autorités compétentes ne peut engager la responsabilité de son auteur, "sauf s'il est établi qu'il n'a pas agi de bonne foi". Dans ce cas précis, la bonne foi se définit a contrario : est de mauvaise foi celui qui connaît la fausseté des faits qu'il dénonce. Cette règle est d'ordre général et s'applique aussi bien aux médecins qu'aux lanceurs d'alerte, voire aux agents qui exercent leurs fonctions dans le renseignement. En l'espèce, le Conseil d'État rappelle que le docteur B. a agi de bonne foi, son signalement n'ayant pas d'autre finalité que la protection de l'enfant.

La responsabilité du docteur B. ne saurait donc être engagée, et l'arrêt du 5 juillet 2022 semble ainsi placé sous le sceau du bon sens. Il n'en demeure pas moins que cette décision témoigne, en creux, des menaces judiciaires qui désormais pèsent sur les médecins. Ils sont poursuivis lorsqu'ils s'abstiennent de faire un signalement sur des violences éventuelles. Mais ils sont aussi poursuivis lorsqu'ils font un signalement, parfois par ceux là mêmes soupçonnés d'être les auteurs des violences. En l'espèce, il est bien clair que le recours de Mme C. est bien proche du recours abusif, et le Conseil d'État a fait preuve de mansuétude en ne la condamnant qu'au paiement des frais irrépétibles. Peut-être serait-il plus judicieux, au contraire, d'utiliser cette sanction pour recours abusif de manière quasi-systématique, dans le simple but de dissuader ce type d'accusation.





samedi 2 juillet 2022

L'affaire des fiches, en Espagne


L'"Affaire des fiches" a éclaté en France en 1904, dans une Troisième République qui s'efforce de liquider l'affaire Dreyfus. On craint alors le faible attachement au régime républicain des officiers des forces armées, et l'administration va entreprendre de constituer un fichier, faisant état de leurs convictions religieuses et politiques. Ce fichier doit guider la décision en matière d'avancement et d'octroi de décorations, l'idée étant de constituer un haut état-major parfaitement républicain. Le scandale éclate en octobre 1904, mettant directement en cause le général André, ministre de la guerre. Le gouvernement Combes est finalement emporté dans la tourmente, en janvier 1905. A la suite de ce scandale, sera votée la loi du 22 avril 1905 qui ouvre à tous les fonctionnaires, civils et militaires, un droit d'accès à leur dossier professionnel. Elle constitue toujours le socle de notre droit de la fonction publique.

 

Des magistrats fichés

 

Le 28 juin 2022, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) s'est prononcée sur des faits relativement comparables dans un arrêt M. D. et autres c. Espagne, si ce n'est que les fichiers sont désormais gérés sur internet. En février 2014, une vingtaine de magistrats exerçant leurs fonctions en Catalogne, les requérants, ont signé une pétition affirmant que la population catalane devait pouvoir exercer sont "droit de décider", procédure conforme, à leurs yeux, à la Constitution espagnole et au droit international. Le 3 mars suivant, le quotidien national La Razon titrait : "La conspiration des trente-trois juges séparatistes". L'article faisait état d'un fichier, dans lequel étaient conservés non seulement les noms des juges considérés comme séparatistes, y compris certains n'ayant pas signé la pétition, mais encore leur photographie et, bien entendu, leurs convictions politiques. Ce fichier était géré par la police espagnoles, à partir des entrées figurant dans le fichier des titres d'identité.

Les magistrats fichés ont porté plainte et obtenu l'ouverture d'une information par un juge d'instruction. Mais la procédure n'a pas abouti et le juge d'instruction mit fin à la procédure. A ses yeux, si les faits de fichage étaient effectivement constitutifs d'une infraction, il n'existait aucun élément suffisant permettant de les imputer à une personne déterminée. L'appel n'a pas abouti, et le "Conseil général du pouvoir judiciaire" (l'équivalent du Conseil supérieur de la magistrature) a même engagé des poursuites disciplinaires contre ces magistrats, mais cette procédure n'a abouti à aucune sanction.

Devant la CEDH, les magistrats invoquent donc une violation de l'article 8 qui protège le droit au respect de la vie privée. Ils invoquent notamment le fait que leurs photos, prises dans la base des titres d'identité, ont été stockées sur un fichier illégal, avant que les fuites n'entrainent leur publication dans la presse. Il en est de même des opinions politiques qui ont été conservées et qui ont fuité de la même manière. Tous ces éléments relèvent de la vie privée, chacun étant maître de la diffusion de son image ou de ses convictions politiques.

En matière de recevabilité de la requête, la CEDH opère une distinction. Elle admet cette recevabilité en ce qui concerne le fichage illégal opéré par la police espagnole, responsable du fichier contesté. En revanche, elle écarte la partie du recours dirigée contre les fuites dans la presse. En effet, les magistrats n'ont engagé aucune poursuite, civile ou pénale contre les responsables des publications, les journaux étant les seuls responsables de ces divulgations. A cet égard, mais à cet égard seulement, le recours est irrecevable. Cette restriction est tout-à-fait conforme à la jurisprudence de la CEDH. Dans sa décision Selmouni c. France de 1999, elle affirmait déjà le caractère subsidiaire du recours devant la Cour, le principe étant que les juges internes doivent avoir eu l'occasion de sanctionner préalablement les atteintes aux droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Ne reste donc de la requête que la contestation d'un fichage illégal, mais elle est largement suffisante pour permettre la condamnation de l'Espagne.

 


Y'en a qui se disent Espagnols. Les Brigands. Offenbach

Florian Laconi

 

Manquement à l'obligation négative

 

L'article 8 impose une obligation négative qui consiste à ne pas interférer dans la vie privée et familiale des personnes. Certes des dérogations sont possibles, mais elles doivent alors être conformes aux exigences posées par l'article 8 §2 qui affirme que ces dérogations doivent être prévues par la loi, poursuivre un but légitime et être "nécessaires dans une société démocratique".  Dans l'arrêt M. M. c. Pays-Bas du 8 avril 2003, la CEDH affirme que ces conditions fonctionnent comme une sorte de Check List : si la première condition n'est pas remplie, il n'est pas nécessaire d'examiner les suivantes.

Or, en l'espèce, il est bien clair que le fichier constitué par la police espagnole est totalement dépourvu de fondement légal. C'est d'autant plus vrai que les opinions politiques sont considérées comme des données extrêmement sensibles dont la conservation doit être autorisée par une loi, au sens formel du terme, et que cette loi doit prévoir un haut niveau de protection de ces informations sensibles. Ces principes sont rappelés dans la décision Catt c. Royaume-Uni du 24 janvier 2019. En l'espèce, l'État espagnol a failli à ses devoirs en ne parvenant pas à empêcher ces interférences dans la vie privée. 


Manquement à l'obligation positive


En l'espèce, les autorités espagnoles ont aussi manqué à une obligation positive qui leur impose d'assurer une protection effective du droit au respect de la vie privée. Cette fois, il s'agit de sanctionner l'absence d'enquête, à la suite des fuites dans la presse. Il ne fait guère de doute que ces fuites venaient de l'administration espagnole, mais le chef de la police de Barcelone auquel ces informations étaient adressées n'a jamais entendu comme témoin.

Il appartient à la Cour, et elle l'a affirmé notamment dans l'arrêt Craxi c. Italie du 17 juillet 2003, de s'assurer de manière effective que le droit à la vie protégé. Pour cela, il doit recourir, si nécessaire, à des enquêtes pénales, principe repris dans la décision Khadija Ismayilova c Azerbahidjan du 10 janvier 2019. Et ces enquêtes doivent être suffisamment sérieuses pour permettre à la fois d'établir les faits, d'identifier les responsables et de les punir. Certes, il ne s'agit que d'une obligation de moyen et non de résultat, mais dans la décision Alkovic c. Montenegro du 15 décembre 2017, la CEDH rappelle que tous les moyens doivent être mis en oeuvre par l'État pour parvenir à un résultat.

En l'espèce, aucune enquête sérieuse n'a été diligentée en Espagne sur la manière dont les fuites ont pu se produire, alors même qu'elles ne peuvent émaner que de l'administration. Même si l'Audiencia Provincial, juge d'appel contre le premier classement sans suite, avait demandé d'autres investigations, et notamment l'audition du chef de la police de Barcelone, cette demande n'a eu aucune suite, du fait de la clôture du dossier par le juge d'instruction. Il apparaît ainsi que tant la justice que la police espagnole ont tout fait pour étouffer le contentieux dans l'oeuf, ne laissant aux magistrats fichés aucune voie de recours.

Les fichages politiques n'ont pas disparu et ne disparaîtront sans doute jamais, y compris dans les pays démocratiques. Le développement considérable du stockage de masse des données personnelles, l'attraction pour un droit américain qui ne reconnait pas la notion même de protection des données, toute une série d'éléments contribuent à accroître la tentation du fichage des données sensibles. La Cour européenne a le mérite de s'appuyer sur une conception européenne plus exigeante dans ce domaine, également incarnée dans le droit de l'Union européenne. C'est donc un droit européen "continental" qui se construit en matière de protection des données, et il faut espérer en la solidité de cette construction.


 

mardi 28 juin 2022

IVG : Pourquoi importer la crise américaine ?


Le 24 juin 2022, la Cour Suprême des États-Unis a rendu un arrêt historique Dobbs v. Jackson Women's Health Organization. Revenant sur la jurisprudence Roe v. Wade du 22 janvier 1973, la Cour affirme que la Constitution américaine ne confère pas un droit à l'IVG, laissant aux États fédérés le choix de leur politique en ce domaine. Et précisément, une douzaine d'entre eux ont déjà décidé d'interdire totalement l'IVG, et la liste risque évidemment de s'allonger dans les mois qui viennent.

Il s'agit, à l'évidence, d'une formidable régression des droits des femmes, sorte d'effet-retard de la présidence Trump qui a pu modifier de façon substantielle la composition de la Cour Suprême, désormais caractérisée par son extrême conservatisme. Certes, mais cette régression se produit aux États-Unis, pas en France. 

Les évènements qui affectent les États-Unis semblent pourtant faire l'objet d'une sorte d'acculturation en France, d'intégration d'une menace qui, pourtant, n'existe pas. La NUPES a annoncé ouvrir à la signature de tous les parlementaires, sauf le Rassemblement national, une proposition de loi protégeant l'IVG en l'inscrivant dans la Constitution. Dans la foulée, Aurore Bergé, toute récente présidente du groupe parlementaire Renaissance, a aussi annoncé une proposition en ce sens, initiative soutenue par le groupe "Les femmes avec Macron". 

Pourquoi cette agitation ? On n'en voit guère l'objet, si l'on considère que l'IVG ne donne pas réellement lieu à contestation en France, à l'exception de Christine Boutin et de quelques survivants de La Manif pour Tous. Mais ces opposants ouverts à l'IVG n'ont généralement plus de responsabilités politiques. Quant aux partis qui sollicitent les suffrages des Français, ils n'osent pas s'opposer franchement à l'IVG tant ils craignent les conséquences électorales d'une telle position. Même Éric Zemmour, pourtant champion des prises de position sexistes n'a pas osé aller jusqu'à afficher une opposition à l'IVG. Sa carrière politique, à ce stade, semble d'ailleurs quelque peu compromise.

 

De la tolérance à la liberté

 

Pour Simone Veil, défendant la loi qui allait prendre son nom en 1974, l'IVG devait « rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue ». A l’époque, il s’agissait de poser un principe de tolérance à l’égard d’une pratique, sans pour autant la consacrer comme une liberté fondamentale, ni même l’encourager. L'objet du texte était, à l'origine, de lutter contre des avortements illégaux mettant en danger la vie des femmes. Dans sa décision du 15 janvier 1975, le Conseil constitutionnel témoignait de la même prudence, se bornant à affirmer que la loi Veil n'était pas contraire à la Constitution, sans pour autant rattacher l'IVG à un droit ou à une liberté constitutionnelle.

A l'époque, le droit américain était plus avancé, car la décision Roe v. Wade rattachait déjà l'IVG à la vie privée de la femme. Mais la dynamique s'est rapidement inversée, avec l'intervention décisive du Conseil constitutionnel. Sa décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 marque en effet un tournant. Il énonce en effet que la loi du 4 juillet 2001 qui élargissait alors le délai d'IVG de huit à dix semaines, « n’a pas (…) rompu l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme (…) ». Et le Conseil précise que cette liberté de femme trouve son fondement dans l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui consacre la liberté individuelle. Depuis 2001, l'IFG est donc un droit de valeur constitutionnelle.

 

 

Tu n'as pas de nom. Anne Sylvestre. 1973

 

Des lois de protection

 

Par la suite, l'étendue de ce droit a été précisée, sans jamais que l'IVG soit remise en cause.  La loi du 31 décembre 1982 a établi un véritable droit d’obtenir une prestation effective prise en charge par la collectivité. Les réformes plus récentes ont suivi l’évolution des techniques médicales, et notamment de la possibilité de recourir à une IVG par voie médicamenteuse. Elles ont aussi tenu compte de l’évolution des mœurs avec la possibilité désormais offerte à une mineure derecourir à l’IVG sans autorisation parentale, à la condition toutefois qu’elle soit accompagnée d’une « personne majeure de son choix ». Tout récemment encore, la loi du 2 mars 2022 a étendu à quatorze semaines de grossesse la durée légale permettant l'IVG. 


La levée des obstacles matériels


De la même manière, des lois spécifiques sont intervenues pour lever les obstacles matériels à l'IVG, afin d'assurer le droit à l'effectivité de la prestation. 

La loi du 4 juillet 2001 supprime ainsi le droit dont disposait tout chef de service d’un hôpital public de refuser que des IVG soient effectuées dans son service. Le Conseil constitutionnel considère que cette disposition ne heurte pas liberté de conscience, dès lors que l’intéressé peut faire le choix, purement individuel, de ne pas pratiquer lui-même l’intervention. Il est cependant tenu d'orienter la patiente vers un confrère susceptible de pratiquer l'IVG.

Le délit d'entrave à l'IVG a permis de lutter efficacement contre les opérations de blocage organisées par des opposants qui, le plus souvent, cherchaient à empêcher le fonctionnement des services hospitaliers. Dans un premier temps, la loi du 27 janvier 1993 a créé un délit punissant le fait de perturber l’accès aux établissements qui pratiquent cette intervention ou d’exercer des menaces ou tout acte d’intimidation à l’égard des personnels qui y travaillent ou des femmes qui viennent subir une IVG. La loi du 4 août 2014 a ensuite étendu ce délit à toute action de nature à perturber l’accès des femmes à l’information sur l’intervention. 

Ces dispositions manquaient cependant de clarté, et la loi du 20 mars 2017 vise désormais les « pressions morales et psychologiques, menaces ou tout acte d’intimidation » effectués notamment par internet. Dans sa décision du 1ermars 2017, le Conseil constitutionnel déclare ces nouvelles dispositions conformes à la Constitution, et précise même que les sites d'opinion, dont bien entendu les sites anti-IVG, ne doivent pas cacher leur option militante derrière une prétendue neutralité. Sont particulièrement visés les numéros d'appel qui laissent croire aux intéressées qu'elles parlent avec un médecin alors que leur interlocuteur a des compétences plus religieuses que médicales.  

Depuis 1974, aucun texte n'est venu porter atteinte au droit à l'IVG, aucune décision du Conseil constitution ne l'a remis en cause. Au contraire, il n'a cessé de progresser en étant toujours plus fermement consacré comme une liberté.

 

Relancer le débat ?

 

Alors que le droit à l'IVG a déjà valeur constitutionnelle, quel est l'intérêt de l'intégrer formellement dans la Constitution ? Certes, on voit bien la manoeuvre politique. A l'heure où l'absence de majorité à l'Assemblée pose quelques problèmes au gouvernement, la constitutionnalisation de l'IVG peut être présentée comme un dossier consensuel, peut-être le seul. Enfin, une réforme qui pourrait peut-être arriver à terme sans que sa gestation soit interrompue !

Mais la mise en oeuvre d'une telle réforme risque, au contraire, de se révéler contre-productive, en réveillant un débat éteint. D'autres opposants pourraient apparaître, d'autant que l'on ignore assez largement le profil des nouveaux élus du Rassemblement national, et qu'un lobby catholique relativement actif existe au sein du parlement. A l'extérieur du parlement, quelques débris de la Manif pour Tous risquent aussi de se manifester, ou de manifester comme au bon vieux temps, entre les Invalides et la Place de l'Etoile. On sait que ces opposants à l'IVG sont peu nombreux, mais ils sont capables de faire du bruit en s'appuyant sur des mouvements religieux, un bruit sans rapport avec leur puissance réelle. N'est-ce pas exactement ce qui s'est passé lors du vote de la loi sur l'ouverture du mariage aux couples homosexuels ?

La solution est simple : laisser les Américains résoudre leur problème, de la même manière qu'ils devraient résoudre celui du port d'armes et des personnes qui les utilisent pour tirer sur des enfants, et peut être aussi, pendant qu'ils y sont, résoudre celui de la peine de mort. Ils ont du travail dans le domaine des libertés, mais c'est leur problème, pas le nôtre.


 Sur le droit à l'IVG : Chapitre 7 Section 3 § 1 du Manuel

samedi 25 juin 2022

Arrêt Rouillan c. France : Le contrôle de proportionnalité acrobatique


La Cour européenne des droits de l'homme n'est décidément pas à la recherche de la popularité et l'arrêt Rouillan c. France rendu le 23 juin 2022 en témoigne.  

 

Les propos de J. M. Rouillan

 

Le requérant, Jean-Marc Rouillan, ancien membre d'Action Directe, a été condamné en 1989 à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une peine de sûreté de dix-huit ans pour avoir participé aux assassinats de l'Ingénieur général de l'armement René Audran en 1985 et du PDG de Renault Georges Besse. Après avoir passé vingt-cinq ans en prison, le juge d'application des peines lui accorde une libération conditionnelle en 2012. En février 2016, soit trois mois après les attentats terroristes de novembre 2015 à Paris, Jean-Marc Rouillan accorde une interview au magazine "Le Ravi" diffusé dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur Il y déclare :

« En même temps non, mais j’en ai marre des poncifs anti-terroristes qui développent, des lâches attentats qui se développent, non moi j’en ai marre. Moi je les ai trouvés très courageux, ils se sont battus courageusement ils se battent dans les rues de Paris, ils savent qu’il y a deux ou trois mille flics autour d’eux. Souvent ils préparent même pas leur sortie parce qu’ils pensent qu’ils vont être tués avant d’avoir fini l’opération. On voit que quand ils arrivent à finir une action ils restent les bras ballants en disant merde on a survécu à cela. Mais les frères Kouachi quand ils étaient dans l’imprimerie, ils se sont battus jusqu’à leur dernière balle. Bon bah voilà, on peut dire on est absolument contre leur idée réactionnaire, On peut aller parler de plein de choses contre eux et dire c’était idiot de faire ça de faire ci. Mais pas dire que c’est des gamins qui sont lâches. »

 

Complicité d'apologie du terrorisme

 

Jean-Marc Rouillan est d'abord condamné pour complicité d'apologie publique d'un acte de terrorisme, délit alors réprimé par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. C'est en effet seulement avec la loi du 13 novembre 2014 que ce délit sera transféré dans l'article 421-2-5 du code pénal, sans que ses dispositions soient modifiées. La peine finalement prononcée contre Rouillan est de dix-huit mois d'emprisonnement, dont dix de sursis probatoire. Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel déclare l'article 421-2-5 du code pénal conforme à la constitution, dans une décision du 18 mai 2018. La chambre criminelle de la Cour de cassation rejette ensuite logiquement le pourvoi du requérant, dans un arrêt du 27 février 2018. Ayant ainsi épuisé les voies de recours internes, il se tourne alors vers la CEDH, voyant dans cette condamnation une atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Nul ne conteste en l'espèce que la condamnation de Rouillan emporte une ingérence dans sa liberté d'expression, mais les autorités françaises estiment qu'elle est conforme aux conditions posées par le paragraphe 2 de l'article 10. En d'autres termes, l'ingérence est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique.

Les deux premières conditions sont aisément remplies. Le délit d'apologie figure bien dans la loi, d'abord celle sur la presse du 29 juillet 1881, ensuite l'article 421-2-5 du code pénal qui a valeur législative. De même, les nécessités de la lutte contre le terrorisme constituent un but légitime justifiant que son apologie soit pénalement réprimée.

 


 Djihad 100% Hits 2014. Les Guignols. 2014

 

Un contrôle de proportionnalité acrobatique

 

Reste évidemment la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique, condition qui conduit la Cour à exercer un contrôle de proportionnalité quelque peu acrobatique. D'une manière générale, la Cour considère que la marge d'appréciation des États pour réduire la liberté d'expression dans le domaine des propos politiques est relativement faible, principe affirmé dans la décision Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996. Dans l'arrêt Sürek c. Turquie du 8 juillet 1999, la Grande Chambre déclare cependant : "Là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’Etat ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression". L'apologie de la violence autorise ainsi aux États des ingérences plus grandes dans la liberté d'expression.

Mais en l'espèce, la CEDH estime que l'ingérence était excessive, et il faut bien reconnaître que la motivation de la décision n'est ni éclairante, ni convaincante. 

La rédaction même de l'arrêt surprend. La Cour commence par reconnaître que les propos tenus par Jean Marc Rouillan "véhiculaient une image positive des auteurs d’attentats terroristes" et que leur diffusion "était susceptible de toucher un large public". Elle en déduit qu'ils ont pu être considérés comme une "incitation indirecte" à la violence terrorisme, observation un peu surprenante si l'on considère que le requérant a été condamné non pas pour incitation au terrorisme mais pour complicité d'apologie, incrimination différente. Quoi qu'il en soit, la Cour en déduit qu'elle ne voit "aucun motif sérieux de s’écarter de l’appréciation retenue par les juridictions internes s’agissant du principe de la sanction". 

Ce n'est pourtant pas la sanction qui constitue une ingérence excessive dans la liberté d'expression de Rouillan, mais la lourdeur de la peine. La CEDH condamne sur ce point les autorités françaises, sur la base d'un raisonnement empreint d'imperatoria brevitas.

 

Imperatoria Brevitas

 

La Cour affirme, se référant à son arrêt Otegi Mondragon c. Espagne du 15 mars 2011, qu'une  peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment en cas de diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence. Mais elle ne va pas jusqu'à déclarer qu'une peine de prison est nécessairement excessive lorsqu'elle réprime l'usage de la liberté d'expression. Ce serait aller à l'encontre de la décision rendue par le Conseil constitutionnel français le 18 mai 2018. Certes, mais, dans ce cas, la Cour aurait dû expliquer pourquoi la sanction des propos de Jean-Marc Rouillan ne s'inscrivaient pas dans des circonstances exceptionnelles, alors qu'ils ont été prononcés trois mois de très graves attentats terroristes. De même, aurait-il été judicieux d'expliquer dans quelle mesure le fait de louer les frères Kouachi que "se sont battus jusqu'à la dernière balle" ne doit pas être analysé comme un discours de haine. Hélas, on ne trouve aucune mention de ces questions dans la décision.

La CEDH mentionne que Jean-Marc Rouillan a été condamné à une peine de prison, et fait observer que cette peine a été aggravée par la Cour d'appel. Mais cette peine d'emprisonnement est, en réalité, une fiction juridique. Sur les dix-huit mois d'emprisonnement, dix sont accompagnés du sursis et les six mois restants ont été accomplis sous bracelet électronique. Cette circonstance est seulement mentionnée, sans que la Cour semble lui accorder un quelconque intérêt. Est-ce à dire que la Cour ne distingue pas entre une peine de prison et une peine assortie du sursis ? Là encore, quelques éclaircissements auraient été utiles.

 

Enfin, et c'est sans doute le plus important, la Cour ne fait aucun lien entre la gravité de la sanction et le fait que Jean-Marc Rouillan a tenu les propos litigieux alors qu'il faisait l'objet d'une mesure de libération conditionnelle. Or cette mesure était assortie de plusieurs obligations, notamment celle de s’abstenir de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle dont il serait l’auteur ou le co-auteur et qui porterait en tout ou partie sur l’infraction commise, et s’abstenir également de toute intervention publique relative à cette infraction. Certes, Rouillan n'a pas directement mentionné les faits dont il était l'auteur, mais il faut bien reconnaître que c'est parce qu'il était lui-même un ancien terroriste qu'il a été sollicité pour cette malheureuse interview. Si la Cour mentionne cet élément dans le rappel de la procédure qui a été diligentée contre Rouillan, elle se garde bien de s'interroger sur le point de savoir si les juges français n'étaient pas fondés à prononcer une peine plus lourde, dans l'hypothèse où le condamné était en libération conditionnelle au moment des faits. Ce point n'est même pas évoqué dans le contrôle de proportionnalité.


L'arrêt Rouillan c. France témoigne ainsi d'une tendance de la CEDH à rendre des décisions de plus en plus longues, et de moins en moins motivées. Le lecteur se voit infliger de longs rappels sur la procédure suivie, sur le droit international même s'il n'a qu'un lointain rapport avec le sujet, des multitudes de décisions antérieures qui ne permettent guère d'éclairer le débat. Tout cela s'achève par un contrôle de proportionnalité réalisé en quelques lignes qui ne mentionnent même pas des points essentiels du débat juridique. 

 

La protection des libertés mérite mieux, et la CEDH se livre ainsi à une pratique dangereuse, au moment précis où le Royaume-Uni déclare vouloir adopter un nouveau Bill of Rights conférant aux juges britanniques le monopole de l'interprétation de la Convention, certains parlementaires souhaitant même la sortie pure et simple du dispositif européen.  Si la France n'en est pas là, elle a aussi ses eurosceptiques et ils sont même de plus en plus nombreux au parlement. Les détracteurs de la juridiction européenne sont encore discrets, mais rien ne dit qu'ils le resteront. Quoi qu'il en soit, si la Cour a envie de donner de l'eau au moulin souverainiste, elle n'a qu'à continuer sur ce chemin.