L'usage de son arme par un membre des forces de police donne souvent lieu à contentieux. A-t-il ou non agi en légitime défense ? La réponse à cette question repose souvent sur une enquête minutieuse, donc relativement longue. Pendant qu'elle se déroule, des accusations de violences policières sont souvent formulées, reprises par les médias, parfois au point qu'elles viennent polluer la sérénité les investigations. L'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à l'unanimité le 18 mai 2022, Bouras c. France, précise à la fois les conditions de la légitime défense et les obligations imposées à l'État dans ce domaine. Elle affirme en effet qu'un gendarme qui a tiré sur une personne détenue durant un transfèrement alors qu'elle agressait sa collègue, agissait en légitime défense, et que l'enquête menée par les autorités françaises était satisfaisante au regard des contraintes imposées par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
Le drame s'est déroulé en juin 2014, dans le véhicule qui conduisait le détenu de la prison de Strasbourg au tribunal de Colmar. Le détenu a tenté de s'emparer de l'arme de la gendarme qui l'accompagnait et qui était assise à côté de lui, à l'arrière d'une Renault Clio. Celle-ci a résisté et une bagarre a suivi, qui a continué alors que le véhicule était arrêté sur la bande d'arrêt d'urgence de l'autoroute. Alors que sa collègue était immobilisée par le détenu, le second gendarme a sorti son arme, tenté d'intervenir pour mettre fin à la bagarre. Après sommation, il a finalement tiré, blessant mortellement le détenu agresseur. Après l'enquête interne diligentée par l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), le juge d'instruction prit finalement une ordonnance de non-lieu, contestée par les parents du détenu décédé. Ce non-lieu ayant été confirmé par la Chambre de l'instruction de la cour d'appel de Colmar, puis par la Cour de cassation. Ils saisissent donc la CEDH, en invoquant la violation du droit à la vie.
Le recours à la force absolument nécessaire
L'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme énonce que la mort peut résulter « d’un recours à la force
absolument nécessaire », lorsqu’elle s’inscrit dans la poursuite d'objectifs qu'il définit et surtout «empêcher l’évasion d’une personne régulièrement
détenue ». Il ne fait aucun doute que l'agression à laquelle s'est livré le détenu sur la personne de la gendarme qui l'accompagnait avait pour but son évasion.
Selon une jurisprudence inaugurée avec l'arrêt McCann et autres c. Royaume‑Uni du 27 septembre 1995, le recours à la violence létale, même si il poursuit un objectif licite, doit être à la fois nécessaire et proportionné à la menace pour l'ordre public. Il appartient donc à l'État défendeur de démontrer qu'il essayé de mettre en oeuvre d'autres moyens de contrôler la situation avant de recours à cette mesure extrême. En d'autres termes, il s'agit de montrer que l'homicide n'est pas le résultat d'un acte arbitraire.
L'enquête
Le contrôle de la proportionnalité exercé par la CEDH s'exerce toutefois essentiellement sur les procédures internes, les enquêtes qui ont été diligentées par l'État pour s'assurer que les conditions de la légitime défense étaient réunies. Elle affirme ainsi régulièrement, par exemple dans l'arrêt Camekan c. Turquie du 28 janvier 2014 qu'elle n'a pas pour mission de jouer "le rôle d’un tribunal de première instance compétent pour apprécier les faits" . C'est seulement lorsque les procédures internes n'ont pas été menées que la CEDH s'autorise à substituer sa version des faits à celle des juges internes, principe affirmé dans l'affaire Giuliani et Gaggio c. Italie du 25 août 2009. En tout état de cause, la Cour ne s'intéresse qu'à la responsabilité de l'État et non pas à la responsabilité pénale des auteurs de l'acte.
Dans le cas de l'affaire Bouras, la Cour observe que l'enquête de l'IGGN a clairement établi les faits, et que les juges internes ont très soigneusement motivé la décision de non-lieu. Il n'a pas été contesté que le gendarme qui a tiré a agi avec la "conviction honnête" que la vie de sa collègue était directement menacée. Sur ce point, il convient d'observer que le tireur était un gendarme adjoint volontaire (GAV) qui, à l'époque des faits, n'était pas soumis à la réglementation sur l'usage des armes applicables aux autres gendarmes, officiers et sous-officiers. Bien qu'ayant été formé à leur utilisation, il demeurait soumis au droit commun de la légitime défense. Celui-ci s'incarne donc tout entier dans l'article 122-5 du code pénal qui était alors ainsi rédigé : "« N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte".
La CEDH, dans l'arrêt Armani da Silva c. Royaume-Uni du 30 mars 2016, précise les éléments à prendre compte pour s'assurer que l'enquête est "effective". Elle doit reposer sur une analyse impartiale et objective des évènements, être transparente, communiquer ses résultats aux victimes, et enfin être achevée dans un délai raisonnable. En l'espèce, la Cour constate que l'opération de transfèrement avait été organisée de manière conforme au règlement en vigueur, et que rien ne permettait de prévoir l'agression qui s'est déroulée durant le transport. Elle ajoute que le tir mortel, unique, a été effectué après sommation et après d'autres tentatives de défense de la gendarme attaquée. Pour toutes ces raisons, la CEDH considère donc qu'il n'y a donc pas violation de l'article 2, le recours à la force étant proportionné à la menace.
La menace contre des personnes
L'affaire Bouras ne doit pas toutefois laisser penser que la CEDH hésite à sanctionner un usage de la force létale qui lui semble disproportionné à la menace. Dans l'arrêt Toubache c. France du 7 juin 2018, elle sanctionne ainsi l'État pour avoir admis la légitime défense dans le cas de forces de gendarmerie qui avaient fait feu sur un véhicule occupé par des délinquants en fuite. Mais il s'agissait de cambrioleurs qui n'exerçaient aucune menace directe sur les personnes. Tel n'était évidemment pas le cas dans l'arrêt Bouras, la menace sur la vie de la gendarme étant évidente. La loi du 28 février 2017, sans attendre l'issue de l'affaire Toubache, a d'ailleurs tenu compte de cette jurisprudence européenne en imposant aux forces de police et de gendarmerie de ne faire usage de leurs armes létales "qu'en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée".
La décision Bouras a pour intérêt de constituer un cas d'école de la légitime défense, à partir d'une situation d'agression dans laquelle elle n'était guère contestable. Si les parents de la victime y ont vu une violence policière, la fragilité de leur position était très visible. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt montre l'importance de l'enquête, puisque son honnêteté est finalement l'élément essentiel apprécié par la Cour. Si l'État diligente une enquête à charge et à décharge, si les faits sont clairement établis et si la menace physique était grave, la Cour laisse finalement aux juges internes une large autonomie pour apprécier la légitime défense. A cet égard, la revendication de présomption de légitime défense mise en avant par certains, et notamment par des syndicats de police, apparaît d'un intérêt finalement très limité. Une enquête honnête, au sens où l'entend la CEDH, saurait rapidement, si nécessaire, renverser la présomption.
Sur le droit à la vie : Chapitre 7 Section 2 du Manuel