Intitulée "Pourquoi le projet de loi anti-Covid heurte de manière disproportionnée nombre de libertés fondamentales», elle affirme tout net l'inconstitutionnalité du texte. Le lecteur est prié de prendre pour argent comptant les propos péremptoires qui sont tenus. Quant au Conseil constitutionnel, il n'a qu'à bien se tenir et à suivre aveuglément l'analyse juridique qui est développée. Le groupe des signataires compte cinq professeurs de droit et cinq avocats. C'est dire s'ils sont compétents !
Dans le cas présent, cette tribune n'est qu'une accumulation d'erreurs juridiques ou d'interprétations tellement excessives qu'il est bien peu probable que le Conseil constitutionnel les reprenne à son compte. Prenons quelques exemples qui ne prétendent pas être exhaustifs.
Passe sanitaire et obligation vaccinale
Le texte s'ouvre ainsi : "Soumettre l'exercice de certaines activités à la présentation d'un « Passe sanitaire » aboutit en pratique à une obligation vaccinale pour le personnel intervenant (travaillant) dans les domaines listés ainsi qu'aux citoyens souhaitant y accéder". Cette affirmation est largement reprise par ceux qui manifestent contre le passe-sanitaire, mais un juriste ne saurait réaliser un tel amalgame. Il n'ignore pas que la loi se borne se borne à imposer un passe sanitaire pour voyager, entrer dans certains lieux ou se livrer à certaines activités. Une personne qui refuse le passe sanitaire peut renoncer à voyager, à aller au cinéma ou au restaurant. Cette possibilité de faire prévaloir ses convictions interdit d'analyser juridiquement le passe sanitaire comme une obligation vaccinale. Certes, il n'est pas nié qu'il constitue une incitation à se faire vacciner, mais ce n'est pas une contrainte juridique.
De fait, le moyen tiré de l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen s'effondre de lui-même. Certes, "nul ne peut être contraint de faire ce que la loi n'ordonne pas", mais en l'espèce... la loi n'ordonne pas la vaccination. Un juriste dépassionné dirait que le moyen manque en fait.
Obligation vaccinale des soignants
Les signataires s'en prennent ensuite à l'obligation vaccinale imposée aux soignants. Cette fois, ils procèdent par accumulation de normes juridiques, accumulation sans doute destinée à empêcher le lecteur de réfléchir, tant il est fasciné et un peu assommé par tant de culture juridique. On trouve ainsi empilés, sans aucune analyse précise, le droit de ne pas être lésé en raison de ses opinions ou de ses croyances, le principe de nécessité des peines, le principe d'égalité, la protection de la santé, le droit à l'intégrité physique et à la dignité, l'égal accès aux emplois publics, et le principe de précaution.
Cet inventaire à la Prévert mériterait sans doute une analyse psycho-sociologique. On y trouve en effet la référence à la liberté des "croyances", notion étonnante sous le plume de juristes. Ils ne peuvent ignorer que le droit ne connaît que la liberté des "convictions" qui signifie le droit d'avoir des convictions religieuses, ou de ne pas en avoir. Pour les signataires, le droit des "croyances" se rattache directement à la religion, et tant pis pour ceux qui n'en ont pas. Le lien entre les "anti-vax" et l'intégrisme religieux apparaît alors, en creux, dans une analyse qui se veut juridique.
Cette accumulation de références normatives évoque ces bateaux de pêche trainant un filet derrière eux pour capter tout ce qu'ils peuvent rafler. Procédé d'avocat, mais trop charger la barque risque de conduire au naufrage. Les auteurs semblent oublier que les libertés publiques, et notamment les libertés du travail, les droits sociaux et le droit à la santé, s'exercent dans le cadre des lois qui les réglementent.
Or, des lois réglementant la vaccination, il y en a déjà beaucoup et elles ont déjà été contestées exactement sur les mêmes fondements. Les signataires oublient de mentionner la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 mars 2015. Des parents avaient alors déposé une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause la loi qui leur imposait de vacciner leurs enfants. Le Conseil constitutionnel écarte alors le moyen fondé sur le droit à la santé. Il reprend les termes mêmes du Préambule de 1946, que les auteurs de la tribune s'abstiennent de citer car il déclare que "La Nation garantit à tous (... ) la protection la santé". Le droit à la santé n'est pas une prérogative individuelle mais un devoir de l'État, objet d'une politique publique. Aux yeux du Conseil, il n'appartient donc pas aux parents d'apprécier le bien-fondé d'une politique publique de vaccination obligatoire.
Quant aux autres moyens d'inconstitutionnalité, ils étaient également soulevés en 2015, mais le Conseil les a balayés très rapidement, se bornant à affirmer que les dispositions imposant la vaccination obligatoire "ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit".
On pourrait évidemment ajouter d'autres erreurs, comme celle qui consiste à invoquer
le "Code de Nüremberg" pour contester la vaccination obligatoire des
soignants, alors même que ce "Code" n'est qu'une partie du jugement d'un
tribunal militaire américain chargé par les Alliés de juger des
"expérimentations médicales" mises en oeuvre par les médecins
nazis. Bien entendu, un tel texte est totalement dépourvu de puissance
juridique en droit français. Les signataires de la tribune, l'invoquent pourtant, estimant donc qu'une décision de la justice américaine a valeur constitutionnelle en droit français.
Les signataires de la tribune cherchent tout de même d'autres arguments plus sérieux. Heureusement, il y a le principe de proportionnalité, bonne à tout faire du Conseil constitutionnel. Il l'utilise largement pour aboutir au résultat auquel il souhaite parvenir. Il s'agit en effet d'apprécier la proportionnalité de la norme législative par rapport à la finalité poursuivie.
Nuit de Walpurgis. Faust. Ballet de l'acte III. Gounod
Ekaterina Maximova. Bolchoï. 1974
Contrôle de proportionnalité et/ou erreur manifeste d'appréciation
Ce chapitre de la tribune des "dix juristes" est probablement celui qui pose le plus de problèmes juridiques. D'abord, parce qu'ils semblent assimiler contrôle de proportionnalité et erreur manifeste d'appréciation. Sans doute une erreur de plume due à l'urgence de la situation... Ensuite, parce qu'ils affirment que les personnes ayant des anticorps ne peuvent bénéficier du passe sanitaire, ce qui est faux. Le passe sanitaire peut en effet contenir un certificat d'immunité prouvant que l'on a été infecté par le virus dans les six mois précédents par le virus. Cette fois, ce n'est pas une erreur de plume, mais plus certainement l'influence délétère de "Fake News" qui circulent actuellement en abondance.
Sur le fond, les signataires procèdent en effet à une étrange identification de la finalité des dispositions législatives. A leurs yeux, il s'agit simplement, dans un lieu donné, "de garantir, la seule présence de personnes ne présentant pas un « risque » de transmission du virus pour les autres". Le passe sanitaire est donc présenté comme une mesure disproportionnée par rapport à une finalité aussi modeste.
A l'appui de cette analyse péremptoire, les auteurs citent la décision rendue sur QPC le 25 janvier 2019. Ceux qui ont eu la curiosité d'aller la lire ont certainement été surpris. Le Conseil y annule une disposition législative relative au remboursement des frais de taxi aux assurés sociaux, et le fondement de cette annulation ne repose pas sur un contrôle de proportionnalité mais sur une rupture d'égalité entre les entreprises concernées. Avouons que nous sommes un peu loin du sujet.
Là encore, les signataires oublient de se référer à la décision déjà citée du 20 mars 2015, pourtant nettement plus en rapport avec les dispositions qu'ils contestent. Elle précise pourtant clairement la finalité attribuée par la loi à une obligation vaccinale. Le Conseil affirme qu'il s'agit de "définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective". En l'espèce, la finalité de la vaccination n'est pas de permettre aux enfants d'entrer à l'école. Le refus de scolarisation opposé aux enfants non vaccinés n'est que la sanction de l'obligation vaccinale, ce n'est pas sa cause. Il en est de même de l'actuel passe sanitaire. Sa finalité n'est pas d'empêcher certains citoyens d'aller au cinéma ou au restaurant, mais de protéger la santé publique. Les auteurs de la tribune, pourtant juristes, confondent ainsi la finalité de la loi avec la sanction de l'obligation qu'elle impose.
S'effondre alors tout l'argumentaire reposant sur une quelconque rupture d'égalité. Il ne fait d'ailleurs aucun doute que les personnes vaccinées ne sont pas dans la même situation que celles qui refusent de l'être ou qui ne le sont pas encore. Conformément à une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, des personnes qui sont dans des situations différentes peuvent donc être traitées de manière différenciée par le législateur.
L'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
Il est tout de même intéressant de noter que parmi cette accumulation de normes constitutionnelles ainsi jetées à tout vent, il est une grande absente. L'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen énonce : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Mais pourquoi cette disposition est-elle absente d'une analyse qui se présente comme juridique ? L'existence même du passe sanitaire comme de l'obligation vaccinale pourrait en effet être justifiée par cette seule disposition qui consacre finalement la notion même de liberté publique.
Cette absence révèle tout l'intérêt de cette tribune, cas d'école d'un certain obscurantisme juridique. Elle repose en effet sur une conception des droits de l'homme comme étant le droit de chacun de faire ce qui lui plaît. Toute intervention de l'État, toute politique publique, est jugée attentatoire à la liberté. "Autrui", au sens de l'article 4 de la Déclaration de 1789, n'existe pas ou plutôt n'intéresse pas. Chacun décide lui-même de l'étendue de ses droits et exige de l'État qu'il lui permette de vivre comme il l'entend.
Mais à ces droits de l'homme issus tout droit du libéralisme du XIXe siècle s'opposent heureusement les libertés publiques, celles qui précisément s'exercent dans le cadre des lois qui les règlementent. Elles définissent des droits et des devoirs, devoirs de l'État et devoirs des citoyens . Pour une fois, le passe sanitaire permet d'envisager les libertés non pas à travers l'approfondissement des droits, mais à travers le prisme des devoirs. Car les libertés ne concernent pas seulement l'individu mais aussi l'ensemble de la société. Il appartient ainsi à l'État de créer des normes pour protéger le droit à la santé, et il est du devoir des citoyens de protéger non seulement leur santé mais aussi celle d'autrui. "Faire tout ce qui ne nuit pas à autrui", une belle formule que les "dix juristes" auteurs de la tribune devraient méditer.
Sur l'état d'urgence sanitaire : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, conclusion.