La décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 15 juillet 2021 sanctionne le droit slovène qui refusait à un militaire le droit au paiement d'heures supplémentaires. En l'espèce, le sous-officier se plaignait d'un système prévoyant un "service de garde" ininterrompu de sept jours par mois. En réalité, il s'agissait plutôt d'une astreinte, car cette semaine était partagée entre une garde effective et des périodes durant lesquelles il devait demeurer joignable en permanence au sein de la caserne où il était affecté. Et si le militaire touchait une prime d'astreinte de 20 % de sa solde pendant cette semaine, il n'était pas rémunéré en heures supplémentaires.
Au lieu de choisir un autre métier, ce qui aurait été judicieux car il n'avait manifestement pas la vocation militaire, le sous-officier slovène a préféré saisir les tribunaux. A l'occasion de ce contentieux, les juges slovènes interrogent la CJUE sur l'applicabilité au litige de la directive du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail. La Cour répond positivement, ce qui a conduit certains commentateurs à déduire que la CJUE exigeait désormais que les militaires soient considérés comme des fonctionnaires comme les autres.
Le "saucissonnage" des activités militaires
Les autorités françaises ont sans doute prêté le flanc à cette analyse car, comme les gouvernements allemand et espagnol, elles ont présenté des observations devant la Cour des observations plaidant pour que la directive soit globalement déclarée inapplicable aux armées. Elles invoquaient notamment le modèle français d'armée professionnelle et le statut des militaires qui précise qu'ils "peuvent être appelés à servir en tout temps et en tout lieu".
La CJUE refuse cette approche globale de la spécificité du statut militaire. Elle préfère "saucissonner" les activités des forces armées, en considérant que doivent être soumises à la directive les activités qui sont très proches de celles d'un "travailleur" public ou privé ordinaire. Ce "travailleur" est défini par la directive comme une "personne qui accomplit, en faveur d'une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle reçoit une rémunération".
Maître Péronilla. Jacques Offenbach
Acte 3 : Chanson militaire "Toujours fidèle à la consigne"
Orchestre national de France
Le militaire n'est pas un travailleur comme les autres
Cette démarche porte toutefois en elle sa propre destruction, car la CJUE est bien obligée de constater qu'un militaire n'est pas tout-à-fait un travailleur comme les autres. Parmi les activités relevant de la directive, elle cite celles "qui sont liées à des services d'administration, d'entretien, de réparation, de santé, de maintien de l'ordre ou de poursuite des infractions". A priori, le champ est assez vaste, allant du commissariat à la logistique, en passant par la prévôté et les missions des gendarmes mobiles.
En revanche, ne sont pas soumises à la directive, les activités liées à la formation initiale des militaires, à l'entrainement opérationnel et, bien entendu, aux opérations militaires proprement dites. Il en est de même des activités "qui ne se prêtent pas à un système de rotation des affectifs", voire tout simplement à une planification du temps de travail, surtout lorsqu'une telle pratique ne pourrait exister "qu'au détriment du bon accomplissement des opérations militaires".
La notion d'"opération"
En prévoyant ces dérogations, la CJUE reconnaît la singularité de la fonction militaire et offre aux États, et notamment à la France, de larges possibilités de soustraire les forces armées aux exigences de la directive. La notion d'"opération" telle qu'elle est actuellement utilisée dans l'armée est largement suffisante pour déroger très largement aux dispositions de la directive.
Ainsi, les activités de patrouille sur le territoire pour lutter contre le terrorisme relèvent-elles de l'opération "Sentinelle". Les gendarmes mobiles, quand ils contrôlent une manifestation, se livrent à une "opération de maintien de l'ordre". Pour ce qui est de la prévôté, sa compétence est désormais limitée aux "opérations extérieures" etc. Quant aux services de "réparation", ils sont chargés du "maintien en condition opérationnelle" des matériels et ne sont donc pas détachables des opérations qu'ils préparent. Que reste-t-il qui soit soumis à la directive ? Quelques tours de garde déjà organisés par rotation et sans heures supplémentaires, quelques activités de bureau, à la condition qu'elles ne préparent pas des "opérations"...
La décision du 15 juillet 2021 est donc bien loin d'une mise en cause radicale de la spécificité militaire française. C'est si vrai que la Cour ne parvient pas réellement à se prononcer sur la situation du sous-officier slovène, et répond donc que son tour de garde relève de la directive si il est sans lien avec l'une des situations dérogatoires qu'elle énonce. Ajoutons d'ailleurs que la portée de l'arrêt ne dépasse pas la question du temps de travail, champ d'application de la directive. Les autres éléments dérogatoires du statut des militaires français comme l'absence de liberté syndicale ou de droit de grève ne sont pas en cause.
En fait, la décision pose sans doute un problème plus grave, cette fois pour le droit européen lui-même. Car la directive prévoit des dérogations, en faveur des pêcheurs, des gardiens d'immeubles et d'autres catégories de travailleurs, mais elle est muette sur les militaires. Certes, on peut considérer qu'ils y sont soumis, car son article 1er mentionne qu'elle s'applique "à tous les secteurs d'activités, privés ou publics". Mais les dérogations énoncées par la CJUE sont purement prétoriennes.
A cet égard, la décision contient des éléments de fragilité à une époque où certains États de l'Union européenne n'hésitent pas à manifester leur agacement à l'égard des interventions de la Cour dans les domaines régaliens. Ils affirment ainsi, alors même que cette assertion est dépourvue de fondement juridique, qu'ils sont liés par les traités, mais pas par la jurisprudence. Surtout la question est maintenant la suivante : la directive devra-t-elle être modifiée pour tenir compte de cette jurisprudence ? Si c'est le cas, on ne doute pas que les autorités françaises feront entendre leur voix. Dans le cas contraire, chacun continuera à faire ce qu'il a envie de faire.