Saisi par une série d'associations et de syndicats, le Conseil d'État s'est prononcé, par un arrêt du 10 juin 2021 sur le "Schéma national du maintien de l'ordre", document qui a pour objet de fixer la doctrine du maintien de l'ordre applicable aux manifestations se déroulant sur le territoire national. Concrètement, le document est une annexe à la circulaire du 16 septembre 2020 adressée par le ministre de l'intérieur aux préfets ainsi qu'au directeur général de la police nationale et au directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN). Observons que cette circulaire, d'abord diffusée sur le site du ministère de l'intérieur, n'est plus aujourd'hui accessible.
La recevabilité
Ce texte, comme l'annexe qui l'accompagne, est pourtant susceptible de recours pour excès de pouvoir. Depuis l'arrêt Duvignères du 18 décembre 2002, il est désormais acquis que le juge administratif peut apprécier la légalité des circulaires lorsqu'elles comportent des effets impératifs sur les administrés. Autrement dit, la circulaire devient attaquable lorsqu'elle donne une interprétation du droit susceptible de conduire à l'édiction de décisions applicables aux administrés. Tel est le cas en l'espèce, car le Schéma national du maintien de l'ordre modifie la situation juridique des organisateurs de manifestations, des manifestants, des journalistes qui couvrent le rassemblement, et même des tiers qui ne faisaient que passer dans le quartier.
Le choix du jugement au fond
Sur le fond, le Conseil d'État est essentiellement saisi des dispositions qui définissent un cadre juridique contraignant pour l'activité de la presse durant les manifestations. On constate d'emblée qu'il aurait pu les annuler pour incompétence, et il ne manque pas de le mentionner discrètement. Il affirme ainsi qu'il "appartient au législateur, compétent en vertu de l'article 34 de la
Constitution pour fixer notamment les règles concernant les garanties
fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés
publiques, d'assurer la conciliation entre, d'une part, l'exercice des
libertés constitutionnellement garanties que constituent la liberté
d'aller et venir, la liberté d'expression et de communication et le
droit d'expression collective des idées et des opinions et, d'autre
part, la prévention des atteintes à l'ordre public et notamment des
atteintes à la sécurité des personnes et des biens et de définir à ce
titre le régime juridique applicable à la liberté de manifestation". En l'espèce, le ministre de l'intérieur agissait en qualité de chef de service et entendait définir les conditions d'exercice du maintien de l'ordre. Mais cette compétence s'exerce, sous réserve des compétences attribuées à d'autres autorités, et donc au législateur.
Le Conseil d'État écarte pourtant l'incompétence, et préfère statuer au fond. Ce choix lui permet de donner à la présence des journalistes dans les manifestations un fondement directement constitutionnel, l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui garantit "la libre communication des pensées et des opinions".
Le Conseil d'État formule alors un principe selon lequel "la présence de la presse et des journalistes lors des manifestations
revêt une importance particulière", d'abord parce qu'elle leur permet de rendre compte de la manifestation elle-même, ensuite parce qu'elle "contribue ainsi notamment à
garantir, dans une société démocratique, que les autorités et agents de
la force publique pourront être appelés à répondre de leur comportement à
l'égard des manifestants et du public en général et des méthodes
employées pour maintenir l'ordre public et contrôler ou disperser les
manifestant". Cette formulation est bien proche de celle couramment employée par la Cour européenne depuis son célèbre arrêt Goodwin c. Royaume-Uni de 1996, selon laquelle la presse est "le chien de garde de la démocratie".
Manifestation. Octobre 2019
Les dispositions relatives à la liberté de presse
Conséquence de cette affirmation, le Conseil d'État annule les dispositions qui, dans la rédaction adoptée, portent atteinte aux droits des journalistes.
La désignation, au sein des forces de l'ordre, d'un "officier référent", chargé des contacts avec les journalistes pendant la manifestation est évidemment contestée. Concrètement, il s'agit de mettre en place un canal d'échange, tout au long de la manifestation,
avec les journalistes, titulaires d'une carte de presse, et accrédités
auprès des autorité. La procédure est ainsi assez semblable à la pratique des journalistes "embedded" dans les opérations militaires. Contrairement à ce que réclamaient les requérants, le Conseil d'Etat refuse de sanctionner l'idée même d'offrir un canal privilégié aux journalistes titulaires d'une carte de presse et accrédités. Il sanctionne en revanche le flou qui entoure cette "accréditation auprès des autorités", dont on ignore les conditions d'octroi, et c'est ce seul morceau de phrase qu'il annule. C'est d'ailleurs pleinement suffisant pour réduire à néant toute la procédure.
De même est annulée la disposition qui autorisait les journalistes à "porter des équipements de protection, dès lors que leur identification est confirmée et leur comportement exempt de toute infraction". Il est certes probable que le ministre de l'intérieur voulait simplement dire que les journalistes ne pouvaient être condamnés sur le fondement de la loi du 10 avril 2019 interdisant la dissimulation du visage durant une manifestation. Mais le moins que l'on puisse dire est que la circulaire est bien mal écrite, le ministre semblant fixer des conditions au port d'équipements de protection. Un journaliste non identifié et au comportement non exempt de toute infraction semble donc pouvoir être poursuivi. Rien de choquant à cela, si ce n'est qu'une disposition pénale est du domaine de la loi. Là encore, l'annulation du Conseil d'État peut s'analyser comme une incompétence de courtoisie.
Enfin, dernière disposition concernant la presse, celle qui soumet les journalistes au délit constitué par le refus d'obtempérer, après que les forces de l'ordre aient procédé aux sommations ordonnant la dispersion de la manifestation. Cette fois, le Conseil se fonde directement sur la liberté de presse, rappelant qu'elle a le droit d'être présente sur le lieu d'un attroupement, afin de "rendre compte des
événements qui s'y produisent", y compris, et même surtout, après les sommations. A noter tout de même que le Conseil d'Etat soumet cette présence sur les lieux à conditions : les membres de la presse ne doivent pas être confondus avec les manifestants et ne pas faire obstacle à l'action des forces de l'ordre. Ces éléments montrent que le juge est parfaitement conscient du danger que représentent les "faux journalistes", militants de toutes sortes qui prétendent rendre compte des évènements alors qu'ils en sont les acteurs.
Consacrant le rôle de la presse comme "chien de garde de la démocratie", le Conseil d'Etat rejoint la jurisprudence de la Cour européenne. Sa jurisprudence est plus nuancée, lorsqu'il juge des dispositions relatives à la "nasse".
La nasse
La nasse ou "kettling" désigne l'encerclement d'un groupe de manifestants pour contrôler le rassemblement, interpeller des auteurs d'infractions et, d'une manière générale, prévenir la diffusion de la violence dans un espace non contrôlé. En tout état de cause, le Schéma prévoit que cette nasse doit impérative comporter un point de sortie. Là encore, le Conseil d'Etat ne se déclare pas opposé à une telle pratique. Au contraire, affirme-t-il qu'elle "peut s’avérer nécessaire dans certaines
circonstances précises".
Sur ce point, il rejoint la CEDH qui, dans une
décision du 15 mars 2012, Austin et
a. c. Royaume Uni, considère que le maintien de personnes durant sept heures à l’intérieur
d’un cordon de police, lors d’un rassemblement altermondialiste, ne porte
atteinte ni au principe de sûreté, ni à la liberté de manifester. De même le Conseil constitutionnel a-t-il refusé de sanctionner cette pratique. Il est vrai que sa décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 12 mars 2021 M. Marc A. et autres, était le résultat d'une démarche contentieuse un peu étrange. Les requérants invoquaient en effet une incompétence négative, reprochant à l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure de ne pas mentionner la technique de la nasse. Or ces dispositions se bornent à consacrer la sécurité comme un droit fondamental que l'Etat a le devoir de mettre en oeuvre, sans aucun rapport donc avec les techniques du maintien de l'ordre. Plaider l'incompétence négative relevait donc d'une belle aventure militante, mais pas très juridique.
Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat s'est trouvé, lui aussi, pris dans la nasse. Il ne pouvait raisonnablement aller à l'encontre d'une décision du Conseil rendue il y a à peine trois mois, et d'une jurisprudence solide de la CEDH. Il a donc préféré exercer son contrôle de proportionnalité et sanctionner, comme d'habitude, une disposition mal écrite. Observant que la nasse "est susceptible d’affecter
significativement la liberté de manifester et de porter atteinte à la
liberté d’aller et venir", il affirme ainsi que le Schéma national du maintien de l'ordre aurait dû préciser les cas où il est recommandé de l'utiliser. Sans cette obligation d'énoncer les motifs justifiant une telle techniques, son utilisation pourrait ne pas être "adaptée, nécessaire et
proportionnée aux circonstances".
Il est évident que la décision du Conseil va être critiquée. Les forces de l'ordre vont certainement déplorer le succès d'une initiative militante qui les prive de certains moyens de contrôle de la violence. Les requérants, syndicats et associations, vont certes se réjouir officiellement de ces annulations. Mais ils n'ignorent pas qu'un nouveau Schéma de maintien de l'ordre sera sans doute publié rapidement, tenant compte cette fois des irrégularités sanctionnées par le Conseil. Il ne reste plus à espérer que le ministre de l'intérieur prendra quelques conseils juridiques avant de rédiger la nouvelle mouture.
Sur la liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12 section 1 § 2