En l'espèce, il suffit au Conseil d'Etat d'affirmer que "la circulaire attaquée s'est bornée à donner instruction aux administrations de respecter, dans la rédaction des actes administratifs, les règles grammaticales et syntaxiques en vigueur". Ce rejet est loin d'être une surprise, mais la décision nous renseigne néanmoins sur le refus très clair d'autoriser ou seulement de tolérer l'écriture inclusive.
"En langage maternel françois et non autrement"
Jusqu'à présent, les contentieux portant sur la langue concernaient essentiellement son usage. Rappelons que l'Etat s'est largement construit en imposant l'usage de la langue française dans les documents officiels, comme le prescrit l'article 111 de la célèbre ordonnance de Villers-Cotterêts : " Nous voulons d'oresnavant que tous, arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploicts de justice (...) soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement".
Ce texte du 25 août 1539, rédigé dans une très belle langue, a toujours aujourd'hui valeur juridique. Pour ne prendre qu'un exemple parmi de nombreux, la première chambre civile de la Cour de cassation annule sur son fondement, dans un arrêt du 25 juin 2009, la vente d'une oeuvre d'art mise en enchères accompagnée d'une expertise rédigée en langue anglaise et non traduite.
Inquiet face à l'usage de plus en plus généralisé d'une novlangue d'inspiration anglo-saxonne, le législateur s'est efforcé de protéger l'usage du Français. La loi du 31 décembre 1975 l'imposait ainsi dans les contrats, et notamment le contrat de travail, avant d'être abrogée par la loi du 4 août 1994, loi Toubon qui prévoit un usage général du Français, notamment dans les relations commerciales, les publicités, sans oublier les interventions dans les colloques organisés dans notre pays. De manière plus générale, une révision constitutionnelle intervenue le 25 juin1992 ajoute à l'article 2 un premier alinéa mentionnant que "la langue de la République est le français". Il n'est pas difficile de constater que toutes ces dispositions sont purement défensives, destinées à lutter, avec plus ou moins d'efficacité, contre une déferlante de la langue anglaise, ou plutôt d'une sorte de sabir qui s'en inspire. Les dispositions de la loi Toubon sont malheureusement aujourd'hui bien peu respectées.
L'écriture inclusive, quant à elle, ne concerne pas l'usage de la langue française. Elle se propose tout simplement d'en modifier les règles, d'imposer sa propre grammaire au nom d'une idéologie développée par certains groupes qui se disent féministes. Le raisonnement est simple : la domination du masculin sur le féminin doit être poursuivie jusque dans la langue française et il faut donc la changer.
Les femmes savantes. Molière
Théâtre de la Porte Saint Martin. J. P. Bacri, A. Jaoui. 2017
Les moyens soulevés
Le Conseil d'Etat écarte une telle demande, ce qui n'a rien de surprenant. Les moyens développés à l'appui du recours étaient en effet particulièrement indigents, tout simplement parce qu'il était bien difficile de trouver une analyse réellement juridique. C'est si vrai que l'association requérante invoque l'ordonnance de Villers-Cotterêts sans que l'on comprenne ce qu'elle avait bien pu y trouver à l'appui de son recours. Le Conseil se borne donc à affirmer qu'elle ne saurait s'en prévaloir, en lui épargnant tout autre commentaire.
L'égalité entre les hommes et les femmes pourrait apparaître comme un moyen un peu plus sérieux. Mais là encore, il est rapidement écarté. Le Conseil note que la circulaire "s'est bornée à donner instruction aux administrations de respecter, dans la rédaction des actes administratifs, les règles grammaticales et syntaxiques en vigueur". Une telle finalité n'a donc ni pour objet ni pour effet de porter atteinte au principe d'égalité entre hommes et femmes et encore moins de porter préjudice au "genre non binaire".
Situation des enseignants-chercheurs
L'association requérante soutient enfin que la circulaire porte atteinte à la liberté d'expression des agents de l'Etat chargés de rédiger ces actes administratifs. Le moyen fait sourire si l'on considère que ces derniers ne disposent d'aucune liberté d'expression dans ce domaine. Rien ne leur interdit certes d'écrire à leurs amis en utilisant l'écriture inclusive, mais dans les actes juridiques qu'ils rédigent, ils sont soumis au pouvoir hiérarchique, tant sur le fond que dans la forme. Ils ne disposent donc pas du droit de choisir dans quelle langue ils s'expriment.
Reste un dernier moyen fort intéressant, car la requérante invoque enfin la liberté d'expression des enseignants-chercheurs. On sait que le Conseil constitutionnel en a fait un principe constitutionnel avec la décision du 20 janvier 1984 qui fait de l'indépendance des professeurs un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Depuis lors, l'ensemble des enseignants chercheurs bénéficient d'une protection en quelque sorte renforcée de leur liberté d'expression, principe de nouveau formulé dans la décision du 28 juillet 1993.
Le moyen est étrange, tout simplement parce que la circulaire attaquée ne vise à aucun moment les enseignants-chercheurs. Rappelons qu'elle ne concerne que les actes publiés au Journal officiel. Le Conseil d'Etat affirme donc logiquement que, "eu égard à ses destinataires", la circulaire ne saurait être regardée comme portant atteinte à la liberté d'expression des enseignants-chercheurs.
Ce moyen se trouve toutefois doté d'un effet-boomerang qui échappe à ses auteurs. La réponse du Conseil d'Etat pourrait en effet être interprétée comme un appel aux ministres de l'éducation et de l'enseignement supérieur à rédiger, à leur tour, une circulaire prohibant l'usage de l'écriture inclusive dans les établissements d'enseignement. Le principe de lisibilité de la loi s'applique en effet à l'ensemble des circulaires et actes juridiques, qu'ils émanent de l'Etat, des collectivités locales ou des établissements publics, y compris universitaires. Il conviendrait donc d'unifier la pratique.
L'Académie française, gardienne de la langue, qualifie quant à elle l'écriture inclusive d'"aberration". Si elle se déclare favorable à la féminisation des noms des fonctions exercées par les femmes, elle affirme, dans une déclaration du 26 octobre 2017 sur "l'écriture dite inclusive " que "la multiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu'elle induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l'illisibilité". La protection de la langue française doit donc d'abord concerner celles et ceux qui ont pour mission de l'enseigner.