« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 16 février 2021

Visioconférence dans le procès pénal : Un revirement contraint


Par une ordonnance du 12 février 2021, le juge des référés du Conseil d'Etat prononce la suspension de l'ensemble de l'article 2 de l'ordonnance du 18 novembre 2020, dont l'objet était d'assurer la continuité du service public de la justice durant l'épidémie de Covid. Reposant sur l'état d'urgence sanitaires, il était rédigé en ces termes : "Nonobstant toute disposition contraire, il peut être recouru à un moyen de télécommunication audiovisuelle devant l'ensemble des juridictions pénales et pour les présentations devant le procureur de la République ou devant le procureur général, sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties". La visioconférence durant le procès pénal sans l'accord des parties a donc vécu. 

 

Les éléments de langage


La présentation de la décision sur le site du Conseil d'Etat se veut édifiante. Il est expliqué que le juge des référés a, en quelque sorte, fini le travail. Après une première ordonnance du 27 novembre 2020, suspendant l'usage de la visioconférence dans les cours d'assises, une seconde ordonnance vient aujourd'hui l'interdire dans les autres audiences, notamment correctionnelles. Il y aurait donc continuité entre les deux décisions, et le communiqué de presse est suffisamment flou pour que le lecteur pense que le juge a été saisi en deux temps, une première fois sur le cas de la cour d'assises, une seconde fois sur celui des tribunaux correctionnels. A chaque fois, il aurait donc protégé les droits de la personne jugée et et les droits de la défense avec la remarquable persévérance d'une institution entièrement dévouée à la protection des libertés.

La réalité est loin d'être aussi gratifiante. Lors de la première ordonnance du 27 novembre 2020, le juge des référés n'était pas saisi du seul cas de la cour d'assises, mais de l'ensemble de l'article 2. Le juge des référés avait donc bien. Considérée en ces termes, la seconde ordonnance du 12 février 2021 s'analyserait plutôt comme un véritable revirement de jurisprudence si l'on pouvait réellement parler de jurisprudence en matière de référé.

Les causes d'une évolution aussi rapide ne doivent pas être recherchées dans l'attachement du Conseil d'Etat aux droits de la défense, mais plutôt dans la puissance d'une décision du Conseil constitutionnel, d'ailleurs citée dans l'ordonnance de référé.

 


 Le juge des référés du Conseil d'Etat devant le Conseil constitutionnel

La pénitence de Canossa

Fresque du Bernin. Saint Pierre de Rome

 

La soumission au Conseil constitutionnel

 

Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 15 janvier 2021, Krzystof B., le Conseil constitutionnel abroge, avec effet immédiat, les dispositions autorisant l'usage de la visioconférence dans le procès pénal, dans toutes les audiences en dehors de celles de la cour d'assises.  Certes, la décision porte sur le droit antérieur à celui qui est l'objet de l'ordonnance de référé du 12 février 2021. A l'époque, il s'agissait de la mise en oeuvre de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19. Aujourd'hui, il s'agit des dispositions issues de l'ordonnance du 18 novembre 2020

Mais toutes deux ont été adoptées dans le contexte et sur le fondement de l'urgence sanitaire. Il s'agit en effet de déroger à la procédure de droit commun prévue par l'article 706-71 du code de procédure pénale. Elle n'autorise le recours à la visioconférence pour les audiences pénales, qu'avec "l'accord de l'ensemble des parties". C'est précisément de cet accord dont l'exécutif entendait se passer, au nom de l'urgence sanitaire.

Dans sa décision du 15 janvier, le Conseil constitutionnel sanctionne la possibilité d'imposer la visioconférence à toute comparution devant le tribunal correctionnel ou la chambre des appels correctionnels, ou encore devant les juridictions spécialisées compétentes pour juger les mineurs en matière correctionnelle. Il estime excessive l'atteinte aux droits de la défense excessive en l'absence de consentement de la personne poursuivie.

Depuis la décision du 15 janvier 2020, les jours de la visioconférence sans le consentement de l'intéressé étaient comptés. N'importe quel justiciable qui s'était vu imposer cette procédure pouvait désormais faire une demande de référé-liberté, et était assuré d'obtenir la suspension de la décision.  

L'article 62 de la Constitution énonce, en effet, que les décisions du Conseil constitutionnel "s'imposent aux pouvoir publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles". Il est vrai que ce texte ne se réfère pas directement à la notion d'autorité de chose jugée. Mais c'est bien en ces termes qu'il est interprété par le Conseil constitutionnel lui-même. En matière électorale d'abord, il a affirmé, le 23 octobre 1987 qu'un recours en rectification d'erreur matérielle "ne met pas en cause l'autorité de chose jugée par le Conseil constitutionnel et n'est dès lors pas contraire aux dispositions de l'article 62 (...)", formule ensuite étendue au contrôle de la constitutionnalité de la loi par la décision du 30 mai 2000. 

Le juge des référés s'est donc plié à la décision du Conseil constitutionnel, et a donc pris une ordonnance résolument contraire à celle qu'il avait pris à peine trois mois plus tôt. Dans ce cas précis, c'est donc le Conseil constitutionnel qui apparaît comme protecteur des libertés, et qui est en mesure d'imposer sa décision au Conseil d'Etat. Heureusement, car, depuis l'état d'urgence sanitaire, celui-ci semble considérer la protection des libertés comme un simple élément de langage.




Sur les droits de la défense dans le procès pénal : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1 § 2

samedi 13 février 2021

Le tract de Trappes, ou la neutralité qui craque


Didier Lemaire, professeur de philosophie au lycée de la plaine-de-Neauphle à Trappes, a reçu des menaces à la suite d'une lettre ouverte défendant Samuel Paty et dénonçant l'emprise du radicalisme musulman sur l'ensemble de la ville et, évidemment, sur les élèves du lycée. Le maire, Ali Rabeh (Génération.s), a rapidement réagi en faisant irruption dans l'établissement pour y distribuer un tract dénonçant les propos du professeur : "C'est insupportable car c'est injuste et cela ne correspond pas à la réalité. Cette réalité, vous la connaissez mieux que quiconque, puisque vous vivez ici, pour une grande partie d'entre vous et que vous y étudiez".

Sur le fond, le débat n'a rien de nouveau. Il montre que rien n'a changé depuis l'assassinat de Samuel Paty. Ceux qui veulent protéger l'école et enseigner dans le respect des principes républicains restent menacés et n'obtiennent aucun soutien. L'affaire présente toutefois un autre intérêt car l'élu local s'est manifestement cru autorisé à pénétrer dans le lycée pour y distribuer des tracts. Il n'a même tenu aucun compte de l'opposition du chef d'établissement qui lui refusait l'accès.

 

Une infraction pénale

 

Agissant ainsi, l'élu local a commis une infraction pénale. L'article 431-22 du code pénal punit en effet d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 7 500 € d'amende "le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l'enceinte d'un établissement d'enseignement scolaire sans y être habilité en vertu de dispositions législatives ou réglementaires ou y avoir été autorisé par les autorités compétentes, dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l'établissement". Ces dispositions ont été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel, dans une décision du 25 février 2010

En l'espèce, l'élu local n'était pas habilité à se rendre dans le lycée et son entrée n'avait pas été autorisée par le chef d'établissement. Il ne fait par ailleurs aucun doute que, dans les circonstances du moment, cette action avait pour but de troubler la tranquillité de l'établissement, en jetant l'opprobre sur une professeur de l'établissement, et en relançant un débat sur le radicalisme religieux, débat susceptible de provoquer le désordre. En agissant ainsi, le maire faisait en effet entrer les conflits religieux et politiques dans l'établissement scolaire, alors même que, précisément, il doit être à l'abri de telles intrusions.

 


  

Le lycée Papillon. Georgius. 1936


Le principe de neutralité


Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres Lois de Rolland, principes d'égalité, de neutralité, de continuité, et d'adaptabilité, qui gouvernent le fonctionnement des services publics. Le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné. 

On doit observer que le principe de neutralité n'est pas seulement un devoir des fonctionnaires et agents publics. Il s'impose aussi, et avec la même vigueur, à certains lieux. En témoigne la célèbre jurisprudence du Conseil d'Etat qui, dans deux arrêts du 9 novembre 2016, pose un principe de neutralité des bâtiments publics que sont les hôtels de ville ou de région, faisant présumer l'illicéité de l'implantation d'une crèche de Noël. En témoigne aussi l'affaire Baby-Loup qui a permis à une crèche associative financée par une commune d'imposer le principe de neutralité par règlement intérieur, alors même que les employés étaient recrutés par contrat de droit privé. 

Il est donc des espaces neutres, à l'abri des débats politiques et religieux. Par principe, l'école est évidemment l'un de ces espaces et le Conseil d'Etat se montre très attentif lorsqu'il contrôle les intervenants extérieurs chargés de missions particulières d'enseignement ou de sensibilisation auprès des élèves. 

Dans un arrêt du  15 octobre 2014, Société Confédération nationale des associations  familiales catholiques, il annule une "lettre" du ministre de l'éducation nationale, alors Vincent Peillon, qui le 4 janvier 2013 invitait les recteurs d'académie à "relayer avec la plus grande énergie (...) la campagne de communication relative à la Ligne Azur, ligne d'écoute pour les jeunes en questionnement à l'égard de leur orientation ou leur identité sexuelle". Le Conseil d'Etat ne voit aucun inconvénient à ce qu'une campagne de lutte contre l'homophobie soit développée à l'intérieur des établissements. En revanche, la "Ligne Azur" présentait l'usage de drogues comme susceptible de "faire tomber les inhibitions" sans mentionner l'illégalité de cette pratique ni les dangers qu'elle représente. De même la pédophilie était définie comme une "attirance sexuelle pour les enfants", sans allusion à son caractère pénalement sanctionné. Aux yeux du Conseil d'Etat, un tel discours constitue une violation du principe de neutralité dès lors qu'il semble présenter comme licites des pratiques illégales.

Il appartient au maire de Trappes de faire respecter le principe de neutralité sur sa commune. La jurisprudence n'hésite pas à le rappeler par exemple pour la neutralité religieuse dans les cimetières, en s'assurant notamment que l'inhumation des défunts se déroule dans des conditions décentes, "sans distinction de culte et de croyance". La neutralité politique est également une obligation en matière électorale. Dans une décision du 8 mars 2002, le Conseil d'Etat annule ainsi l'élection municipale dans une commune de Polynésie. Le maire sortant avait en effet présidé le bureau de vote en arborant non seulement son écharpe tricolore mais aussi un magnifique paréo aux couleurs de l'une des listes candidates. 

Le maire de Trappes pourrait ainsi être poursuivi à la fois pour son intrusion illicite dans le lycée et pour violation du principe de neutralité. Dans une ville où son respect relève d'une ardente nécessité, il fait la démonstration de son incapacité à en comprendre le sens. En voulant mettre en cause les propos du professeur de philosophie, il les a finalement confirmés. Souvenons-nous de ce que disait Didier Lemaire dans une interview au Point : "Le maire colporte dans la ville des accusations mensongères et haineuses qui me désignent en tant que cible potentielle. Il m'a traité d'islamophobe et de raciste. (...) Il me jette en pâture et me met en danger. C'est absolument irresponsable de la part d'un élu de la République."


Sur le principe de neutralité dans l'enseignement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 11, section 1 § 2 

mercredi 10 février 2021

Liberté de presse et évacuation des camps de migrants

 

Le juge des référés du Conseil d'Etat, dans une ordonnance du 3 février 2021 consacre la liberté de presse comme une liberté fondamentale susceptible de donner lieu à un référé de l'article L 521-2 du code de justice administrative. Mais il écarte la requête présentée par deux journalistes, et soutenue par le Syndicat national des journalistes, tendant à ce que le juge enjoigne aux préfets du Nord et du Pas-de-Calais de les laisser accéder aux lieux mêmes des évacuations de camps de migrants, sur les territoires des communes de Grande-Synthe, Coquelles et Calais. 
 
La décision est très caractéristique des méthodes du Conseil d'Etat. D'abord se présenter comme le protecteur des libertés en consacrant une liberté nouvelle ou un principe libéral, apport jurisprudentiel qui sera mis en exergue dans le communiqué de presse diffusé par le Conseil, texte repris dans différents médias. Ensuite, écarter la demande de référé, au motif qu'il n'y a pas lieu d'appliquer de manière positive le principe nouveau, dans la situation d'espèce. Le demandeur voit sa demande rejetée, mais il repart avec une satisfaction morale.
 
 

Le défaut d'urgence

 
 
Dans le cas présent, le juge des référés du tribunal administratif avait déjà écarté la demande, le 5 janvier 2021, en invoquant le défaut d'urgence. Et il est vrai que les journalistes ne mentionnaient pas d'intervention imminente en vue d'une évacuation, à laquelle ils auraient désiré assister. Le juge des référés du Conseil d'Etat aurait pu reprendre le même motif, car les journalistes n'ont guère modifié leur demande, se bornant à affirmer que "des évacuations de campements sont régulièrement organisées chaque semaine et que des entraves sont systématiquement opposées aux journalistes". 
 
C'est sans doute vrai, mais il n'en demeure pas moins que le référé-liberté est difficilement applicable dans ce cas. Les journalistes demandent en effet au juge des référés de leur garantir une liberté d'accès à des opérations qui ne sont pas encore prévues et qui demeurent donc largement hypothétiques. Il est alors difficile de considérer, au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative que l'administration a déjà porté "dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale" à une liberté fondamentale. Puisque l'évacuation est hypothétique, l'atteinte aux libertés l'est également, et l'urgence de la situation ne saute pas aux yeux. 

Le juge des référés du Conseil d'Etat écarte pourtant cette analyse simple qui avait été celle du tribunal administratif. Il préfère rendre une décision plus satisfaisante, à la fois pour les requérants qui remportent une petite victoire symbolique et pour l'image du Conseil d'Etat lui-même. 
 

 Chanson des journalistes de Grande-Synthe
 
Non, je ne vois rien. Les Problèmes. 1965
 

La liberté de presse


 
La doctrine a effectivement salué la décision, car c'est la première fois que la liberté de presse est consacrée comme une liberté fondamentale au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative, susceptible donc de donner lieu à un référé-liberté. Ne s'agit-il pas d'une formidable avancée dans la protection des libertés ? 

A dire vrai, l'avancée est modeste. Dans une ordonnance du 17 avril 2012, le juge des référés du Conseil d'Etat avait déjà suspendu un arrêté du maire de Saint-Cyr-l’École qui avait interdit la distribution d'imprimés sur le marché, portant ainsi, surtout en période électorale, "une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés d'expression et de communication". Certes, il ne s'agissait pas de sanctionner l'atteinte aux droits des journalistes mais plutôt l'interdiction de la diffusion de journaux ou de tracts. Il n'empêche que la liberté de presse est un élément des "libertés d'expression et de communication" et que la décision du 3 février 2021 ne fait guère qu'appliquer cette jurisprudence à ceux qui sont déjà titulaires de ces libertés. 


Le contrôle de proportionnalité



Une fois ce principe acquis, il ne reste plus au juge des référés qu'à écarter la demande d'injonction formulée par les journalistes. Il applique alors la jurisprudence issue du célèbre arrêt Benjamin de 1933, initiée pour la liberté de réunion mais applicable en matière de presse. Il exerce alors un contrôle dit "maximum", appréciant la proportionnalité de la mesure de police à la menace pour l'ordre public. 
 
Il affirme ainsi que la création d'un périmètre de sécurité lors de l'évacuation d'un campement répond à un impératif d'ordre public, puisqu'il s'agit à la fois de "faciliter l'exécution matérielle de leur mission par les forces de l'ordre", d'"assurer le respect de la dignité due aux personnes évacuées" et de "prévenir les atteintes aux tiers que de telles opérations pourraient engendrer". La technique du maintien de l'ordre se trouve ainsi validée, y compris dans la mise à distance des journalistes.

Mais à quelle distance ? Le contrôle de proportionnalité permet au juge des référés de dicter sa propre conception de l'équilibre entre les nécessités de l'ordre public et la liberté de la presse. En pratique, les journalistes doivent être tenus à une distance raisonnable, c'est-à-dire celle qui leur permet tout de même de voir les opérations, même de loin. Le juge affirme ainsi que leur information ne doit pas dépendre des communiqués diffusés par les services de presse des préfectures.

Le juge des référés met ainsi en garde le ministre de l'intérieur, car une injonction pourrait être prononcée si les autorités de police écartaient totalement la presse de ces évacuations. En même temps, le juge met aussi en garde les journalistes en leur rappelant que la liberté de presse, comme toutes les libertés, peut être soumise à des restrictions de police, dans le but de protéger l'ordre public. Et qui aura pour mission d'arbitrer les conflits entre ces deux nécessités ? Le Conseil d'Etat, bien entendu.

 

Sur la liberté de presse : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2 


dimanche 7 février 2021

L'affaire Bettencourt, enjeu d'intelligence juridique


L'affaire Bettencourt peut sembler aujourd'hui un peu lointaine. Mais le temps judiciaire n'est pas celui de la presse et l'arrêt Société éditrice de Mediapart et autres c. France, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 14 janvier 2021 attire aujourd'hui l'attention. La décision considère en effet comme conforme à la Convention la décision des juges français qui ont enjoint à Médiapart de retirer de son site certains enregistrements.

Durant l'année 2009, la presse se fit l'écho d'un conflit entre Madame Bettencourt, principale actionnaire du groupe l'Oréal, aujourd'hui décédée, et sa fille. Celle-ci contestait d'importantes donations faites à François-Marie Banier, un photographe qui, selon elle, abusait de la faiblesse de sa mère. A l'appui de ses accusations, elle avait remis à la justice des enregistrements des conversations tenues au domicile de sa mère, effectués à son insu par son maître d'hôtel. En juin 2010, sans que l'on sache exactement comment le site avait obtenu ces pièces, Mediapart en publia des extraits. L'article accompagnant cette publication la justifiait par le fait que ces enregistrements étaient porteurs d'informations d'intérêt général.

Poursuivis devant le juge pénal pour atteinte à la vie privée, les responsables de Mediapart, Edwy Plénel et Fabrice Arfi furent relaxés. En revanche, Mme Bettencourt et Patrice de Maistre, gestionnaire de sa fortune ont obtenu le retrait du site de Médiapart de ces enregistrements au motif qu'ils portaient atteinte à la vie privée de la plaignante. Il s'agissait cette fois d'une procédure civile, particulièrement longue, puisqu'une première décision refusant le retrait avait été contestée en appel, avant de donner lieu à cassation. C'est seulement après le renvoi à la Cour d'appel de Versailles et le rejet du dernier pourvoi par la Cour de cassation le 5 février 2014 que ce retrait fut définitivement acquis, marquant ainsi l'épuisement des recours internes.

 

La revendication d'un droit à l'information absolu

 

Sur le fond, on peut résumer facilement les positions développées devant la Cour. Pour les juges français, la vie privée l'emporte sur la liberté de l'information, en particulier parce que les enregistrements ont été réalisés au domicile privé d'une personne, c'est-à-dire dans le lieu où elle peut se croire le plus à l'abri des intrusions. Pour Mediapart, la liberté de l'information l'emporte sur la vie privée, et l'on se trouve alors devant une perception assez proche de celle développée dans le Premier Amendement de la Constitution des Etats Unis. Une nouvelle fois, la CEDH devient ainsi une arène ou s'affrontent deux systèmes, l'enjeu d'intelligence juridique étant souvent plus important que l'intérêt immédiat de la décision.

Mediapart l'entendait bien ainsi, puisque dès la publication, il invoquait l'intérêt général des interceptions. C'était se référer directement à une jurisprudence de la Cour européenne qui, du moins dans un premier temps, considérait presque systématiquement que la liberté de l'information devait prévaloir sur la protection de la vie privée.

La famille princière de Monaco a été la grande bénéficiaire de cette jurisprudence, d'abord avec une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite avec un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. A la lecture de cette jurisprudence, on a le sentiment que la Cour considérait alors que tout élément de la vie privée d'une personne publique qui, pour un
e raison ou pour une autre, se retrouvait au coeur de l'actualité, était revêtu du label "débat d'intérêt général". 

De manière plus ou moins avouée, la jurisprudence européenne adoptait une conception très absolutiste de la liberté d'expression, assez proche de celle développée aux Etats-Unis à propos du Premier Amendement. Par voie de conséquence, le droit à la vie privée devenait un droit de seconde zone, qui ne s'appliquait que dans la mesure où la presse voulait bien le respecter.

Hélas pour Médiapart, la longueur de la procédure a finalement permis d'assister à une évolution de la jurisprudence, tant en droit interne qu'en droit européen. L'influence du droit américain s'est un peu effacée au profit de l'émergence d'un standard européen moins favorable aux requérants.

 

 Parle plus bas. Dalida. 1972

 

Le refus de l'immunité pénale

 

La première évolution, purement interne, réside dans la décision du Conseil constitutionnel du 10 novembre 2016, rendue à propos de la loi du 14 novembre 2016. Issue d'un puissant lobbying de la presse, ce texte était allé un peu loin en prévoyant rien de moins qu'une immunité totale des journalistes, interdisant toute poursuite sur le fondement de la vie privée. A vouloir trop, on perd tout. Et c'est exactement ce qui s'est passé, le Conseil constitutionnel ayant censuré cette disposition, au motif que le législateur n'avait pas "assuré une conciliation équilibrée entre d’une part la liberté d’expression et de communication, et d’autres part, d’autres exigences constitutionnelles dont le droit au respect de la vie privée". De fait, le momentum était passé et la presse se retrouvait dans une position plus inconfortable qu'avant cette malheureuse loi. 

 

Les limites du débat d'intérêt général

 

Devant la CEDH elle-même, la jurisprudence sur le débat d'intérêt général a évolué. Il n'est désormais plus question de faire prévaloir systématiquement la liberté de presse sur la vie privée. Dans une jurisprudence abondante, par exemple les deux arrêts de Grande Chambre Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c.Finlande, la Cour dresse une liste de critères définissant ce qu'est une contribution à débat d'intérêt général, et toute information ne l'est pas. 

L'équilibre avec le droit au respect de la vie privée s'apprécie ainsi au regard de la notoriété de la personne, de son comportement antérieur, de l'objet du reportage, de son contenu et de ses conséquences. En l'espèce, les enregistrements avaient été obtenus par une captation illicite au domicile de Mme Bettencourt, portaient sur l'utilisation de sa fortune et visaient à montrer qu'elle avait des difficultés à se remémorer certains évènements voire à suivre certaines conversations. Il s'agissait donc de montrer la dégradation de son état de santé et l'altération de son discernement. Autant d'éléments très attentatoires à la vie privée, et les juges du fond ont donc pu prononcer une injonction de retrait de ces enregistrements.

 

La responsabilité de la presse

 

La CEDH se réfère aussi, et c'est un élément essentiel, au sens de la responsabilité que doit avoir la presse. Elle n'a donc pas que des droits, mais aussi des devoirs. Citant la Cour d'appel de Bordeaux, la CEDH observe que cette diffusion des enregistrements comporte une « dimension spectaculaire inutile ». En effet, Mediapart aurait pu divulguer ces informations dans un article, au lieu de donner accès aux enregistrements eux-mêmes.

On rejoint ici l'exception de voyeurisme mise en oeuvre dans la jurisprudence récente. C'est ainsi que la CEDH, dans une décision du 25 février 2016 Société de conception de presse et d'édition c. France, sanctionne une atteinte à la vie privée après la publication de la photo, sur la couverture d'un magazine, d'Ilan Halimi, entravé et torturé. Il s'agissait alors de rendre compte de l'ouverture du procès de ses tortionnaires et assassins, le Gang des Barbares, et le juge européen a considéré qu'il n'était vraiment pas nécessaire de raviver la douleur de la famille par une publication aussi cruelle qu'inutile. 

Cette jurisprudence est appliquée par les juges internes. Le TGI de Paris, sanctionne ainsi, le 30 mars 2018, une photographie prise à l’insu de la requérante à travers la vitre de son appartement, « circonstance dans laquelle l’intéressée pouvait légitimement espérer être préservée du voyeurisme de la presse-magazine ». La situation de Madame Bettencourt, espionnée dans son salon, n'est, à l'évidence, pas très éloignée. La CEDH fait d'ailleurs observer que les atteintes à la vie privée sont souvent plus lourdes sur un site internet que dans la presse écrite. Alors que la publication d'un journal chasse le numéro précédent, le site conserve l'information et peut la diffuser de manière continue. L'atteinte à la vie privée se double alors d'une atteinte au droit à l'oubli (CEDH, 28 juin 2018, M.L. et L.W. c. Allemagne).

Pas une fois la CEDH ne met en cause le fait que Mediapart soit à l'origine de l'affaire Bettencourt. A cet égard, le site joue bien le rôle de "chien de garde de la démocratie" que la Cour attribue à la presse. Mais cela ne lui confère pas le droit de tout publier dans une perspective sensationnaliste. Cette référence à la responsabilité de la presse constitue ainsi un élément essentiel de la jurisprudence européenne qui, cette fois, se soustrait résolument à l'influence américaine. La liberté de presse doit certes être protégée, mais pas au prix de la disparition totale de la vie privée et c'est à la presse elle même de définir cet équilibre, sous le contrôle des juges.


Sur la liberté de presse : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2

mercredi 3 février 2021

Prolongation de la détention provisoire : quand le dialogue des juges vire à la gifle


La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 29 janvier 2021,  Ion Andronie et autre, ne présente aucun intérêt immédiat. Elle déclare certes inconstitutionnel l'article 16 de l'ordonnance du 25 mars 2020 autorisant la prolongation de toutes les mesures de détention provisoire ou d'assignation à résidence sous surveillance électronique, sans prévoir l'intervention du juge. C'était donc l'ordonnance elle-même, acte réglementaire jusqu'à sa ratification, qui décidait de la prolongation d'une mesure privative de liberté. 

Mais aujourd'hui cette disposition a disparu de l'ordre juridique. Le Sénat a en effet obtenu sa disparition de la loi du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire. Concrètement, cette prolongation administrative des détentions provisoires ne s'est donc appliquée qu'à celles arrivant à terme entre le 26 mars et le 11 mai 2020, sans d'ailleurs que le Sénat ait pu obtenir des services de la Chancellerie des chiffres exacts dans ce domaine.

Le Conseil constitutionnel abroge donc une disposition qui n'existe plus. On pourrait s'étonner de la lenteur de la procédure, sachant qu'une fois saisi, le Conseil constitutionnel dispose d'un délai de trois mois pour se prononcer sur une QPC. Mais il faut se souvenir que, dans la panique de la première vague de l'épidémie, le législateur avait veillé au confinement du Conseil constitutionnel. La loi organique d’urgence du 23 mars avait ainsi suspendu les délais de recours d’une QPC jusqu’au 30 juin 2020. Et sans doute le Conseil a-t-il aussi choisi de prendre son temps, parce qu'il n'y a plus aucun enjeu concret, et aussi parce que cette QPC avait tout de même quelque chose d'embarrassant, pour le Conseil d'Etat.

 

Une décision proche de la jurisprudence de la Cour de cassation

 

Sur le fond, le Conseil constitutionnel se rapproche de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui est d'ailleurs à l'origine de la décision de renvoi.  Dans deux arrêts du 26 mai 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation s'était en effet prononcée sur l'article 16 de l'ordonnance du 25 mars 2020. S'appuyant sur le principe de sûreté garanti par l'article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui protège le principe de sûreté, elle avait estimé que la prorogation administrative de la détention provisoire ne saurait intervenir sans l'intervention du juge judiciaire, "dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit". A défaut d'un tel contrôle juridictionnel, la personne détenue devait immédiatement être remise en liberté. 

Bien entendu, le Conseil constitutionnel n'est pas juge de la conventionnalité de la loi et il ne saurait donc se fonder sur l'article 5 de la Convention européenne. Mais derrière cette exigence de l'intervention du juge apparaît aussi un fondement directement constitutionnel. L'article 66 de la Constitution énonce que "Nul ne peut être arbitrairement détenu" et confie le respect de ce principe au juge judiciaire, gardien de la liberté d'individuelle. 

C'est précisément l'article 66 que le Conseil constitutionnel invoque à son tour. Il énonce que la liberté individuelle, dont la protection est confiée à l'autorité judiciaire, ne saurait être entravée par une rigueur non nécessaire. Les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis. Elle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible. Tel n'était pas le cas dans la procédure prévue par l'article 16 de l'ordonnance de mars 2020, puisque le juge judiciaire était, en quelque sorte, exfiltré du dispositif.

Cette décision ne surprendra personne, et le rapport du Sénat qualifiait déjà d'"incertaine" la constitutionnalité de cette prolongation administrative de la détention provisoire. En tout état de cause, le dialogue entre la cour de cassation et le Conseil constitutionnel s'inscrit dans une logique de complémentarité, les deux juges parvenant à un résultat identique à travers deux analyses différentes.

 


La ballade du Conseil d'Etat

 Sorry Seems To Be The Hardest Word, Elton John,1976

 

Le Conseil d'Etat désavoué

 

Il n'en est pas de même du dialogue entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat. Ce dernier se trouve, en effet, totalement désavoué.  Il est vrai que seul le juge des référés s'était prononcé le 3 avril 2020, n'ayant d'ailleurs pas cru utile de convoquer une formation collégiale ni même de tenir audience.

Dans la plus grande discrétion, il avait rendu une ordonnance reprenant purement et simplement la motivation de la Chancellerie. S'appuyant sur la possibilité pour le juge d'interrompre à tout moment une détention provisoire, il avait, dans un style particulièrement laconique, considéré que l'ordonnance "ne pouvait être considérée comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". Le plus étrange dans cette motivation réside dans l'absence totale de référence aux textes fondateurs que sont l'article 66 de la Constitution et l'article 5 de la Convention européenne. Pour le juge des référés, il s'agissait seulement d'empêcher l'apparition de vices de procédure qui auraient pu entrainer la remise en liberté de personnes dangereuses. Ce choix impliquait-il une atteinte au principe de sûreté ? Tant pis. 

Mais le grand absent de l'histoire, devant tous les juges, est le principe de séparation des pouvoirs qui a pourtant également valeur constitutionnelle puisqu'il est garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans une décision du 10 novembre 2011 rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel déclare ainsi que ces dispositions imposent "le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le gouvernement". Or la décision de priver une personne de liberté relève, à l'évidence, de la fonction juridictionnelle, du moins dans les Etats de droit.  

Il est vrai que la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel sont allés au plus simple, l'une a choisi l'article 5 de la Convention européenne, l'autre l'article 66 de la Constitution, et il suffit d'un seul motif d'illégalité pour annuler une procédure pénale, et d'un seul cas d'inconstitutionnalité pour abroger une disposition législative par QPC. Quant au Conseil d'Etat, il ignore généralement le principe de séparation des pouvoirs, se bornant à invoquer une "séparation des autorités" qui lui sert exclusivement à protéger sa propre compétence. Sur ce point au moins, on retrouve une sorte de consensus mou dans ce dialogue des juges, consensus mou qui consiste à faire de la sépration des pouvoirs le parent pauvre du contrôle. Finalement, le plus intéressant dans le dialogue des juges, c'est ce qu'ils s'accordent pour ne pas dire.



Sur la détention provisoire : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2, § 1 C

 

 


dimanche 31 janvier 2021

La fermeture des archives ou l'histoire sous contrôle


 

Dans une tribune publiée dans Le Monde, diffusée également sur Liberté Libertés Chéries, les professeurs Olivier Forcade, Sébastien-Yves Laurent et Bertrand Warusfel s'inquiètent de la nouvelle rédaction de l'instruction interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale, nouvelle rédaction approuvée par un arrêté signé du Premier ministre le 13 novembre 2020. La conséquence essentielle de ce texte est en effet de placer le travail des historiens sous le contrôle, voire le bon plaisir, des autorités compétentes pour décider de la classification et de la déclassification des documents postérieurs à 1934. Des centaines de travaux de recherche sont donc interrompus, et d'autres ne pourront voir le jour, la recherche historique se trouvant ainsi paralysée par le seul effet d'une circulaire approuvée par un acte réglementaire. 

Comment est-ce concrètement possible ? Il suffit de réintroduire une procédure de déclassification, pour chaque document demandé datant de plus de cinquante ans, rétablissant ainsi un pouvoir discrétionnaire des administrations compétentes, et notamment du ministère des Armées. Mais le Premier ministre oublie qu'un acte réglementaire ne saurait violer une liberté constitutionnellement garantie ni aller directement à l'encontre de la loi qui l'organise.


Le droit d'accès aux archives publiques


Dans sa décision du 15 septembre 2017, le Conseil constitutionnel affirme l'existence d'un "droit d'accès aux archives publiques" qu'il fonde sur l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". On l'a compris, le droit d'accès aux archives publiques a donc valeur constitutionnelle.


Certes, le Conseil constitutionnel affirme que ce droit d'accès aux archives n'a rien d'absolu. Il peut au contraire faire l'objet de "limitations" définies par la loi. En l'espèce, la loi, c'est l'article L213-2 du code du patrimoine, selon lequel  "Les archives publiques sont communicables de plein droit à l'expiration d'un délai de (...) cinquante ans à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier, pour les documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l'Etat dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l'Etat, à la sécurité publique (...)". Ce texte ne prévoit aucune autre "limitation" que celle induite par le passage du temps, les cinquante années écoulées. Rien n'interdirait au législateur de définir un ou plusieurs régimes dérogatoires,  par exemple en matière de secret nucléaire, mais il ne l'a pas fait. 

Avec la nouvelle instruction interministérielle 1300, le Premier ministre entend vider de son contenu juridique le régime législatif établi par le code du patrimoine. Il le fait avec une grande discrétion, espérant sans doute que l'opération passerait inaperçue. A la vingt-cinquième page de l'instruction, un article 7.6.1. est modestement intitulé : "Articulation des dispositions du code pénal et du code du patrimoine". Mais son contenu s'oppose directement à la loi : "Aucun document classifié, même à l'issue du délai de communicabilité de cinquante ans, ne peut être communiqué tant qu'il n'a pas été formellement démarqué par l'apposition d'un timbre de déclassification". 

 

 

Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1967
 

 

Le retour du pouvoir discrétionnaire

 

Dès lors, l'accès aux archives publiques n'est plus un droit, alors même qu'il a été consacré par le Conseil constitutionnel. C'est une simple possibilité soumise au pouvoir discrétionnaire de l'administration. L'instruction ne mentionne pas, en effet, l'existence d'une compétence liée, qui obligerait l'autorité de classement à déclassifier à l'issue du délai de cinquante ans, dès qu'une demande d'accès serait formulée.

Le problème est que l'instruction interministérielle se trouve dans l'illégalité, car le code du patrimoine, à valeur législative, affirme clairement que la communication des archives, à l'issue d'un délai de cinquante ans, est faite "de plein droit". Cette formule, "de plein droit", a un contenu juridique très clairement établi. Elle signifie que la prérogative ainsi établie s'exerce sans procédure spécifique, dès que la condition prévue par la loi est remplie. C'est ainsi, par exemple, que l'article 726 du code civil prévoit que l'indignité successorale d'un héritier (notamment parce qu'il a assassiné le défunt ou tenté de le faire...) est automatique, et qu'il n'est nul besoin d'un jugement spécifique pour la mettre en oeuvre. De même, selon l'article 1844-7 du code civil, la dissolution d'une société est de plein droit "par l'expiration du temps pour lequel elle a été constituée". Dans ce cas, c'est l'écoulement du temps qui conditionne le changement de situation juridique, sans autre formalité. Il en est de même dans l'article L213-2 du code de patrimoine : à l'issue du délai de cinquante ans, la communication est "de plein droit". 


Le retour du secret défense "à l'ancienne"


Cette nouvelle rédaction de l'instruction interministérielle témoigne ainsi d'un mépris souverain pour la hiérarchie des normes et surtout dans le cas d'une liberté constitutionnellement protégée. Il serait intéressant, à ce propos, d'imaginer quel serait le résultat d'un référé-liberté, dès lors que la liberté d'accès aux archives s'analyse comme une liberté fondamentale au sens de l'article L.521-2 du code de justice administrative.

Surtout, cette instruction interministérielle révèle un retour en arrière vers un secret défense entièrement défini par ceux qui sont les autorités de classement. En revenant au pouvoir discrétionnaire qui se manifeste par la procédure de déclassification, elles reviennent aussi à la définition purement matérielle : est secret défense toute informations que les autorités de classement décident de classer. Ce n'est évidemment pas une définition, mais une tautologie. 

Les éléments de langage employés pour justifier cette nouvelle procédure sont également éculés. Il s'agirait de protéger les malheureux chercheurs qui pourraient se rendre coupables du délit de compromission du secret défense, sans même s'en apercevoir. Imaginons en effet que, dans les dossiers qu'ils consultent se trouve un document qui n'ait pas cinquante ans. Ne risquent-ils pas une peine de cinq ans d'emprisonnement sur le fondement de l'article 413-11 du code pénal

Souvenons-que c'était déjà l'argument utilisé pour "protéger" les magistrats en classifiant non plus des informations ou des documents mais des bâtiments entiers. A l'époque, en 2009, on craignait qu'un pauvre magistrat ne soit condamné parce que, lors d'une perquisition, il aurait pris un document dont il n'avait pas à connaître dans l'affaire en cours. Derrière l'hypocrisie du discours se cachait une toute autre réalité, puisqu'il s'agissait d'empêcher purement et simplement les magistrats de perquisitionner. Heureusement, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 novembre 2011 rendue sur QPC a estimé une telle disposition inconstitutionnelle, l'exécutif, en classifiant des bâtiments entiers, pouvant en effet s'opposer purement et simplement à l'exercice des prérogatives de l'autorité judiciaire.

Ne serait-il pas temps que le parlement réagisse ? Car l'instruction ministérielle viole la loi qu'il a votée et le traite ainsi avec le même mépris que celui manifesté envers les historiens. Le débat parlementaire sur la durée du secret défense, en l'espèce cinquante ans, a déjà eu lieu, mais seul le parlement pourrait, le cas échéant, le rouvrir. Ce serait aussi l'occasion de se poser les questions essentielles. L'histoire est-elle un espace de recherche reposant sur la liberté académique, ou doit-elle être placée sous le contrôle des militaires ou, plus largement, du gouvernement ?