Un décret du 23 octobre 2020 pris en application de l'article 2-1 du décret du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres modifie l'étendue des compétences du ministre de la justice. Il est précisé qu'il "ne connaît pas" des actes relatifs à des requérants ayant engagé des actions judiciaires contre lui en sa qualité de ministre ou d'avocat, qu'il ne peut recevoir de remontées d'informations des procureurs dans des affaires dont il a eu connaître alors qu'il était avocat. Enfin, il ne connaît pas davantage, "des actes de toute nature (...) relatifs à la mise en cause du
comportement d'un magistrat à raison d'affaires impliquant des parties
dont il a été l'avocat ou dans lesquelles il a été impliqué". Ces compétences sont désormais dévolues au Premier ministre, du moins en apparence.
Ce décret concerne très directement la décision prise par Eric Dupond-Moretti de saisir l'Inspection générale de la justice pour qu'elle diligente une seconde enquête, recherchant cette fois des faits pouvant être retenus à l'encontre des magistrats du Parquet national financier (PNF) pour fonder des poursuites disciplinaires. On se souvient qu'un premier rapport de cette même inspection avait conclu qu'aucun manquement au code de procédure pénale ne pouvait être reproché aux magistrats, comme d'ailleurs un avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Après avoir saisi l'IGJ d'une seconde enquête, le Garde des sceaux est donc dessaisi, au profit du Premier ministre qui sera le destinataire du second rapport.
Les conflits d'intérêts, une situation fréquente sous l'actuel quinquennat
Ce décret reconnaît clairement l'existence de conflits d'intérêts concernant le Garde des Sceaux. L'avocat Dupond-Moretti avait en effet porté plainte contre le PNF en contestant l'enquête diligentée pour rechercher l'éventuel informateur de Nicolas Sarkozy et de son avocat lors de l'affaire "Paul Bismuth". D'une manière plus générale, son cabinet avait, et a toujours, des clients impliqués dans des enquêtes ouvertes par le PNF et les clients qu'il a défendus dans ce cadre ont généralement été lourdement condamnés. Le contentieux est donc lourd entre l'avocat Dupond-Moretti et le PNF. Le présent décret vise donc officiellement à empêcher le ministre de régler les comptes de l'avocat.
Cette reconnaissance par décret de l'existence d'un conflit d'intérêts n'est pas propre à Eric Dupond-Moretti. Depuis 2017, le conflit d'intérêts irrigue bon nombre de ministères. On considère aujourd'hui que l'intéressé n'a pas besoin de démissionner et qu'il suffit de le priver temporairement de quelques compétences pour faire disparaître le problème.
Un décret du 29 mai 2017 précise ainsi qu'Agnès Buzyn, ministre de la Santé, ne pourra connaître des actes liés à l'Inserm, son époux y exerçant des fonctions de responsabilité. Le 9 juillet 2018, ce sont les activités d'Actes Sud qui sortent des compétences de Françoise Nyssen, propriétaire de cette maison d'édition. Enfin, un décret du 17 juillet 2019 retire à la ministre de la transition écologique la compétence en matière de marchés de transports, sachant qu'elle a présidé la RATP jusqu'en 2017, date de sa désignation comme ministre des transports du gouvernement d'Edouard Philippe. De 2017 à 2019, personne ne s'était pourtant préoccupé de cet éventuel conflit d'intérêts.
Eric Dupond-Moretti n'est donc pas le premier à être l'objet d'une telle modification de ses compétences, mais le conflit d'intérêts qui le concerne est, de loin, le plus grave. Il ne concerne pas en effet de simples questions de liens familiaux comme Agnès Buzyn ou de grande proximité avec une entreprise privée comme Françoise Nyssen ou Elisabeth Borne. Il concerne la séparation des pouvoirs, le fait qu'un ministre, membre du pouvoir exécutif, est désormais en mesure d'exercer une vengeance privée à l'égard de magistrats avec lesquels il a eu des relations tendues, lorsqu'il était avocat.
Un décret cosmétique
La question qui se pose est toutefois celle de l'efficacité du dispositif, dans le cas d'Eric Dupond-Moretti. Devant l'ampleur des critiques, il avait pris la décision de se déporter avant même l'intervention du décret, dans une démarche déjà trop tardive pour présenter une quelconque utilité.
Ce transfert de compétences ne fait pas disparaître le conflit d'intérêt qui existait dès la saisine de l'Inspection, bien avant le décret transférant les compétences vers le premier ministre. L'auteur de l'acte de saisine de l'IGJ demeure aujourd'hui Eric Dupond-Moretti. Si cette décision faisait l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, l'annulation pour détournement de pouvoir ou détournement de procédure serait possible. En effet, l'existence d'affaires pendantes du cabinet Dupond-Moretti devant le PNF n'est guère contestable, pas plus que n'est contestable le premier rapport de l'IGJ qui ne relève aucun manquement au code de procédure pénale par les membres du PNF. De même, la violente animosité à l'égard de l'ancienne responsable du PNF a été affichée urbi et orbi, lors d'une réponse d'Eric Dupond-Moretti à la question d'une parlementaire à l'Assemblée nationale, le 22 septembre 2020. Le juge administratif éventuellement saisi pourrait s'interroger sur la finalité réelle de la procédure. Répond-elle à un but d'intérêt général ou à une finalité d'intérêt privé ?
Surtout, il semble que personne ne se soit interrogé sur l'articulation entre ces nouvelles compétences attribuées au Premier ministre et celles du ministre de la justice. Dans l'état actuel du droit, la seule modification intervenue réside dans le fait que le second rapport de l'IGJ sera remis au Premier ministre et non pas au Garde des Sceaux.
Sans doute, mais cela ne change rien en ce qui concerne la suite des évènements. Eric Dupond-Moretti a clairement affiché ses intentions. Il est vrai que l'IGJ dans son premier rapport et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) n'ont rien trouvé de répréhensible dans les enquêtes menées par le PNF, mais le Garde des sceaux, lui, veut y voir des éléments de nature à justifier des poursuites disciplinaires. Or, ces poursuites ne peuvent être initiées que par le Garde des sceaux lui-même, et ce n'est pas un décret qui peut aller à l'encontre de l'article 47 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature. Nulle part, il n'est mentionné que le Premier ministre pourrait être compétent pour diligenter de telles poursuites à l'encontre d'un magistrat du parquet.
L'article 48 ajoute d'ailleurs immédiatement que, après avis du Conseil supérieur de la magistrature, c'est ce même Garde des Sceaux qui est seul compétent pour prononcer une sanction. On pourrait s'interroger sur le respect du principe d'impartialité objective dans une procédure disciplinaire initiée par le Garde des sceaux, dont le dossier est alimenté par une commission administrative placée sous son autorité, le prononcé de la sanction lui revenant finalement. Or, là encore, c'est l'ordonnance de 1958 qui définit la procédure, et le décret du 23 octobre 2020 ne saurait y déroger.
Le décret du 23 octobre 2020 est donc un texte purement cosmétique, dont la seule fonction est de laisser passer l'orage, en attendant que le Garde des sceaux puisse continuer à mener sa guerre privée contre les magistrats du PNF, à tenter de décrédibiliser à quelques semaines du procès du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy. A moins que ses conflits d'intérêts ne finissent pas avoir raison de la crédibilité du Garde des sceaux ? Il y a, dans ce domaine, quelques précédents fâcheux. Les décrets identiques visant à protéger Agnès Buzyn et, avant elle, François Nyssen, n'ont guère porté chance aux intéressées.