« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 14 octobre 2020

Trafic de drogue et secret des sources


Dans un arrêt Jecker c. Suisse du 6 octobre 2020, la Cour européenne des droits de l'homme rappelle que les autorités judiciaires qui exigent la divulgation de l'identité d'une source journalistique doivent justifier cette demande par un "impératif prépondérant d'intérêt public". Elle précise que cet impératif doit être formellement identifié au regard de l'affaire en cours, et non pas abstraitement motivé par une simple référence à la législation en vigueur.

Le 9 octobre 2012, Mme Jecker, journaliste au quotidien régional Basler Zeitung, publie un article sur la visite qu'elle a rendue à un revendeur de drogue exerçant depuis dix ans le commerce du cannabis et du haschish. Elle y mentionne notamment les revenus substantiels de l'intéressé et la nature habituelle de son activité. A la suite de la publication, le ministère public du canton de Bâle-ville a ouvert une enquête, durant laquelle Mme Jecker a été entendue. Mais elle se refusa à toute déclaration, invoquant le droit au secret des sources. Le tribunal fédéral, finalement saisi de l'affaire, décida, dans un arrêt de 2014, qu'il fallait s'en tenir aux dispositions de la loi fédérale, laquelle se bornait à mentionner le trafic de stupéfiant parmi les infractions justifiant que le secret des sources soit écarté. 

Devant la CEDH, la requérante invoque une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, et la Cour lui donne satisfaction, sanctionnant un droit suisse qui ne prenait pas réellement en considération la proportionnalité des intérêts en cause, ou plus exactement qui n'explicitait pas ces intérêts.

 

Secret des sources et droit à l'information

 

Depuis l'arrêt Goodwin c. Royaume-Uni de 1996, la CEDH affirme que "la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse", puisqu'elle permet l'information du public sur des questions d'intérêt général. La décision du 14 septembre 2010, Sanoma Uitgevers BV c. Pays-Bas précise que "eu égard à l'importance de la protection des sources journalistiques", elle ne saurait être limitée que si cette restriction repose sur un "impératif prépondérant d'intérêt public". La garantie du secret des sources ne doit toutefois pas être interprétée comme la reconnaissance d'un privilège intuitu personae accordé aux journalistes, mais comme un élément essentiel du droit à l'information (CEDH, 15 décembre 2009 Financial Times Ltd et a. c. Royaume-Uni).

En l'espèce, nul ne conteste que la mise en cause du secret des sources par les juges s'analyse comme une ingérence dans la liberté d'information et que cette ingérence répond à un but légitime : la lutte contre la criminalité. La question est donc celle de savoir si cette ingérence est  "nécessaire dans une société démocratique", au sens de l'alinéa 2 de l'article 10. La CEDH est donc conduite à apprécier les motifs donnés par les juges suisses pour contraindre Mme Jecker à témoigner.

La Cour reconnaît que ce témoignage était l'unique moyen d'identifier le revendeur de drogue. Mais elle insiste sur la nécessité de prendre en considération la gravité de l'infraction. Or, les juges suisses ne se sont pas intéressés à cette question, le tribunal fédéral s'en remettant finalement à la volonté du législateur qui avait intégré le trafic de stupéfiant dans la liste des infractions graves justifiant une atteinte au secret des sources. Elle reproche aux autorités suisses de ne pas s'être interrogées sur la spécificité de l'affaire, et notamment sur le fait que le dealer vendait du cannabis et du haschich, pas des drogues dures. 

 

 

Les journalistes. Francisque Poulbot. 1903

 

 

Le contrôle de la motivation

 

On peut se demander si la CEDH ne va pas au-delà de l'étendue habituelle de son contrôle de proportionnalité. Une "société démocratique" ne peut-elle définir elle-même la liste des infractions justifiant une obligation de témoigner en fonction de la politique pénale qu'elle souhaite appliquer ? La lutte contre le trafic de stupéfiants pourrait constituer un "impératif prépondérant d'intérêt public" et prévaloir sur le secret des sources dans des circonstances précises, par exemple en cas de croissance importante de la consommation ou d'utilisation de ce trafic pour financer des entreprises mafieuses ou le terrorisme. 

En réalité, la CEDH ne se place pas sous cet angle et n'affirme pas sa volonté de contrôler la politique pénale des Etats. En revanche, elle sanctionne les tribunaux suisses qui n'ont pas expliqué en quoi le témoignage de Mme Jecker était justifié par un "impératif prépondérant d'intérêt public", ce qui est bien différent. L'atteinte au droit au secret des sources constitue en effet une ingérence à la liberté d'expression et, comme telle, elle doit reposer sur des motifs internes au dossier. En se fondant uniquement sur le contenu de la loi le tribunal fédéral a donc insuffisamment motivé sa décision. La CEDH contrôle ainsi non seulement les motifs de la décision des justices mais aussi sa motivation.

L'arrêt Jecker c. Suisse révèle ainsi une position nuancée. Le droit au secret des sources n'est pas un droit absolu dont disposerait les journalistes, contrairement d'ailleurs à ce qu'ils affirment souvent. C'est une prérogative qui peut céder lorsque le témoignage est jugé indispensable pour des raisons qui doivent être explicitées. A l'issue du débat, c'est finalement la CEDH qui définit elle-même les contours de ce secret, au fil de sa jurisprudence.


Sur la liberté de presse : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2

 


samedi 10 octobre 2020

Facebook, instrument de preuve à l'appui d'un licenciement


On ne se méfie jamais trop du danger que peut représenter une publication sur Facebook. Telle est la morale que devrait inspirer l'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 30 septembre 2020

Une salariée, engagée par la société Petit Bateau a été licenciée pour faute grave en mai 2014. Elle était accusée d'avoir publié, le 22 avril, sur sa page Facebook, une photo de la nouvelle collection de vêtements printemps/été, collection qui n'avait encore été divulguée qu'à quelques cadres chargés de sa commercialisation. Pour la société, cette salariée a violé l'obligation de confidentialité imposée par son contrat de travail, obligation ayant pour but d'empêcher la contrefaçon des produits avant qu'ils soient commercialisés. Le licenciement pour faute lourde est donc prononcé.

La salariée ne conteste pas les faits, mais fonde son pourvoi sur le droit de la preuve. En pénétrant sur son compte Facebook, son employeur a, à ses yeux, porté atteinte à sa vie privée. Il aurait en même temps, en usant d'un stratagème, violé le principe de loyauté de la preuve.

 

Facebook et la vie privée

 

La requérante s'appuie sur un arrêt de la Chambre sociale de la cour de cassation rendu le 12 septembre 2018. Il affirme que des propos tenus l'intérieur d'un groupe fermé sur Facebook doivent être considérés comme une conversation privée, et ne sauraient donc, en tant que tels, fonder un licenciement. Il s'agissait alors de propos injurieux tenus par le salarié sur son employeur dans un groupe fermé de Facebook. Certes, mais le groupe fermé était composé de 14 personnes et le dommage causé était d'ordre purement personnel.

Dans le cas de l'affaire Petit Bateau, le groupe à l'intérieur duquel la photo a circulé était composé de plus de 200 personnes et le dommage était causé à l'entreprise elle-même. La situation est donc bien différente et la cour d'appel avait déjà fait observer que le nombre d'"amis" de la requérante "dépassait la sphère privée", d'autant que, parmi eux, on comptait des employés d'entreprises concurrentes. Le risque de dissémination d'une information confidentielle était donc très important.

La Cour de cassation ne conteste pas que le fait d'aller chercher un élément de preuve dans un compte Facebook emporte effectivement une ingérence dans la vie privée de la personne, même si, dans le cas présent, l'employeur a eu communication de la photo litigieuse par une autre employée, également "amie" de l'intéressée sur Facebook. 



Ce sont amis que vent emporte...

Pauvre Rutebeuf, Joan Baez 1965


La loyauté de la preuve


Cette communication de l'information par une autre employée permet d'écarter le moyen reposant sur l'atteinte au principe de loyauté de la preuve. Dans le cas présent, l'entreprise n'a pas vraiment eu besoin de pénétrer elle-même sur le compte Facebook, ayant obtenu des informations sur son contenu par d'autres moyens. La Chambre sociale aurait donc pu se borner à mentionner qu'en l'espèce l'atteinte à la vie privée avait été le fait d'un tiers et non pas de l'entreprise elle-même.

Mais précisément, elle a profité de l'occasion qui lui était donnée par cette affaire pour affirmer que "le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi". Cette mention laisse clairement entendre que si des propos tenus dans un groupe fermé portent atteinte aux intérêts légitimes de l'entreprise, le secret de la vie privée peut être écarté. Il appartient ensuite au juge d'apprécier la proportionnalité de l'ingérence ainsi réalisée dans la vie privée.

La loyauté de la preuve est donc appréciée à l'aune des intérêts en présence et la notion de vie privée cède devant l'importance de ceux de l'entreprise. La décision du 30 septembre 2020 ne s'analyse pas comme un revirement par rapport à celle de 2018, mais montre plutôt les nuances du contrôle de proportionnalité. L'ingérence dans la vie privée est disproportionnée lorsqu'il s'agit de pénétrer dans un groupe de 14 personnes pour prouver l'injure prononcée à l'encontre d'un employeur. Elle est en revanche proportionnée lorsque l'ingérence dans un groupe de 200 personnes est justifiée par les intérêts de l'entreprise elle-même et notamment de la nécessité de sa protection contre la contrefaçon.  

Facebook apparaît ainsi comme une sorte de vivier dans lequel il devient possible de trouver les preuves de tel ou tel comportement, injure, diffamation, violation des dispositions du contrat de travail etc. Les propos tenus sur le réseau ne sont jamais totalement protégés, et ne relèvent pas du secret de la correspondance. On pourrait le regretter, mais on doit aussi observer que nul n'est obligé de faire ses confidences sur Facebook. Les données confidentielles qui y circulent sont postées par l'internaute lui-même, et c'est lui qui, le premier, divulgue sa vie privée à un groupe d'"amis" que, bien souvent, il ne connaît pas vraiment. L'arrêt de la Chambre sociale semble ainsi appliquer l'ancien adage "nemo auditur ejus propriam turpitudinem allegans". Pour les non-latinistes, on pourrait traduire cet adage de la manière suivante : Si l'on ne veut pas d'ingérence dans notre vie privée, la solution la plus efficace est de ne pas l'étaler sur Facebook.


Sur les réseaux sociaux et la vie privée : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5


mardi 6 octobre 2020

Détention provisoire : le juge judiciaire, garant de la dignité de la personne



Dans une décision du 2 octobre 2020 rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel fait peser sur le législateur l'obligation d'offrir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge judiciaire si elles estiment souffrir de conditions de détention contraires à la dignité de la personne.

La QPC porte sur l'alinéa 2 l'article 144-1 du code de procédure pénale qui énonce que "le juge d'instruction ou, s'il est saisi, le juge des libertés et de la détention (JLD) doit ordonner la mise en liberté immédiate de la personne placée en détention provisoire, selon les modalités prévues par l'article 147, dès que les conditions prévues à l'article 144 et au présent article ne sont plus remplies". Ces conditions de l'article 144-1 sont en fait les motifs de la détention provisoire, mesure qui ne peut être décidée que dans des buts limitativement énumérés, parmi lesquels la nécessité de conserver des preuves ou celle d'empêcher des pressions sur les témoins.

Le Conseil constitutionnel abroge cette disposition et reporte au 1er mars 2021 la date de l'abrogation effective, laissant au parlement à peine six mois pour modifier la loi. Sur le fond, il s'appuie à la fois sur le principe de dignité et sur le droit d'accès à un recours effectif.

 

Le principe de dignité

 

Le principe de dignité a été déduit par le Conseil constitutionnel des dispositions du Préambule de 1946.  Il a commencé par affirmer sa valeur constitutionnelle dans sa décision du 29 juillet 1994, avant de déclarer plus clairement, dans celle du 19 novembre 2009 que "la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation (...) constitue un principe à valeur constitutionnelle". Par la suite, dans une QPC du 25 avril 2014, il a annulé une disposition législative relative au régime juridique des établissements pénitentiaires, le législateur n'ayant pas prévu de procédure destinée à garantir le droit à la dignité des personnes détenues. La décision du 2 octobre 2020 s'inscrit dans cette jurisprudence, dans la mesure où est aussi sanctionnée l'abstention du législateur qui a confié au juge le soin d'apprécier le bien-fondé de la détention provisoire, mais pas ses conditions matérielles.

 

Le droit à un recours effectif

 

L'absence de droit à un recours effectif constitue le second fondement de la décision du Conseil. Reposant sur les articles 9 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, sa valeur constitutionnelle est garantie depuis la décision du 9 avril 1996. Dans le cas de la détention provisoire, la personne peut à tout moment former une demande de mise en liberté. Mais le juge ne peut lui donner suite que si l'intéressé se trouve dans les conditions de l'article 144-1 du code de procédure pénale, c'est-à-dire lorsque la détention excède une durée raisonnable ou n'est plus justifiée par les exigences énumérées dans cette même disposition. Si l'on y trouve la sauvegarde de l'ordre public ou les nécessités de la recherche des auteurs d'infractions, n'y figurent pas, en revanche, les conditions de détention. Le Conseil en déduit donc, à juste titre, que aucun recours devant le juge judiciaire ne permet à la personne en détention provisoire de contester ses conditions de détention. 

 


 

Tosca. Air de Cavarodossi, acte III sc 2 "E Lucivan Le Stelle"

Roberto Alagna. Orch. du Royal Opera House Covent Garden. Direction : A. Pappano

 

L'inefficacité du référé

 

C'est juste, mais on peut penser que les membres de la juridiction administrative risquent d'être mécontents de cette décision. La personne qui se plaint du caractère indigne des conditions de sa détention peut en effet saisir le juge administratif en référé pour lui demander d'enjoindre à l'administration pénitentiaire de mettre fin à cette situation. Mais, en pratique, le juge des référés refuse d'ordonner des mesures de fond, travaux ou réorganisation du service public. Dans une ordonnance du 27 mai 2019, il se satisfait ainsi de données statistiques pourtant catastrophiques : "Pour gravement préoccupante qu’elle demeure, la situation de la maison d’arrêt de Fresnes est en voie d’amélioration : la densité carcérale au quartier maison d’arrêt des hommes de Fresnes a décru de 199% en janvier 2019 à 181% en mars". Le juge des référés considère qu'il ne peut exiger des mesures de réorganisation structurelle du service public pénitentiaire, mais seulement des mesures d'urgence destinées à résoudre rapidement un problème conjoncturel, par exemple, ordonner la destruction des animaux nuisibles dans la prison des Baumettes (CE., ord. du 22 décembre 2012). 

 

Les arrêts de juillet 2020

 

Dans deux arrêts du 8 juillet 2020, la Cour de cassation fait le constat identique de l'insuffisance du juge administratif dans ce domaine et renvoie la QPC sur laquelle le Conseil constitutionnel vient de se prononcer. L'avocat général, cité par Julia Schmitz dans son commentaire, s'exprime alors en ces termes : " A ce jour, rien ne permet de penser que le Conseil d’État, même s’il a beaucoup œuvré pour l’effectivité des droits de détenus, soit prêt à évoluer sur cet office du juge des référés libertés en matière pénitentiaire ». Il en déduit que « si la voie administrative est fermée, la voie judiciaire paraît nécessairement devoir s’ouvrir ». 

La Cour affirme alors que les conditions indignes de détention peuvent constituer le fondement direct d'une mise en liberté, à la condition que le demandeur fournisse une description suffisamment précise de ses propres conditions de détention. Cette description est alors considérée comme un commencement de preuve de ce caractère indigne, et il appartient alors au ministère public ou à la chambre de l'instruction de procéder à des vérifications complémentaires. En l'espèce, le demandeur s'était borné à des considérations très générales sur la situation de l'établissement pénitentiaire où il était détenu, sans évoquer ses propres conditions d'incarcération. Le pourvoi est donc rejeté, mais le revirement a bien eu lieu : la mise en liberté peut désormais être prononcée en raison de l'indignité des conditions de détention.  

la Chambre criminelle remet ainsi en cause une jurisprudence traditionnelle selon laquelle l'atteinte à la dignité de la personne liée aux conditions de détention pouvait certes engager la responsabilité de l'administration du fait du mauvais fonctionnement du service public pénitentiaire, mais "ne saurait constituer un obstacle légal au placement et au maintien en détention provisoire » (Crim, 18 septembre 2019). 


Le refus du dialogue des juges


Par un second arrêt du même jour, la Chambre criminelle renvoie au Conseil constitutionnel la QPC sur laquelle il s'est prononcé le 2 octobre 2020. Ce renvoi dépasse largement le cadre étroit de la détention provisoire, et s'analyse comme une invitation de la Cour de cassation à interpréter le principe de dignité à la lumière de « la recommandation faite par la Cour européenne des droits de l’homme à la France dans son arrêt du 30 janvier 2020 », c'est-à-dire concrètement à la lumière de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Mais le Conseil n'est pas tombé dans le piège si habilement tendu. Il prend bien soin de rappeler que, par l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, le législateur a imposé "l'examen par priorité des moyens de constitutionnalité avant les moyens tirés du défaut de conformité d'une disposition législative aux engagements internationaux de la France", entendant ainsi "garantir le respect de la Constitution et rappeler sa place au sommet de l'ordre juridique interne". Il ne peut donc se fonder sur l'interprétation de la conventionnalité d'une disposition législative pour se prononcer sur sa constitutionnalité. Il affirme alors très clairement que sa décision repose sur l'analyse de la conformité de la loi aux dispositions de la constitution, "indépendamment de l'interprétation opérée par la Cour de cassation dans ses arrêts nos 1399 et 1400 du 8 juillet 2020". La célèbre jurisprudence IVG du 15 janvier 1975 est donc une nouvelle fois réaffirmée et la décision constitue une fin de non-recevoir aux nombreuses invitations à l'"hybridation des droits".

Une nouvelle loi doit donc être rapidement votée, offrant aux personnes en détention provisoire un recours effectif devant le juge judiciaire, permettant de contester des conditions de détention contraires à la dignité de la personne. Si l'on considère l'état catastrophique des prisons françaises, les recours se multiplieront certainement. Et ils constitueront un nouveau moyen de pression sur l'Etat, qui aura peut-être intérêt à consacrer, enfin, quelques crédits à la rénovation des prisons et à la construction d'établissements nouveaux, dans le respect de la dignité de la personne. Le Garde des Sceaux, si soucieux de la situation des détenus, pourrait peut-être s'intéresser à cette question. Cette mission canaliserait sans doute une énergie jusqu'à aujourd'hui essentiellement consacrée à disqualifier le travail des magistrats.

 

Sur la détention provisoire : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2, § 1 C

 

samedi 3 octobre 2020

Les Invités de LLC : Johann Soufi : Le procès de l'assassinat de Rafic Hariri devant le tribunal spécial pour le Liban : un rendez vous manqué pour la justice internationale au Moyen-Orient ?

 

LLC reproduit l'article publié par Johann Souffi sur ThucyBlog le 2 septembre 2020. L'auteur a exercé comme avocat devant les juridictions pénales nationales et internationales avant de devenir le conseiller juridique de la Présidente du TPIR dans le procès du gouvernement intérimaire rwandais, puis de la chambre de première instance du TSSL dans le procès de l’ancien président du Libéria, Charles Taylor. Il a dirigé la section d’appui juridique du Bureau de la Défense du Tribunal spécial pour le Liban durant le procès des assassins présumés de l’ancien premier ministre Rafic Hariri. Johann Soufi a également dirigé plusieurs enquêtes sur des crimes internationaux au Timor-Oriental, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique et au Mali. Il est actuellement chef du bureau des Affaires juridiques de l’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East) à Gaza et doctorant en droit international pénal au sein des université Paris II Panthéon Assas (France) et Laval (Canada).

 

Le 18 août 2020, le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) a rendu son verdict dans le procès des auteurs présumés de l’attaque à la voiture piégée qui a visé, le 14 février 2005, le convoi de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, provoquant sa mort et celle de 21 autres personnes. Dans leur jugement, les juges de la chambre de première instance ont reconnu à l’unanimité la culpabilité de Salim Ayyash, membre allégué du Hezbollah, dans cet attentat, et ont acquitté trois autres membres allégués de l’organisation chiite, Hassan Merhi, Hussein Oneissi, et Assad Sabra.
 

S’ils ont reconnu le caractère politique et terroriste de l’attentat contre l’ancien Premier ministre libanais, les juges ont toutefois indiqué n’avoir aucune preuve de l’implication du leadership du Hezbollah ou du régime syrien dans cette attaque et n’avoir pas non plus de preuve suffisante de l’implication de l’ancien accusé, Mustapha Badreddine, haut responsable du Hezbollah tué en Syrie en 2016.

Ce verdict n’est pas une surprise pour ceux qui ont suivi de près le procès. Le standard de preuve élevé devant les juridictions pénales internationales et la complexité du dossier du procureur, exclusivement basé sur l’analyse de données téléphoniques, rendaient sa tâche particulièrement difficile. Par ailleurs, le TSL n’ayant compétence que sur les seules personnes physiques, les juges ne pouvaient reconnaitre la responsabilité du Hezbollah ou celle du régime syrien en tant que tels, comme certains commentateurs du jugement semblaient s’y attendre.

Il n’en demeure pas moins que cet épilogue, plus de quinze ans après l’assassinat de l’ancien premier ministre, et alors que le pays du Cèdre est confronté à une crise économique et politique sans précèdent, – aggravée par la tragique explosion le 4 août 2020 d’un entrepôt du port de Beyrouth ayant causé la mort d’au moins 220 personnes et la disparition de 50 autres –, a suscité une profonde déception parmi une partie de la société libanaise. A l’inverse, il a été accueilli avec satisfaction par les supporters de l’organisation chiite, jusque-là hostiles ou indifférents à la juridiction internationale.

Le TSL ne va pas fermer à l’issue de ce jugement. Le procureur, comme la défense de M. Ayyash ont encore la possibilité de faire appel. Par ailleurs, un autre procès par défaut, toujours contre Salim Ayyash, est actuellement en cours devant le TSL pour des attentats commis contre trois autres personnalités politiques libanaises opposées à la présence syrienne au Liban.

Ce jugement est toutefois l’occasion de faire un premier bilan des réalisations de cette juridiction et de ses limites. Il permet également d’illustrer, de manière particulièrement claire les défis auxquels est confrontée la justice pénale internationale.

 

Un tribunal porteur d’espoirs pour le Liban et le Moyen-Orient

 

Lors de sa création en 2009, le TSL est l’espoir, pour la société civile libanaise, d’en finir avec l’impunité dont jouissent les auteurs d’assassinats politiques au Liban, en particulier de ceux qui s’opposent à la présence syrienne dans le pays. Si le mandat particulièrement restreint du Tribunal suscite des commentaires sur son caractère politique, la plupart des observateurs s’accordent pour reconnaitre la nécessité d’un recours à la justice internationale pour surmonter les blocages politiques auxquels est confrontée la justice libanaise. Le Tribunal bénéficie également d’un fort soutien au sein de la communauté internationale qui s’illustre par son budget important (environ 55 millions d’euros par an), à moitié financé par le Liban, l’autre par des pays volontaires.

Au niveau régional et international, certains voient dans la création du TSL les prémices d’une lutte contre le terrorisme international, voire un premier pas vers la responsabilité des auteurs de violations graves des droits de l’homme au Moyen-Orient.

Pour les juristes internationaux, les nouveautés institutionnelles importantes de ce tribunal, notamment la possibilité de juger des accusés par défaut, les pouvoirs renforcés du juge de la mise en état, ou la création d’un bureau de la défense indépendant au sein de la juridiction constituent des signaux positifs du développement de la justice internationale.

 

Les débuts prometteurs du Tribunal spécial pour le Liban

 

Le TSL débute ses travaux en mars 2009. Le Procureur du TSL reprend à zéro l’enquête effectuée par la Commission d’enquête des Nations Unies (UNIIIC) concluant initialement à la responsabilité conjointe d’individus au sein des forces de sécurité et des services de renseignements syriens et libanais. En avril 2009, le TSL libère quatre généraux libanais, détenus depuis quatre ans et soupçonnés d’être impliqués dans l’assassinat de Rafic Hariri. Les enquêtes du Procureur s’orientent désormais vers une possible responsabilité du Hezbollah, provoquant la colère des responsables de l’organisation chiite.

Au niveau institutionnel, le TSL adopte un règlement de procédure hybride, à mi-chemin entre la procédure libanaise, d’inspiration civiliste et celle des tribunaux internationaux pour l’ex Yougoslavie et le Rwanda, largement influencée par la common law. Le 16 février 2011, la Chambre d’appel du TSL rend une décision remarquée affirmant l’existence d’une définition coutumière internationale du terrorisme.

En juin 2011, le Juge de la mise en état confirme l’acte d’accusation à l’encontre de quatre individus, membres du Hezbollah, présumés responsables de l’assassinat de l’ancien Premier ministre. Quelques mois plus tard, le 1er février 2012, la Chambre de première instance ouvre une procédure par défaut à leur encontre. 

 


Liban libre. Guy Béart. 1989

 

La montagne accouche d’une souris

 

Le procès ne débute que deux ans plus tard, en janvier 2014. Il durera finalement quatre ans, entrecoupés de plusieurs interruptions. Il prend fin en septembre 2018, après 415 jours d’audience, 295 auditions de témoins, et l’adjonction d’un nouvel accusé, Hassan Merhi, à la procédure initiale. Le jugement prévu pour le mois de mai 2020 est reporté de quelques mois à cause de l’épidémie de coronavirus, puis d’une semaine, à la suite de l’explosion au port de Beyrouth qui a endeuillé le Liban le 4 août 2020.

Le 18 août 2020, lorsque le verdict est finalement rendu par la chambre de première instance, le contexte politique au Liban est sensiblement différent de celui qui avait mené à sa création, onze ans plus tôt. Si l’opposition entre pro et anti-syriens demeure pertinente pour comprendre l’échiquier politique libanais, ces deux courants cohabitent désormais et la société civile libanaise rejette l’establishment politique dans son ensemble. Par ailleurs, et quoi qu’ils pensent du verdict sur le fond, la majorité des observateurs s’accordent à dire, qu’après neuf ans de procédure, et près de 700 millions d’Euros dépensés (dont la moitié à la charge du Liban), la montagne accouche d’une souris.

 

Quel bilan pour le Tribunal spécial pour le Liban et quelles leçons en tirer ?

 

Comment expliquer une telle déception pour un tribunal pourtant porteur de nombreux espoirs et soutenu par la majorité de la communauté internationale ?

Incontestablement, l’extrême technicité du dossier, l’absence des accusés lors du procès, la possibilité pour eux de d’être jugés de nouveau s’ils venaient à être arrêtés, et la mort de l’accusé principal, Mustapha Badreddine en mai 2016, ont considérablement contribué à limiter l’impact que le verdict, quel qu’ils soit, pouvait avoir sur la scène politique libanaise et régionale.

Il serait toutefois incomplet de ne pas relever également la responsabilité du TSL et des acteurs du procès dans cet échec. En choisissant de baser son dossier exclusivement sur des éléments de preuves particulièrement techniques et complexes, le procureur a fait le pari risqué d’emporter la conviction des juges, au-delà de tout doute raisonnable, sans qu’aucun témoin de fait ne vienne corroborer sa théorie. En choisissant d’ignorer le travail du juge de la mise en état et en laissant aux parties le contrôle total de la procédure, alors que les règles de procédures les invitaient à se saisir du dossier, les juges de la chambre de première instance ont indiscutablement contribué à allonger la procédure. Enfin, du côté de la défense, en l’absence d’instruction de leurs « clients », les avocats se sont retrouvés limités dans leur capacité de développer une stratégie claire, et poussés à contester l’ensemble des éléments du dossier du procureur sans apporter pour autant d’éléments utiles à la manifestation de la vérité. De manière générale, le premier procès par défaut de l’histoire de la justice internationale a montré les limites d’un tel exercice.


Un tribunal symptomatique des travers de la justice pénale internationale

 

Au-delà des spécificités du « procès Hariri » et des critiques qui peuvent être faites sur la manière dont il a été mené, le TSL est confronté, avec peut-être encore plus d’intensité que d’autres, aux différents maux qui affectent les diverses juridictions internationales. En cela, il est un outil d’observation intéressant des défis auxquels doit faire face la justice internationale dans son ensemble.

La « politisation » de la justice internationale : Si le TSL a indiscutablement fait preuve d’indépendance dans son fonctionnement, sa création n’en demeure pas moins une illustration de la politisation de la justice internationale. Dans une région marquée par des crimes plus graves les uns que les autres, et dans un pays où de nombreux leaders politiques sont d’anciens criminels de guerre, la décision de créer un tribunal ad hoc pour juger les seuls responsables de l’assassinat de l’ancien premier ministre, aussi terrible soit-il, ne pouvait échapper aux critiques quant au caractère partial et politique de la justice internationale.

Des procès trop longs et trop chers : Le procès par défaut dans l’affaire Hariri, a déjà duré plus de 11 ans et couté près de 700 millions d’Euros. À l’issue de la procédure d’appel et alors que le ou les condamné(s) pourront bénéficier d’un nouveau procès s’ils venaient à être arrêtés, la procédure aura probablement duré près de 15 ans et coûté près de 1 milliard de dollars. Avec le temps, le tribunal est pourtant progressivement sorti des centres d’intérêt des libanais et son impact est aujourd’hui minime sur la scène politique locale. Le TSL est frappé, au même titre que l’ensemble des autres juridictions internationales d’un mal profond, résultat d’une procédure chronophage et budgétivore, qui met en péril la viabilité de la justice internationale.

Des conflits de culture juridique : Les rédacteurs du règlement de procédure et de preuve du TSL avaient imaginé une procédure hybride, plus inquisitoire, pour correspondre davantage à la tradition juridique libanaise et accroitre la rapidité de la procédure durant la phase du procès. En faisant fi des règles qui s’appliquaient à eux et en revenant aux principes procéduraux du modèle accusatoire au prétexte d’appliquer la jurisprudence des tribunaux internationaux, les acteurs du procès Hariri ont montré l’extrême difficulté des juristes internationaux à se détacher de leur tradition juridique et à appliquer une procédure avec laquelle ils sont moins familiers. Cette obstination à privilégier la common law sur les autres traditions juridiques prive de nombreux juristes, notamment dans les pays du Moyen-Orient, de la possibilité de participer équitablement aux procédures internationales et les observateurs de la justice internationale, d’en comprendre les spécificités.

Une justice « hors sol » : Au-delà de la culture juridique, le TSL s’est illustré par sa déconnection profonde avec le pays et les citoyens qu’il est censé servir. Il est assez frappant de noter que l’enquête menée par les autorités judiciaires libanaises a été largement ignorée durant le procès alors que c’est pourtant Wissam Eid, haut responsable des services de renseignements libanais, qui a découvert, au prix de sa vie, l’existence des réseaux téléphoniques incriminés, dès septembre 2005. Il est également important de relever la quasi-absence d’avocats libanais parmi les membres du bureau du procureur et l’absence de traduction du jugement en arabe et en français à ce jour. Cette déconnection profonde avec les principaux destinataires de la justice internationale n’est malheureusement pas spécifique au TSL. Des critiques similaires sont, par exemple, régulièrement lancées contre la Cour pénale internationale.

 

Conclusion

 

Le TSL, comme toutes les autres juridictions internationales avant lui, ne pouvait que décevoir. Les attentes placées dans le tribunal, comme dans ses prédécesseurs, étaient incontestablement démesurées et ignoraient les nombreux défis et limites auxquels les juridictions internationales font face dans l’exercice de leur mandat.

Il est toutefois impératif que les membres des tribunaux internationaux s’interrogent sur leurs propres défaillances et sur les faiblesses de la justice internationale dans son ensemble, notamment son coût, sa lenteur et sa déconnection parfois profonde avec les populations qu’elle est censée servir. En demeurant sourde aux critiques qui lui sont faite, la justice internationale risque de perdre le soutien populaire dont elle a absolument besoin, pour survivre et se développer au Moyen Orient comme ailleurs. C’est le souhait de tous ceux qui continuent de croire dans ce magnifique projet.

 

Les opinions exprimées dans ce billet sont purement personnelles, l’auteur ne s’exprimant aucunement en sa capacité officielle. Elles n’engagent donc pas les Nations Unies ou le Tribunal Spécial pour le Liban.

 

Sur les juridictions pénales internationales : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, section 1, § 3 B

 

 

mercredi 30 septembre 2020

Courage fuyons


Une nouvelle fois, le juge des référés du Conseil d'Etat vient de rendre, le 25 septembre 2020, l'une de ces ordonnances de "tri" dont il a le secret. C'est bien de secret dont il s'agit car précisément cette ordonnance est plus ou moins introuvable. On ne la trouve ni sur Légifrance, ni sur Ariane, la base de jurisprudence de la juridiction administrative. Heureusement, Dalloz-Actualité en a eu connaissance et l'a publiée dans son édition du 28 septembre, répondant ainsi aux attentes de bon nombre de lecteurs.


Une ordonnance de tri


Pour le Conseil d'Etat en revanche, ces ordonnances, prévues par l'article L 522-3 du code de la justice administrative, sont sans importance. Ne s'agit-il pas de rejeter une demande de référé, sans audience, au motif qu'elle s'appuie sur des moyens manifestement infondés, irrecevables et inopérants, ou qui ne reposent sur aucun fait établi ?

La question traitée était pourtant d'une grande actualité. L'Association de défense des libertés constitutionnelles (ADELICO) et le syndicat Unité Magistrats SNM-FO demandaient au juge des référés d'ordonner la suspension de l'exécution d'une décision du 18 septembre par laquelle le Garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, a chargé l'Inspection générale de la justice d'une enquête administrative sur trois magistrats qui exercent ou ont exercé leurs fonctions au Parquet national financier (PNF). Observons à ce propos que l'ordonnance commence par une erreur factuelle. Le juge des référés affirme que les magistrats sont "affectés" au PNF, ce qui est faux dans le cas d'Eliane Houlette qui a quitté ses fonctions à la direction du Parquet depuis l'été 2019. 

Cette erreur factuelle témoigne de la manière dont la demande a été traitée. Le but était de l'écarter discrètement en utilisant l'ordonnance de tri, et il était donc indispensable de trouver un motif la justifiant, un motif qui surtout éviterait soigneusement au juge des référés de se prononcer au fond. 

 

 

Le Magicien d'Oz. Victor Fleming. 1939
 

 

Le détournement de pouvoir

 

Les requérants s'appuyaient sur rien de moins que le détournement de pouvoir. Selon la définition classique, un acte est entaché de détournement de pouvoir lorsque ses motifs sont étrangers à l'intérêt général théoriquement poursuivi par la décision. En simplifiant quelque peu, on peut considérer qu'il s'agit d'un acte qui ne comporte aucun vice de forme et de procédure mais qui a été pris dans un autre but que l'intérêt général, par exemple l'intérêt d'un parti politique ou l'intérêt personnel de son auteur. 

La question méritait d'être posée, mais le juge des référés entendait précisément ne pas la poser, pour ne pas avoir à y répondre. Pourtant, on sait que la décision d'Eric Dupond-Moretti constitue la seconde saisine de l'Inspection générale de la Justice sur le Parquet financier. Celle-ci avait déjà rendu un rapport, il y a à peine quinze jours, dans lequel elle affirmait que le Parquet avait agi dans le respect des dispositions du code de procédure pénale, lorsqu'il avait mené une enquête recherchant un éventuel informateur de Nicolas Sarkozy et de son conseil, impliquant la communication des fadettes de certains avocats. Pourquoi donc susciter une seconde enquête, en feignant de croire que le premier rapport révélait des faits justifiant des poursuites disciplinaires ? La simple lecture du rapport permet de comprendre que c'est faux.

Se poser la question du détournement de pouvoir impose donc de rechercher le but poursuivi par le Garde des Sceaux. Ses motifs sont-ils étrangers à l'intérêt général ? Il y avait tout de même un élément de fait de nature à nourrir le doute. L'avocat Dupond-Moretti avait en effet porté plainte contre le PNF, plainte que le ministre Dupond-Moretti avait ensuite retiré en hâte, le jour même de sa nomination ?  Comment ne pas penser que le ministre poursuit l'objectif de l'avocat ? Comment ne pas penser que cette mise en cause du PNF intervient au moment opportun pour décrédibiliser ses réquisitions dans l'affaire Paul Bismuth qui va très bientôt être jugée devant le tribunal correctionnel ? L'acte a-t-il été pris dans un but d'intérêt général ou dans l'intérêt personnel de son auteur ? Pour ne pas avoir à répondre à cette question, le juge préfère ne pas le poser.

 

L'absence d'intérêt pour agir

 

Il a donc choisi la solution la plus simple et la moins courageuse. Il a déclaré la requête "manifestement irrecevable", au motif que les requérants n'avaient pas un intérêt pour agir suffisant. Il estime ainsi que le syndicat Unité Magistrats SNM-FO n'a pas intérêt pour agir, car la décision de saisine de l'Inspection générale de la justice ne porte pas atteinte aux droits et prérogatives de ses membres. Cette définition de l'intérêt pour agir pour agir semble étroite, et même très étroite. En droit, les agents publics et leurs groupements sont en effet recevables à contester toutes les mesures susceptibles de "porter atteinte aux droits qu'ils tiennent de leur statut". En mettant en cause trois agents du PNF sans motif, le ministre de la justice ne porte-t-il pas atteinte, de manière générale, au principe d'indépendance des juges ? Là encore, on aurait aimé connaître la réponse à cette question. 

Quant à l'intérêt pour agir de l'association ADELICO, il est écarté au motif que ses statuts définissent son objet social d'une manière trop générale. Et le juge des référés de citer in extenso cet objet social qui est "d'assurer en France la promotion et la garantie des droits fondamentaux et de veiller à la séparation des pouvoirs". Pour le juge des référés du Conseil d'Etat, la décision d'un membre du gouvernement qui cherche à décrédibiliser l'autorité judiciaire appelée à requérir dans un affaire prochainement jugée n'a vraiment rien à voir, mais rien du tout, avec la séparation des pouvoirs.

On comprend pourquoi le Conseil d'Etat préfère enfouir ses ordonnances de tri, et plus particulièrement celle du 25 septembre 2020, dans l'oubli le plus profond. Une telle décision n'est évidemment pas digne de la prochaine édition des "Grands Arrêts", ne s'intègre pas très bien dans l'élément de langage sur le "Conseil-d'-Etat-protecteur-des-libertés". N'aurait-il pas été préférable d'organiser une audience, de débattre de l'éventuel détournement de pouvoir, probablement pour l'écarter in fine car il est toujours bien difficile à prouver ? Au moins le Conseil d'Etat aurait donné l'impression de rendre un arrêt, et non pas un service.

 

Sur l'indépendance des juges  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1, § 1D

 

dimanche 27 septembre 2020

La mère est amère et le père perd ses re-pères : Filiation et changement de sexe


Dans un arrêt du 16 septembre 2020, la première chambre civile de la Cour de cassation confirme le rejet d'une demande de transcription de la reconnaissance de maternité d'une femme transgenre, Mme X. La décision semble étrange dans la mesure où ce lien biologique est bel et bien présent. Mais il s'agit, en l'espèce d'une filiation paternelle. 

Il convient d'expliquer un peu une situation tout-à-fait exceptionnelle. Mme Y et M. X. se sont mariés en août 1991 et ont eu deux enfants en 2000 et 2004. Par la suite, M. X. a pris conscience de son identité sexuelle féminine. Il a donc demandé un changement de sexe dans les actes de l'état civil, et il est devenu Mme X par un jugement de 2011. Le couple était toujours marié, union de deux femmes avant même l'intervention de la loi sur le mariage des couples de même sexe. Mais Mme X. n'a pas, à l'époque, achevé sa conversion sexuelle. En témoigne la naissance du troisième enfant du couple, en 2014. Mme X. entend donc avoir avec cet enfant un lien de filiation maternelle, conforme à son état civil, alors qu'il a été  conçu par la méthode artisanale, par ses gamètes masculins.

Le transsexualisme se définit comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et de prénom dans le registre d'état-civil. C'est exactement ce qu'a fait Mme X., et elle est ainsi la victime inattendue d'une jurisprudence libérale.

 

Victime d'une jurisprudence libérale

 

En effet, le changement de sexe est une opération de très longue durée. Pendant de nombreuses années, la jurisprudence, incarnée dans deux arrêts de la Cour de cassation intervenus le 13 février 2013. Dans les deux cas, la Cour refusait la modification de l'état-civil des requérants, au motif qu'ils ne produisaient pas "la preuve médico-chirurgicale" de leur changement de sexe. Autrement dit, le changement de sexe et de prénom ne pouvait être prononcé qu'à l'issue de longues années de traitement hormonal et de plusieurs interventions chirurgicales.

Mais tout a changé avec un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) du  6 avril 2017 A. P. Garçon et Nicot c. France. Pour la Cour, en subordonnant le changement d'état-civil à la preuve du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique", le droit français portait une atteinte excessive à la vie privée des intéressés. Les juges ont alors abonné définitivement le critère de la stérilité, jusqu'alors largement utilisé pour démontrer l'effectivité de la conversion sexuelle. Cette jurisprudence libérale a été largement saluée, la personne n'étant plus contrainte durant de longues années de vivre dans un état civil ne correspondant pas à son identité profonde. La loi du 18 novembre 2017 de modernisation de la justice du XXIe siècle a finalement démédicalisé la procédure. Il est désormais possible de prouver le transsexualisme par tout autre moyen, comme le fait de se présenter publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ou d'avoir déjà changé son prénom. Il n'est plus impossible de demeurer biologiquement un homme en se revendiquant psychologiquement comme une femme. 

Précisément, Mme X. est demeurée biologiquement un homme,  capable d'avoir un enfant. Et le problème est que la loi est parfaitement muette sur le cas des enfants nés pendant la période de conversion.

 

 

T'es plus dans l'coup, Papa. Ludivine Sagnier

 Huit Femmes. François Ozon. 2002

 

Les enfants nés pendant la période de conversion


La Cour d'appel de Montpellier, statuant sur cette même affaire le 14 novembre 2018, s'était trouvée face à une situation juridique inextricable. 

Il était impossible de répondre positivement à la demande de Mme X, qui désirait qu'un lien de maternité soit établi. La Cour d'appel constate que le droit positif ne reconnaît pas l'existence de deux liens de filiation de même sexe, dualité qui irait à l'encontre du principe "mater semper certa est". Seule subsiste alors l'adoption, mais Mme Y. déclare la refuser, ce qui est évidemment son droit le plus strict, la mère biologique pouvant toujours s'opposer à l'adoption de son enfant. Bien entendu, le couple écarte une solution par laquelle Mme X. se verrait contrainte d'adopter son enfant biologique.

Il n'était pas davantage possible d'imposer une filiation paternelle, même si celle-ci était conforme à la vérité biologique. Mme X. a désormais l'état civil d'une femme, et c'est au nom du respect de sa vie privée qu'elle a obtenu cet état civil. Lui imposer une identité sexuelle qui n'est plus la sienne reviendrait à porter atteinte à sa vie privée, alors même qu'elle continue les opérations de conversion sexuelle. 

 

Le refus du "parent biologique"

 

Devant cette situation inédite, la Cour d'appel de Montpellier avait fait oeuvre créatrice en décidant l'inscription de Mme X. sur l'acte de naissance de l'enfant comme "parent biologique", sans mention de sexe. Ce choix présentait l'avantage de faire en sorte que le troisième enfant d'une famille se trouve dans la même situation juridique que ses frères. Mais il ne satisfaisait pas la requérante qui voulait être reconnue comme mère de son enfant, conformément à sa nouvelle identité sexuelle.

La Cour de cassation, quant à elle, ne considère que le droit positif. Elle se borne à constater que la cour d'appel a créé une nouvelle catégorie juridique qui n'est pas prévue par la loi, le code civil ne connaissant que "le père" et "la mère". Quant à l'intérêt supérieur de l'enfant, il n'est pas si évident à établir. En effet, l'égalité au sein de la fratrie peut être invoquée par la Cour de cassation pour justifier le choix d'attribuer à celui né en 2014 une filiation identique à celle de ses frères nés avant 2011. Mais si l'intérêt de l'enfant exige qu'il ait une filiation établie à l'égard de ses parents, il n'est pas certain que son intérêt soit que cette filiation corresponde au sexe choisi par son parent transgenre. Pour la Cour, le choix d'une filiation paternelle correspond la réalité biologique et n'emporte pas de conséquences excessives sur la vie privée du parent transgenre qui n'est évidemment pas contraint de renoncer à sa nouvelle identité sexuelle.

Dans une telle affaire, il n'y avait sans doute pas de bonne solution. On peut toutefois regretter que la Cour de cassation n'ait pas cherché, elle aussi, à faire oeuvre constructive. Son avocat général l'y incitait pourtant, faisant observer que la loi bioéthique actuellement en cours de discussion, ouvrait l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes, imposerait bientôt une double filiation maternelle des enfants. Par ailleurs, il peut sembler étrange que la jurisprudence soit plus sévère à l'égard de Mme X., parent biologique de son enfant, qu'à légard de la mère d'intention d'un enfant né à l'étranger par gestation pour autrui. Dans un arrêt du 4 octobre 2019, la Cour de cassation a en effet accepté, après bien des réticences, la  transcription de la filiation maternelle des jumelles Mennesson, se pliant à l'avis de la CEDH qui affirmait, en avril 2019, que les parents sont ceux qui apportent aux enfants "l’environnement dans lequel ils vivent et se développent et (...) qui ont la responsabilité de satisfaire à leurs besoins et d’assurer leur bien-être". Mme X. n'a pas droit à un traitement identique, alors même que le couple n'a eu recours à aucune technique de gestation illicite en droit français.

Derrière cette rigueur se cache sans doute une volonté de susciter l'intervention du législateur, alors même que les débats sur les débats de la loi bioéthique ne sont pas clos. En renvoyant l'affaire à la cour d'appel de Toulouse, elle laisse le temps d'une évolution législative. Car le responsable de cette situation est le législateur qui ne s'est jamais réellement intéressé au statut des transgenres, laissant les juges élaborer un droit purement réactif, au fil des affaires qui se présentent à eux et des décisions de la CEDH.