Liberté Libertés Chéries reproduit l'article publié par ThucyBlog le 26 août 2020. Serge Sur est professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2).
La
doxa des droits de l’homme enseigne la méfiance à l’encontre de l’Etat,
toujours suspect de méconnaître voire de menacer ou d’enfreindre les
libertés. Appareil de coercition publique, il tendrait à assujettir les
individus et aurait toujours un fond oppressif. La virulente campagne en
France contre les « violences policières » en est une illustration.
Est-ce bien exact ? Aujourd’hui, particulièrement dans les pays
démocratiques, n’est-ce pas plutôt la société civile qui met en péril
les libertés ?
L’Etat contre les libertés ?
Les
militants des droits de l’homme instruisent souvent le procès de
l’Etat, qui pour eux serait une menace permanente. Les exemples se
multiplient de gouvernements qui portent atteinte aux libertés
individuelles et collectives, même si elles sont théoriquement reconnues
par des textes déclaratoires, qu’il s’agisse de normes internes ou de
normes internationales. Les systèmes judiciaires qui sont en principe
chargés de protéger les droits et libertés sont souvent insuffisants
pour plusieurs raisons, alternatives ou cumulatives : leur indépendance
n’est pas suffisamment garantie, les recours sont mal organisés, la
jurisprudence est obscure et incertaine, les procédures sont tellement
longues et complexes que la satisfaction qu’elle peuvent apporter aux
requérants est tellement tardive qu’elle n’est plus que symbolique. Les
trois acteurs publics de la protection des droits et libertés, la
puissance normative, la puissance gouvernementale, le pouvoir judiciaire
seraient ainsi le plus souvent défaillants en tout ou partie. D’où le
devoir de vigilance à leur encontre, nourri par un devoir de méfiance,
qui incombe aux acteurs privés, aux sociétés civiles, dont ONG et autres
experts sont la voix autorisée.
Cette
vision comporte beaucoup d’arguments à son appui, inégalement
convaincants. Elle est certainement fondée lorsque les droits et
libertés ne sont tout simplement pas proclamés par les Etats, ou ne le
sont que de façon artificielle parce qu’ils sont des régimes
autoritaires, tyranniques voire théocratiques. Les exemples abondent.
Lorsque certains pays subordonnent les droits de l’homme au respect de
la Charia, on se moque du monde. Dans des pays démocratiques, des
atteintes sont possibles en fonction de législations d’exception ou de
contrôles judiciaire insuffisants pour diverses raisons. Dans ces
situations, qui ne sont pas si rares, le rôle des acteurs privés est à
la fois indispensable et positif. Ils ont des fonctions de surveillance,
d’analyse, d’alerte, de mobilisation intellectuelle et politique pour
apporter les réponses qui permettent de maintenir ou d’améliorer les
droits et libertés en cause. Le cadre de la démocratie politique leur
donne toute latitude pour s’exprimer, se faire entendre, convaincre par
des voies régulières, juridiquement encadrées.
Mais
dans d’autres situations, toujours dans le cadre démocratique, vivifié
par des élections intervenant suivant des rythmes assez rapprochés,
l’Etat peut-il être considéré comme une menace pour les libertés ? N’en
est-il pas plutôt le protecteur ? D’abord parce qu’il les proclame, et
que sans lui on ne voit pas quelle autorité pourrait le faire, en dehors
des utopies. Même les déclarations ou conventions internationales
résultent de l’accord des Etats et reposent sur leur autorité. Ensuite,
seuls les Etats sont en mesure de les garantir et d’assurer leur
respect. Même lorsqu’existent des juridictions internationales, dont la
Cour européenne des droits de l’homme est l’exemple le plus achevé,
leurs décisions ne peuvent prendre effet qu’avec le concours des Etats
qui ont accepté sa juridiction. Ainsi, loin d’être l’ennemi des
libertés, une menace latente qu’il faudrait toujours tenir en méfiance
et en lisière, l’Etat est la source et la garantie des droits et
libertés, sous la forme des libertés publiques. La fameuse formule de
Lacordaire, « Entre le fort et le faible, entre le riche et le
pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et
la loi qui affranchit » est toujours d’actualité. Le danger le plus
pernicieux pour les droits et libertés ne proviendrait-il pas de la
société civile, du comportement déréglé des citoyens ?
Viva la Liberta. Don Giovanni. Mozart.
Samuel Ramey, Metropolitan Orchestra & Chorus. Direction : J. Levine. 1990
Les sociétés civiles, menace pour les libertés
D’où
viennent aujourd’hui les atteintes et menaces aux droits et
libertés dans les pays démocratiques ? Pour les libertés individuelles,
il s’agit par exemple de la captation des données personnelles par des
multinationales américaines, de façon plus diffuse de la démolition de
la vie privée, y compris de son cœur, l’intimité, par des réseaux
sociaux difficilement traçables. Il s’agit aussi, surtout aux
Etats-Unis, des atteintes au droit à la vie du fait du droit de porter
des armes. C’est aussi, dans nombre de pays libéraux, la contestation de
la liberté d’expression, la political correctness qui repousse,
disqualifie, voire lynche sur les médias et les réseaux sociaux tous
porteurs d’idées non conformistes, alors même qu’elles ne sont pas
condamnées par la loi – ainsi la censure dans les universités de
conférences qui ne sont pas dans le mainstream. C’est encore la
mise en cause de la justice lorsqu’elle s’attaque aux puissants. Les
émeutiers demandent que l’on désarme la police, les escrocs que l’on
désarme la justice.
Pour
les libertés collectives, particulièrement en France, les pratiques
récentes des manifestations et des grèves, quels qu’en soient les
motifs, illustrent l’atteinte que l’usage immodéré de certains droits
portent à d’autres libertés publiques, qui ne sont pas moins
respectables. Ces droits ont comme caractéristique d’entrer en conflit
avec la liberté d’aller et venir lorsque leur exercice bloque l’espace
public, la liberté de l’industrie et du commerce quand il entrave
consciemment le fonctionnement de l’économie, la liberté du travail
lorsque des pressions sont imposées aux travailleurs récalcitrants aux
mots d’ordre de grève.
Ces
droits sont souvent vécus, surtout les droits collectifs, comme ne
souffrant d’aucune limitation, la moindre d’entre elles étant assimilée à
l’oppression – à laquelle précisément on a le droit de résister, comme
le rappelle la Déclaration de 1789. Ceci alors même que la loi
subordonne leur usage à des conditions qui visent à harmoniser les
différentes libertés entre elles. Ainsi, la déclaration préalable d’une
manifestation, ou le service minimum en cas de grève dans les services
publics. Ces conditions sont vécues comme oppressives, et le
gouvernement qui voudrait les faire respecter comme autoritaire. Ces
droits sont-ils absolus et sacrés ? Aux Etats-Unis, c’est le cas pour la
liberté d’expression et le droit de porter des armes, parce que
l’individu est supérieur à toute organisation sociale. En France, les
droits sont des éléments de l’appartenance à une société politique, ils
sont ceux de l’homme en société, ce qui est très différent. D’où la
prédominance des droits collectifs sur les libertés individuelles.
Absolus
et sacrés : c’est comme ils ne dérivaient pas du droit positif, établi
par l’Etat, mais qu’ils lui préexistaient et lui étaient supérieurs. Dès
lors, il ne pourrait en aucune manière les réglementer ou le limiter,
ils s’imposeraient par eux-mêmes contre toute restriction. Le droit
d’asile, par exemple, serait un devoir impératif de l’Etat, non une
obligation consentie par lui et soumise à certaines conditions. Alors on
entre dans l’idéologie des droits de l’homme, une dérive libertaire
c’est-à-dire anarchiste, une logique autiste. Par-là les droits de
l’homme s’opposent aux libertés publiques, toujours organisées par
l’Etat et protégées par lui, mais supposant une conciliation, et même
une double conciliation, entre droits individuels d’un côté, entre
droits individuels et intérêt général de l’autre.
Pour
les intérêts des individus, la Déclaration de 1789 dit l’essentiel : la
liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Il faut donc
harmoniser les libertés entre elles, ce qui suppose un exercice de
proportionnalité des atteintes portées par une liberté à une autre
liberté – ainsi la liberté d’aller et venir et le droit de grève. Pour
la conciliation entre libertés et intérêt général, le service minimum ou
les régimes d’exception tels que l’état d’urgence ou autres réponses à
une menace contre l’Etat ou la société. Seul l’Etat et ses organes sont
en mesure, avec le régime des libertés publiques, d’opérer ces
compromis. Faute de quoi la conception absolutiste des droits mène
directement à l’anarchie et comporte des germes de guerre civile. Ce
sont des droits par définition extérieurs à tout pacte social et pour
lui menaçants. Alors la société civile devient une menace pour les
libertés au nom de ses droits. Le culte des droits de l’homme n’est pas
ainsi le parachèvement des libertés publiques mais leur négation.