Observons toutefois que ces ordonnances interviennent après le 11 mai, date d'un déconfinement progressif et différencié selon les régions. Certes, l'état d'urgence sanitaire n'est pas levé, mais le juge administratif considère tout de même que les préoccupations de santé publique sont devenues un peu moins urgentes. Il peut donc se permettre de réintégrer un peu de droit dans une pratique qui s'est caractérisée, pendant de longues semaines, par un oubli des règles les plus élémentaires gouvernant la protection des libertés, oubli auquel le Conseil d'Etat n'a posé aucune limite. Aujourd'hui, il affiche son attachement aux libertés, dans des domaines qui n'entravent pas réellement la liberté d'action de l'Exécutif.
La surveillance par drones
Cette évolution apparaît clairement dans l'ordonnance relative à la surveillance aérienne par drone. L'association La Quadrature du Net et la Ligue des droits de l'homme avaient en effet saisi le juge le 6 mai, soit cinq jours avant la fin du confinement. Mais celui-ci, qui aux termes de l'article L 521-2 du code de justice administrative, aurait dû se prononcer dans les quarante-huit heures, a finalement rendu son ordonnance le 18 mais, douze jours après sa saisine, et une semaine après la fin du confinement.
Sur le fond, la lecture de l'ordonnance conduit à nuancer sérieusement la présentation faite par le Conseil d'Etat sur son site. D'une part, l'interdiction est territorialement limitée à la ville de Paris, sans doute parce que c'est la seule ville dans laquelle la surveillance par drone a été effective. D'autre part, et c'est plus important, le juge des référés ne sanctionne finalement qu'une règle de procédure.
Les forces de police disposaient en l'espèce de quatre drones équipés d'un zoom optique et d'un haut-parleur, utilisés deux à trois heures par jour. Le télépilote du drone filmait les lieux dans lesquels des rassemblements étaient susceptibles de se former, en violation des mesures prescrites par l'état d'urgence sanitaire. Les images étaient transmises en temps réel dans un centre de commandement, où il était décidé de la conduite à tenir, soit ne rien faire, soit utiliser le haut-parler pour diffuser un message de mise en garde aux personnes présentes sur le site, soit envoyer des agents susceptibles de verbaliser.
Le juge des référés ne considère pas, en soi, une telle pratique comme illicite. Il estime d'abord sa finalité légitime, dès lors qu'il s'agit d'assurer la sécurité publique "dans les circonstances actuelles". Il affirme ensuite que la doctrine d'emploi, formalisée dans une note du 14 mai 2020, n'est pas de nature, "en tant que telle" à porter une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Dans le cas présent, le drone n'est pas équipé d'une carte mémoire et il n'est donc procédé à une aucun enregistrement ni conservation d'images. Il est constant enfin qu'un tel équipement entre dans le champ du règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD), qui s'applique aux traitements de données à caractère personnel, "y compris [pour] la protection contre les menaces pour la sécurité publique et la prévention de telles menaces".
C'est précisément l'objet du débat : Le drone utilisé par les forces de police est-il un traitement de données à caractère personnel ? Le gouvernement répond par la négative, en invoquant rapidement l'usage qu'il fait de ces appareils. En pratique, il n'y a pas d'identification des personnes filmées, les drones opérant de trop loin, et les images ne sont pas conservées.
C'est vrai, mais, comme bien souvent, le gouvernement a préféré l'analyse technique à l'analyse juridique. L'article 3 du RGPD défini un traitement comme « toute opération (...) effectuée ou non à l'aide de procédés automatisés et appliquée à des données à caractère personnel ou des ensembles de données à caractère personnel, telles que la collecte, l'enregistrement, l'organisation, la structuration, la conservation, l'adaptation ou la modification, l'extraction, la consultation, l'utilisation, la communication par transmission, la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition, le rapprochement ou l'interconnexion, la limitation, l'effacement ou la destruction ». En l'espèce, le drone capte des données et les transmet au centre de commandement. Et si le gouvernement affirme que les drones volent trop haut pour identifier des personnes, aucun dispositif technique ne les empêche de voler plus bas, et donc de capter des données identifiantes, susceptibles, éventuellement, d'être utilisées à d'autres fins que la surveillance du confinement ou du déconfinement, par exemple pour identifier les participants à une manifestation).
Le juge des référés en déduit que le gouvernement a violé la procédure imposée par l'article 31 de la loi du 6 janvier 1978 Informatique et Libertés. L'utilisation des drones dans cette situation aurait en effet dû donner lieu à un acte réglementaire précédé d'un avis de la CNIL. Or l'autorité indépendante a été totalement écartée de la procédure. On est bien loin d'une censure rigoureuse, et le juge des référés indique même au gouvernement la marche à suive. Il a en effet le choix entre deux actions : soit engager une procédure régulière avec un avis de la CNIL, soit doter ses drones d'un dispositif rendant totalement impossible l'identification des personnes filmées.
La liberté de culte
La situation est bien différente dans les quatre ordonnances par lesquelles le juge des référés enjoint au Premier ministre de modifier, dans un délai de huit jours, l'article 10 du décret du 11 mai 2020 qui prévoit que, même après le déconfinement, tout rassemblement ou réunion au sein des établissements de culte est interdit, à l’exception des cérémonies funéraires, qui sont limitées à vingt personnes.
Cette fois, le juge se fonde sur une jurisprudence classique relative à la police administrative. Depuis l'arrêt Daudignac de 1951, le Conseil d'Etat estime qu'une mesure de police ne peut prononcer une interdiction générale et absolue d'exercer une liberté, sauf hypothèse où aucun autre moyen de garantir l'ordre public ne peut être mis en oeuvre.
Il ne fait aucun doute que la liberté de culte est une liberté fondamentale susceptible de donner lieu à un référé, au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative. Dans une décision du 29 mars 2018 Rouchdi B. et autres, le Conseil constitutionnel a donc logiquement considéré que la fermeture des lieux de culte peut et doit faire l'objet d'un contrôle approfondi par le juge administratif. Celui-ci examine donc avec minutie les circonstances qui ont justifié l'atteinte à la liberté de culte. Dans une décision du 22 novembre 2018, le Conseil d'Etat justifie ainsi la fermeture d'une salle de prière à la Grande Scynthe par la tenue de "prêches, de propos tendant légitimer le Djihad armé, s'accompagnant d'un endoctrinement de la jeunesse". Aux yeux du juge, l'interdiction générale et absolue est donc justifiée dans ce cas, les propos tenus constituant, en soi, une atteinte à l'ordre public et à la sécurité publique.
Dans le cas de la fermeture décidée par le décret du 11 mai 2020, le ministère de l'intérieur, chargé des cultes, s'appuie sur deux séries d'éléments. D'une part, il rappelle que le risque de contamination est surtout élevé dans le cas de réunions se déroulant dans des espaces clos. D'autre part, il invoque le rassemblement évangéliste qui s'est déroulé dans la troisième semaine de février, près de Mulhouse, et qui est à l'origine de la diffusion massive du virus, en particulier, mais pas seulement, dans l'est de la France.
Le juge des référés écarte ces arguments. Il rappelle que ce rassemblement a eu lieu à une date à laquelle aucune règle de sécurité particulière n'avait été imposée. Surtout, il observe que d'autres rassemblements dans des espaces clos sont soumis des règles moins contraignantes, notamment dans les transports publics, les centres commerciaux, les établissements d'enseignement, les bibliothèques, qui peuvent accueillir du public, à la condition de respecter les règles applicables et notamment de prévoir un espace sans contact de 4m2 par personne. Le juge en déduit donc que l'interdiction générale et absolue qui pèse sur les lieux de culte est disproportionnée au regard de l'intérêt poursuivi.
Certes, tout cela peut sembler convaincant, si ce n'est que le juge qualifie l'article 10 du décret d'interdiction "générale et absolue" un peu rapidement. Il porte au contraire en lui une dérogation, dès lors que les cérémonies funéraires, elles, peuvent être organisées, avec une assistance de vingt personnes. Il aurait donc pu aussi bien considérer que ces dispositions n'emportaient aucune interdiction générale et absolue.
Le juge des référés donne ainsi une satisfaction aux associations catholiques qui l'ont saisi. Mais, là encore, l'Exécutif va modifier le décret, et il a le choix entre deux voies de droit. D'un côté, il pourrait reprendre la même disposition en la motivant davantage, par exemple en mentionnant que les forces de police ont beaucoup de difficultés pour réaliser un contrôle dans un lieu de culte, et plus particulièrement une église catholique. Les fidèles perçoivent en effet l'édifice comme un lieu dans lequel la police ne saurait pénétrer, même si cette croyance ne repose pas sur un fondement juridique réel. De l'autre, et c'est probablement la solutions qui sera choisie, il pourrait tout simplement intégrer le régime des cultes sur celui des lieux publics ouverts aux rassemblements de moins de dix personnes.
Dans tous les cas, le Conseil d'Etat se présente comme le protecteur des libertés, sans entraver sérieusement l'action de l'Exécutif. Ce dernier va sans doute autoriser dix personnes à pénétrer dans une église et utiliser des drones "bridés" de manière à ne pas permettre d'identification des personnes, ce qui d'ailleurs n'a jamais été le but à atteindre. Rien de grave, en somme.
La lecture de ces deux ordonnances laisse plutôt penser que la juridiction administrative arrive après la bataille. Les atteintes aux libertés les plus graves sont intervenues pendant le confinement, et les interdictions générales et absolues concernaient alors, non pas la liberté d'entrer dans une église, mais celle de sortir de chez soi, d'exercer la liberté d'entreprendre ou la liberté de réunion. Mais le Conseil d'Etat cultivait alors la plus grande discrétion.