Le Covid-19 a certainement empêché sa médiatisation, mais le Conseil de surveillance créé par
Facebook commence à fonctionner, à la grande satisfaction de Mark Zuckerberg. On se souvient qu'en 2016, l'affaire
Cambridge Analytica avait beaucoup nui à l'image du réseau social, des millions de données personnelles d'utilisateurs ayant été aspirées par cette entreprise de communication politique, ensuite réutilisées pour des compagnes en faveur du Brexit au Royaume-Uni ou de l'élection de Donald Trump aux Etats-Unis.
A l'époque, Mark Zuckerberg avait dû faire acte de contrition, afficher sa repentance devant le Congrès, et promettre de mieux protéger les données personnelles. De la même manière, a-t-il dû accepter une certaine remise en cause des algorithmes utilisés pour le filtrage des contenus, le réseau social suspendant sans nuance le compte d'un internaute qui avait osé reproduire "L'origine du monde" de Gustave Courbet, tout en laissant l'auteur de la
tuerie de Christchurch diffuser en direct les images d'un attentat qui a fait cinquante et une victimes dans deux mosquées de Nouvelle-Zélande.
Le droit de Facebook
La création d'un Conseil de surveillance s'inscrit, de toute évidence, dans ce contexte de communication de crise. Mais on ne doit pas s'y tromper. Facebook n'annonce pas qu'il entend désormais se soumettre au droit applicable à ses activités, y compris le droit européen. Il entend, au contraire, créer son propre droit, sorte de Soft Law affiché comme autonome, mais tout de même solidement appuyé sur le droit américain.
En témoigne le fait que cette structure nouvelle est comparée à une "Cour suprême" par Mark Zuckerberg lui-même : "You can imagine some sort of structure, almost like a Supreme Court,
that is made up of independent folks who don’t work for Facebook, who
ultimately make the final judgment call on what should be acceptable
speech in a community that reflects the social norms and values of
people all around the world". Elle rendra donc un "final judgment", moins de quatre-vingt-dix jours après que l'internaute ait épuisé les voies de recours internes, pas devant les tribunaux, mais devant les instances mises en place par Facebook lui-même. Quatre-vingt-dix jours, c'est-à-dire trois mois, délai relativement court pour une juridiction, mais immense si l'on considère qu'il s'agit de se prononcer sur des informations publiées sur un réseau social. Un délai de trois mois est alors bien suffisant pour que la diffusion ou non de l'information litigieuse ne présente plus aucun intérêt.
"Des valeurs admises dans le monde entier"
Quant aux normes applicables, il ne s'agit pas des normes juridiques en vigueur, mais de déterminer, par consensus, ce qui constitue un discours "acceptable" dans la communauté Facebook, c'est-à-dire un discours qui reflète les "valeurs" admises "dans le monde entier". Comme bien souvent, la référence aux "valeurs" a pour fonction première d'écarter la contrainte de la norme juridique, du moins celle en vigueur dans les Etats. Par ce propos, Zuckerberg affirme vouloir créer son propre droit, un droit de Facebook applicable au réseau social. Et ce droit, reposant sur des "valeurs admises dans le monde entier", pourrait bien conduire à la généralisation du droit américain, reposant sur l'idée que l'information, y compris l'information personnelle, est un bien qui s'achète et se vend et non pas un élément de la vie privée.
Qui sont ceux qui seront chargés de dire ce "droit" ? Le Conseil de surveillance est présenté comme un organe parfaitement indépendant du réseau social. Ses membres ne sont pas employés par le réseau social et ne peuvent être licenciés. Quant aux décisions prises, elles s'imposeront à lui, et même à Zukerberg lui-même. A noter tout de même que les règles de fonctionnement du Board prévoient que cette force obligatoire trouve ses limites, si la décision est "contraire à la loi". Le droit positif est donc de retour, lorsqu'il s'agit de l'utiliser pour calmer un Conseil de surveillance un peu trop audacieux.
La cooptation des membres
Ce risque est modeste, car le mode de désignation du Conseil de surveillance assure une parfaite marginalisation des trouble-fêtes, et notamment de ces Européens un peu trop attachés à la protection des données. La procédure a été initiée par Facebook qui a choisi quatre co-présidents, ces derniers ont ensuite recruté seize nouveaux membres, le nombre final d'heureux participants pouvant atteindre quarante. Pour le moment, on sait surtout que le Board répond aux exigences de parité et de diversité, "valeurs" auxquelles les GAFA attachent une grande importance. La répartition géographique, quant à elle, est énoncée en ces termes : 20 % des membres viennent d'Europe, 25 % venant d'Amérique du Nord, 15 % d'Extrême Orient et 10 % des autres régions, dont l'Asie et l'Afrique. Sans doute, mais tout cela ne fait pas 100 %...
L'impression de flou est accentuée si l'on entreprend de rechercher l'identité des heureux élus. Facebook communique volontiers sur la participation de l'ancienne Premier ministre du Danemark et sur la présence d'une lauréate du Prix Nobel de la Paix, en l'occurrence la Yéménite Tawakkol Karman qui parvient à concilier le combat pour la libération des femmes et le soutien indéfectible aux Frères Musulmans. Pour les autres membres, on nous dit seulement qu'il y a des juristes, et pas n'importe qui, puisque l'on trouve des spécialistes de droit constitutionnel et de droit international, mais aussi des droits des femmes, des personnes LGBT etc.. Impossible toutefois de trouver une liste officielle, et la
page Facebook, intitulée "
Rencontrez les membres du Conseil de surveillance" demeure désespérément blanche. Tout au plus nous dit-on que certains membres ont été choisis, alors même qu'ils avaient osé, dans une vie antérieure, critiquer Facebook.
Tout au plus peut-on trouver quelques noms qui ont filtré dans la presse, comme celui d'Andras Sajo, ancien juge hongrois à la Cour européenne des droits de l'homme, Alan Rusbridger, ancien rédacteur en chef du Guardian, ou encore Julie Owono, directrice exécutive de l'ONG Internet sans Frontières. C'est d'ailleurs une interview donnée par cette avocate camerounaise qui nous apprend les détails du processus de sélection : "
J’ai postulé et j’ai eu un entretien avec les quatre coprésidents
(choisis par Facebook), avec une discussion axée sur les valeurs et sur
la liberté d’expression". Il ne s'agit donc pas d'apprécier les compétences de la personne, mais bel et bien de coopter quelqu'un qui partage les mêmes "valeurs". On peut donc penser que le Conseil de surveillance tiendra un discours parfaitement huilé et politiquement correct, conformément à la pratique habituelle des GAFA qui consiste à masquer une stratégie de puissance derrière un rideau de fumée délicieusement bien-pensant.
Le Conseil de surveillance va donc entrer en fonctions. Que l'on se rassure, ses besoins les plus élémentaires seront assurés, car Facebook lui a débloqué un crédit de 130 millions de dollars. Mais il ne saurait être question d'une quelconque subordination financière, puisque ce budget est mis à disposition par un trust, juridiquement indépendant de Mark Zuckerberg. La précision fait sourire si l'on considère que le principe du trust est de mettre une fortune à l'abri de ceux qui en touchent les intérêts, mais pas d'en écarter le propriétaire.
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Voutch |
La Cour Suprême, la vraie, n'a pas disparu
Quoi qu'il en soit, l'intérêt ne réside pas dans la future pratique de cette institution, mais dans ce qu'elle révèle. Comme l'ensemble des GAFA, Facebook se veut complètement indépendant des Etats, structures probablement considérées comme obsolètes dans un univers de mondialisation heureuse remplie de "valeurs universelles". Après avoir lancé sa monnaie "privée", il crée aujourd'hui sa "Cour Suprême", chargée d'appliquer "son" droit.
On peut toutefois se demander si cette arrogance ne risque pas, un jour ou l'autre, de heurter les Etats, à commencer par les Etats-Unis eux-mêmes. Le droit américain ne risque-t-il pas, un jour, de se retourner contre Facebook ? Rien n'oblige en effet les internautes à user de cette "procédure-maison" et ils peuvent saisir les juges, les vrais, et réintroduire la norme juridique dans le débat. Et les Etats-Unis ont une Cour Suprême, une vraie, pas un organe-croupion, peut-être pas trop fâchée à l'idée de rappeler à l'ordre une institution qui ose usurper son nom. ll est vrai que la protection des données personnelles n'est pas un sujet réel aux Etats-Unis, mais il y a d'autres moyens de s'attaquer aux GAFA s'ils sont considérés comme trop puissants. Google et Facebook sont actuellement menacés d'enquêtes sur le fondement des lois anti-trust et
Donald Trump, s'il est réélu, ne protégera évidemment pas des entreprises qui comptent parmi ses opposants.