« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 7 avril 2020

Quand la détention provisoire devient un internement administratif

De toute évidence, le Conseil d'Etat ne souhaite pas communiquer sur l'ordonnance rendue par le juge des référés le 3 avril 2020. Elle ne figure pas parmi les "dernières décisions importantes" présentées sur son site, et n'a pas encore été mise en ligne ni sur ArianeWeb, ni sur Legifrance. On ne la trouve que sur les réseaux sociaux ou sur des sites de partage, probablement communiquée par le requérant lui-même, le Syndicat des avocats de France. 

Doit-on en déduire que le Conseil d'Etat n'est pas très fier d'une ordonnance qui écarte un référé-liberté demandant la suspension de l'ordonnance du Premier ministre du 25 mars 2020 dont l'objet est censé "permettre la continuité de l'activité des juridictions pénales essentielle au maintien de l'ordre public" ? Des règles parfaitement dérogatoires à la procédure pénale peuvent donc être mises en oeuvre par une simple décision administrative, et elles demeureront en vigueur jusqu'à l'expiration d'un délai d'un mois après la fin de l'urgence sanitaire. 

Parmi ces règles, figurent l'allongement des délais de recours et la possibilité de faire appel ou de déposer un pourvoi en cassation par un simple courriel, sans passer par l'intermédiaire d'un avocat, l'organisation de débats par des moyens vidéos, la possibilité d'un entretien purement téléphonique avec l'avocat durant la garde à vue etc. 


Prolongation de la détention provisoire

 


Surtout, et c'est le point essentiel qui a focalisé l'attention du monde judiciaire, les articles 15 et 16 de l'ordonnance décident la prolongation de plein droit des délais maximums de détention provisoire ou d'assignation à résidence sous surveillance électronique. En matière correctionnelle, ces délais sont prolongés de deux mois lorsque la peine d'emprisonnement encourue est inférieure ou égale à cinq ans et de trois mois dans les autres cas. En matière criminelle, la prolongation est de six mois. Ces prolongations ne pourront intervenir qu'une seule fois, et la juridiction compétente pour ordonner d'office, à la demande du ministère public ou de l'intéressé, la mainlevée de cette mesure, pour éventuellement lui substituer une assignation à résidence sous surveillance électronique.

Conformément à une jurisprudence qui commence à être solidement établie depuis le début de l'état d'urgence sanitaire, le juge des référés considère que ces décisions ne portent pas "une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". La motivation est sommaire puisqu'il se borne à se référer "à la situation sanitaire et aux conséquences des mesures prises pour lutter contre la propagation du covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, sur l’action des auxiliaires de justice et sur l’activité des administrations, en particulier des services de police et de l’administration pénitentiaire, comme d’ailleurs sur l’ensemble de la société française". 

Le caractère quasi-inexistant de cette motivation ne peut que surprendre, car l'atteinte portée aux principes les plus essentiels de la procédure pénale aurait mérité une justification un peu plus sérieuse, si tant est qu'elle soit justifiable. 


Une décision purement administrative



La circulaire du 26 mars 2020 de la Garde des Sceaux précise très clairement que ces prolongations s'appliquent de plein droit aux détentions en cours à la date de l'ordonnance. Leur fondement juridique se trouve donc dans une ordonnance du Premier ministre, ordonnance qui n'est pas encore ratifiée par le parlement et qui a donc une valeur purement réglementaire.

On se trouve donc devant une prolongation de détention provisoire, décidée par la voie administrative, sans aucune intervention d'un juge.


 Prévenus attendant leur procès, après quelques années d'état d'urgence sanitaire
Le comte de Monte Cristo, Francis Boggs, 1908

Atteinte à la sûreté


Le premier principe mis à mal est évidemment le droit à la sûreté, droit si essentiel qu'il fonde tous les autres. L'article 7 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen énonce ainsi que "nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu'elle a prescrites". La Loi, ce n'est pas une ordonnance à valeur réglementaire. De son côté, l'article 5 de la convention européenne des droits de l'homme affirme que "toute personne arrêtée ou détenue a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure". La Cour européenne des droits de l'homme, comme d'ailleurs les juges français, apprécient le caractère "raisonnable" du délai à partir de deux critères : d'une part, les difficultés matérielles que l'instruction peut rencontrer, d'autre part, la capacité des autorités judiciaires de justifier la longueur de la procédure (par exemple, Crim., 28 mars 2017). L'état d'urgence fait voler en éclats ces garanties. Désormais, l'allongement de la durée de détention est le même pour tout le monde, et peu importe que tout le monde ne soit pas dans la même situation.
A cela s'ajoute, à l'évidence, une atteinte au principe de la présomption d'innocence, puisque la personne en détention provisoire est juridiquement innocente, tant que sa culpabilité n'a pas été prononcée par un juge.  


La disparition du juge



Précisément, l'atteinte la plus grave au principe de sûreté réside sans doute dans l'absence du juge, exclu de la décision. En principe, il appartient au juge des libertés et de la détention (JLD) de se prononcer sur la détention provisoire et sur sa prolongation. Peut-être même serait-il en mesure de le faire par visio-conférence, puisque la même ordonnance envisage l'organisation de débats contradictoires par des moyens audiovisuels ? 

Une telle solution, sans doute imparfaite, aurait tout de même empêché qu'une privation de liberté soit décidée par la seule autorité administrative, conduisant à faire de cette détention provisoire "prolongée" un véritable internement administratif. Certes, l'ordonnance prévoit qu'un juge pourra intervenir a posteriori pour prononcer la mainlevée, mais il appartiendra alors aux intéressés de prendre l'initiative de la procédure et de démontrer en quoi la prolongation de leur détention est excessive. Cette procédure conduit ainsi à une seconde atteinte à la présomption d'innocence.

Dans une "contre-circulaire", le syndicat de la magistrature disserte longuement sur l'atteinte au droit au juge, que le Conseil constitutionnel fonde sur l'article 16 de la Déclaration de 1789. Sans doute, mais cette atteinte au "droit au juge" est le résultat d'une atteinte à la séparation des pouvoirs.


La séparation des pouvoirs

 

L'ordonnance du 25 mars 2020 témoigne surtout, en effet, d'un mépris total à l'égard du principe de séparation des pouvoirs, pourtant lui aussi consacré par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Dans une décision du 10 novembre 2011 rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel déclare ainsi que ces dispositions imposent "le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le gouvernement". Or la décision de priver une personne de liberté relève, à l'évidence, de la fonction juridictionnelle, du moins dans les Etats de droit respectueux du principe de sûreté.

On peut évidemment voir dans cette attitude du juge des référés le reflet de l'analyse que fait habituellement le Conseil d'Etat de la séparation des pouvoirs. Il ne s'y réfère guère, en effet, que pour en déduire le principe de séparation des autorités, qui lui permet de fonder sa propre compétence comme juge de l'administration.

Et si le juge judiciaire intervenait ?

 

C'est oublier un peu rapidement l'article 66 de la Constitution qui fait de l'autorité judiciaire la "gardienne de la liberté individuelle". Certes, le Conseil constitutionnel n'a eu de cesse d'en réduire le champ, en considérant, depuis sa décision du 16 juin 1999 que la notion de "liberté individuelle" se réduit à la liberté d'aller et de venir, restriction qui ne figure pas dans la lettre de la Constitution. Mais cette interprétation étroite a permis au Conseil d'Etat de récupérer un contentieux important aux dépends du juge judiciaire, en particulier celui des décisions prises sur le fondement de l'état d'urgence.

La Cour de cassation apprécie peu cette interprétation restrictive et il lui arrive de se rebeller contre cette alliance objective du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat visant à réduire son champ d'intervention. Précisément, dans son arrêt du 13 décembre 2016, intervenu en matière d'état d'urgence (non sanitaire), la Chambre criminelle se déclare compétente pour apprécier la régularité d'une décision administrative de perquisition, dès lors que  "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure" qui suivra. En l'espèce, la régularité de la perquisition dépend, à l'évidence, de celle de l'arrêté préfectoral qui décide une telle mesure. Dans le cas de la détention provisoire, des recours interviendront nécessairement, contestant des procédures pénales fondées sur une détention prolongée par la voie administrative. Il ne serait pas surprenant que la Cour décide une nouvelle fois de marquer sa différence, et son attachement aux libertés publiques. 
L'ordonnance de référé du Conseil d'Etat, comme toutes celles intervenues depuis la mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire, témoigne ainsi de l'effondrement de la juridiction administrative en matière de libertés. Des décisions à la motivation stéréotypée, pratiquement inaccessibles malgré le principe de transparence des décisions de justice, tout cela va à l'encontre de l'image soigneusement entretenue du "Conseil-d'Etat-protecteur-des-libertés-publiques". Au moins, on peut espérer que cette évolution suscitera peut-être le doute dans l'esprit de ceux qui reprenaient cet élément de langage jusque dans les amphithéâtres des facultés de droit.



samedi 4 avril 2020

Le droit d'accès aux documents administratifs, au bon plaisir du Conseil constitutionnel

Après sa désastreuse décision du 26 mars, le Conseil constitutionnel veut évidemment redorer son blason. Une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 3 avril 2020 reconnait en effet un "droit constitutionnel à l'accès aux documents administratifs", permettant au Conseil d'apparaître de nouveau comme un protecteur, ou plutôt un consécrateur, de libertés publiques.


De la liberté au droit



Observons d'emblée une évolution terminologique qui devrait susciter quelques commentaires. La loi du 17 juillet 1978 consacrait une "liberté" d'accès aux documents administratifs, alors que le Conseil constitutionnel reconnait l'existence d'un "droit" constitutionnel à l'accès à ces mêmes documents. S'agirait-il d'une erreur de plume ? On en doute, si l'on considère que la liberté renvoie à l'idée d'une prérogative qui n'est soumise à aucune contrainte particulière autre que les éventuelles infractions pénales commises lors de son exercice. Le droit, en revanche, s'analyse davantage comme une autorisation, une faculté d'accomplir ou non quelque chose. Or c'est exactement ce que consacre le Conseil constitutionnel, qui entend maintenir la transparence administrative sous son contrôle.


Le traitement Parcoursup



Le Conseil était saisi par l'UNEF d'une question portant sur la conformité à la constitution du dernier alinéa de l'article L 612-3 du code de l'éducation, issu de la loi du 8 mars 2018 créant la procédure Parcoursup d'accès à l'enseignement supérieur. Ces dispositions prévoient que les candidats peuvent obtenir communication des algorithmes utilisés par les établissements d'enseignement supérieur pour guider leur examen des candidatures.

L'article 1er de la loi du 8 mars 2018 énonce : "Afin de garantir la nécessaire protection du secret des délibérations des équipes pédagogiques chargées de l'examen des candidatures", les obligations de transparence "sont réputées satisfaites dès lors que les candidats sont informés de la possibilité d'obtenir, s'ils en font la demande, la communication des informations relatives aux critères et modalités d'examen de leurs candidatures ainsi que des motifs pédagogiques qui justifient la décision prise". Une distinction est ainsi opérée entre une première phase, purement algorithmique, conduisant à un premier classement, et une seconde phase, celle-là bien humaine, que constitue la décision finale de l'équipe pédagogique. L'algorithme n'est donc rien de plus qu'un outil d'aide à la décision.

Dans un arrêt du 12 juin 2019, le Conseil d'Etat avait évité le débat sur le caractère communicable ou non de ces algorithmes. S'appuyant sur l'article L 612-3 du code de l'éducation, il avait considéré que l'UNEF, syndicat d'étudiants, ne saurait représenter les "candidats" engagés dans Parcoursup puisque, par hypothèse, ils ne sont pas encore "étudiants". L'analyse serait juridiquement inattaquable, si l'UNEF s'était fondée sur le code de l'éducation.


La loi générale



Au contraire son recours reposait sur la loi générale, la loi du 17 juillet 1978 aujourd'hui codifiée dans les articles L 311-1 et L 300-2 du code des relations entre le public et l'administration. Dans ce cas, le droit d'accès est ouvert à tout le monde, sans qu'il soit nécessaire de faire état d'un quelconque intérêt à agir, la simple curiosité suffisant à justifier une démarche de transparence. Dans un avis du 23 juin 2016, Association Droits des Lycéens, la CADA s'était elle-même déclarée favorable à une transparence de même nature pour le code source du logiciel d'admission post-bac (APB), système qui a précédé Parcoursup.

La loi Lemaire pour une République numérique du 7 octobre 2016 ajoute les codes sources à la liste des documents administratifs communicables. Le décret du 14 mars 2017 précise que toute personne à laquelle est appliquée une décision issue d'un traitement algorithmique doit pouvoir obtenir communication des règles définissant ce traitement ainsi que des caractéristiques principales de sa mise en oeuvre.

Certes, on pouvait considérer que le Conseil d'Etat privilégiait la loi spéciale sur la loi générale, conformément aux règles en vigueur. Mais cette analyse était parfaitement illisible pour les demandeurs, et l'administration a fini par le comprendre. Le décret du 26 mars 2019 impose désormais aux établissements une publication "des critères généraux encadrant l'examen des candidatures (...)" (art. D. 612-1-5 du code de l'éducation), ce qui implique la transparence des algorithmes. Au moment où la QPC parvient au Conseil constitutionnel, elle ne présente donc plus réellement d'intérêt concret.


L'article 15 de la Déclaration de 1789



Certes, mais enfin elle consacre un nouveau "droit constitutionnel" de l'accès aux documents administratifs. Il trouve son fondement constitutionnel dans l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Sur ce plan, le Conseil se réfère à sa décision du 15 septembre 2017, qui trouvait déjà dans l'article 15 de la Déclaration le fondement d'un droit d'accès aux archives publiques.

Mais le Conseil entend bien définir lui-même le contenu de ces nouveaux droits de la transparence. Comme en 2017, il ajoute aussitôt qu'il "est loisible au législateur d'apporter à ce droit des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi". Le contrôle de proportionnalité permet alors au Conseil d'apprécier si le droit d'accès est conforme ou non aux objectifs poursuivis.

Notification de la décision du Conseil constitutionnel 

Le retour du contrôle de proportionnalité



Dans le cas présent, le Conseil apprécie donc la constitutionnalité de l'article L 612-3 du code de l'éducation de manière extrêmement subtile, pour finalement parvenir à une transparence "sous contrôle".

S'appuyant sur les travaux préparatoires de la loi de 2018, il affirme d'abord que la détermination des critères de candidature par la phase algorithmique n'est pas dissociable de l'appréciation qui sera ensuite portée sur chaque candidat. Le secret des algorithmes est donc présenté comme un élément du secret des délibérations, secret qui assure lui-même l'indépendance des équipes pédagogiques et qui poursuit donc un objectif d'intérêt général. Cette analyse n'est pas discutable, dès lors que les établissements ne sont théoriquement pas tenus de recourir aux algorithmes, et que l'appréciation des mérites des candidats ne saurait être réalisée sur le seul fondement d'un traitement automatisé sans violer le principe de l'examen particulier du dossier.

Le second motif développé par le Conseil est peut-être moins clair. A ses yeux en effet, les candidats bénéficient d'une information suffisante, dès lors qu'ils sont informés, par la plateforme Parcoursup nationale, des "prérequis", connaissances et compétences attendues pour réussir dans une formation. Ils n'ont donc pas à connaître les critères placés dans les algorithmes des établissements. En outre, ajoute le Conseil constitutionnel non sans un brin de cynisme, les candidats refusés peuvent toujours, conformément à l'article L 612-3 du code de l'éducation, demander les motifs de cette décision négative, et "la communication prévue par ces dispositions peut, en outre, comporter des informations relatives aux critères utilisés par les traitements algorithmiques éventuellement mis en œuvre par les commissions d'examen". Les établissements peuvent donc, ou non, communiquer les algorithmes aux candidats écartés.


La transparence réduite au pouvoir discrétionnaire de l'administration



Reste évidemment le cas de l'UNEF, c'est-à-dire le cas des tiers non-candidats à la procédure Parcoursup. A dire vrai, ils sont traités de la même manière que les candidats. Le Conseil commence par affirmer que "l'absence d'accès des tiers à toute information relative aux critères et modalités d'examen des candidatures effectivement retenus par les établissements porterait au droit garanti par l'article 15 de la Déclaration de 1789 une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif d'intérêt général poursuivi, tiré de la protection du secret des délibérations des équipes pédagogiques". Mais l'audace s'arrête là, et le Conseil se borne à faire peser sur les établissements de publier, à l'issue de la procédure, les critères utilisés pour l'examen des candidatures, "le cas échéant" sous la forme d'un rapport, précisant, "le cas échéant", dans quelle mesure des traitements algorithmiques ont été utilisés pour procéder à cet examen.

On a bien lu. La transparence des algorithmes, dans le cadre du nouveau "droit constitutionnel à l'accès aux documents administratifs", se traduit in fine par une simple faculté accordée aux établissements d'enseignement supérieur de faire savoir, par le moyen de leur choix, qu'ils ont utilisé des algorithmes, sans jamais être contraints de préciser leur contenu. La transparence désormais constitutionnelle se traduit donc par un renforcement du pouvoir discrétionnaire de l'administration.

Bien entendu, il n'est pas question de nier l'intérêt de cette consécration constitutionnelle du droit d'accès aux documents administratifs. L'auteur de ces lignes, soutenant une thèse sur le droit d'accès à l'information administrative, il y a de longues années, s'était entendu objecter, lors de la soutenance, que le sujet ne portait pas sur une liberté mais sur une simple règle de procédure non contentieuse, et que cette "troisième génération des droits de l'homme", formule chère à Guy Braibant, serait bientôt oubliée. Il n'y avait donc pas lieu d'en faire une thèse. Des progrès ont ensuite été réalisés par une véritable intégration de cette liberté dans l'ordre juridique, et l'on doit s'en réjouir.

En revanche, la décision du Conseil constitutionnel rappelle étrangement les réactions du Conseil d'Etat de la même époque. A quoi bon donner aux citoyens une liberté d'accès aux documents si le juge peut en avoir communication lors d'un recours ? Le Conseil d'Etat n'est-il pas le seul et unique gardien des libertés ? Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel nous vend la même analyse, un peu modernisée. La transparence administrative ne saurait être un droit absolu ouvert à tout citoyen, à tout contribuable désireux de connaître les fondements des décisions administratives. C'est au Conseil constitutionnel d'apprécier dans quelle mesure cette liberté constitutionnelle peut être exercée, dans le respect des prérogatives de l'administration.


mardi 31 mars 2020

Covid-19 : le Conseil d'Etat tombe le masque

Dans une ordonnance du 28 mars 2020,  le Conseil d'Etat écarte une demande de référé-liberté formulée par le Syndicat des médecins d'Aix et région. Celui-ci lui demandait d'enjoindre à l'Etat de prendre "toutes mesures utiles" pour fournir aux professionnels de santé des masques FFP2 et FFP3 notamment par la réquisition des stocks existants et l'interdiction des exportations, leur donner des moyens de dépistage massif, et enfin les autoriser à prescrire et administrer aux patients à risque l’association de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine. Une autre ordonnance du même jour écarte de la même manière une autre demande de référé formulée par un syndicat d'infirmiers libéraux, portant cette fois sur l'ensemble des matériels de protection dont manquent cruellement les "personnels de santé exposés".

Ces demandes d'injonction reposent toutes sur l'article L 521-2 du code la justice administrative qui prévoient un "référé-liberté". Le juge se voit alors sollicité pour prendre toute mesure utile lorsque la condition d'urgence est remplie, et lorsqu'il constate une atteinte grave et illégale à une liberté fondamentale. Dans le cas présent, le syndicat invoque pêle-mêle le droit à la vie, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, le droit à la protection de la santé ainsi que le droit de recevoir les traitements et les soins les plus appropriés à son état de santé, la liberté d’entreprendre et la liberté du commerce et de l’industrie, et enfin le principe de précaution.

L'ordonnance est rédigée de telle manière que la condition d'urgence n'est admise qu'implicitement, dans un paragraphe consacré aux "circonstances" du litige. Il s'agit en fait d'un simple rappel des textes applicables à la gestion de l'épidémie, et le juge mentionne la loi mettant en oeuvre ''l'état d'urgence sanitaire". On en déduit donc que si la loi reconnait une situation d'urgence, le juge des référés l'admet aussi.

Pour le reste, le juge des référés ne reprend pas avec précision les différentes libertés invoquées par le syndicat requérant. Tout au plus affirme-t-il que ses griefs s'analysent comme l'invocation d'une carence des autorités.


La carence fautive



La responsabilité d'une personne publique peut être engagée pour une abstention fautive dans l'exercice de ses compétences. Dans un arrêt du 9 novembre 2018, le Conseil d'Etat a ainsi reconnu une telle carence de la ville de Paris en raison de ses manquements dans l'exercice de ses pouvoirs de police en matière de sécurité et de salubrité publiques. Elle avait en effet laissé subsister, rue Dejean, un important marché illégal dans lequel prospéraient de nombreux trafics. 

Cette carence est susceptible d'engager la responsabilité de la personne publique, mais une faute lourde n'est pas exigée. Dans une décision Commune de Moissy Cramayel c. Bellonga du 28 novembre 2003, le Conseil précise ainsi, à propos d'un maire qui n'avait rien fait pour réduire des nuisances sonores, que la responsabilité de la commune peut être engagée pour "une faute de nature à engager la responsabilité de la commune", sans qualifier celle-ci de faute lourde.

Dans le cas des ordonnances du 28 mars 2020, le juge des référés du Conseil d'Etat mentionne la notion de carence, sans pour autant rechercher sérieusement l'existence d'une éventuelle faute.


Une obligation de moyens



Il s'appuie largement, en effet, sur une jurisprudence qui prend largement en considération les ressources ou le matériel dont dispose le service compétent. Une ancienne décision du 6 avril 1979 exonère ainsi la Gendarmerie qui avait omis de signaler, sur une route, la présence d'arbres abattus par des inconnus et qui n'avait pas fait rapidement dégager le passage. En l'espèce, le juge estime que cette inertie ne s'analyse pas comme une carence fautive "compte tenu des moyens en personnel et en matériel de signalisation" dont ils disposaient. 

Il n'empêche que le coronavirus cause des dommages autrement plus graves qu'un arbre tombé en travers d'une route. On pouvait donc espérer une motivation très soignée du juge des référés. Il n'en est rien, et c'est précisément ce qui suscite un certain malaise à la lecture de la décision. 


 Allégorie de l'ordonnance du juge des référés : "Brigadier, vous avez raison"
Pandore, Charlus, 1908


Les motifs de la décision

 

Concernant les masques, le juge mentionne que "plusieurs commandes portant sur plusieurs centaines de millions de masques, (ont) annoncées le 21 mars 2020" et que "les premières livraisons sont attendues prochainement", ou peut-être même un peu plus tard. D'ailleurs "le gouvernement prévoit de disposer de 24 millions de masques par semaine (...) à partir d’avril". Tout va bien, ou plutôt tout ira bien, puisque le gouvernement le dit. Quant à la distribution de ces masques aux professionnels de santé, le juge mentionne, que lors des deux dernières semaines, "chaque médecin ou infirmier de ville pouvait retirer 18 masques", ce qui le conduit à conclure qu'"aucune carence caractérisée ne saurait ainsi être reprochée". Les intéressés apprécieront sans doute cette conclusion à sa juste valeur.

Pour ce qui est tests de dépistage, l'analyse est encore plus sommaire. Le juge observe que les "les autorités ont pris les dispositions avec l’ensemble des industriels en France et à l’étranger pour augmenter les capacités de tests dans les meilleurs délais". Il reconnait ainsi que les capacités en ce domaine sont insuffisantes, et admet "une insuffisante disponibilité des matériels". Il en déduit cette fois que la demande d'injonction tendant à ce qu'il soit procédé à des tests massifs de dépistage ne peut être accueillie puisque, dans la situation actuelle, elle ne pourrait être mise en oeuvre.

Enfin, la demande d'injonction tendant à la prescription systématique de l’hydroxychloroquine est aussi rejetée par simple référence à un avis rendu par le Haut Conseil de la santé publique le 23 mars 2020. Celui-ci avait en effet considéré avec méfiance les études menées par le professeur Raoult à l'IHU de Marseille, et le juge des référés, parfaitement soumis, déclare que leurs résultats « doivent être considérés avec prudence (...) et ne permettent pas de conclure à l’efficacité clinique de l’hydroxychloroquine ". Toujours prudent, le juge ajoute tout de même que l'étude européenne en cours « permettra de recueillir des résultats plus significatifs dans une quinzaine de jours ».


Une société de connivence


 
Les motifs de cette ordonnance de référé s'appuient ainsi exclusivement sur la communication gouvernementale, reprise parfois mot pour mot. Le juge ne semble même pas s'apercevoir qu'il télescope les époques. Au lieu de juger de la situation au moment du recours, il apprécie son bien-fondé au regard de la situation future. Le gouvernement n'a-t-il pas promis que d'ici quelques jours ou quelques semaines, il y aura des masques, des tests et peut-être même un traitement ? Avouons qu'il est pour le moins surprenant de voir un juge apprécier l'urgence d'une situation au regard de la manière dont elle est censée évoluer, et non pas au regard de sa réalité actuelle. 

Plus généralement, cette coïncidence absolue entre la décision du juge des référés et la communication gouvernementale a quelque chose de malsain. D'aucuns ne manqueront pas de rappeler que le Premier ministre est lui même issu du Conseil d'Etat et que l'institution n'a peut être pas envie de gêner l'un des siens, au moment où il est confronté à une crise grave. Plus gênante encore, la coïncidence avec la décision du Conseil constitutionnel rendue deux jours plus tôt, dans laquelle ce dernier écartait purement et simplement la Constitution qu'il a pourtant pour mission de protéger, dans le but de valider une loi organique qui le concerne directement. 

D'une certaine manière, la crise du coronavirus présente un aspect positif, car elle permet de mettre en lumière l'existence d'une société de connivence, dans laquelle les membres du Conseil d'Etat irriguent l'ensemble du processus décisionnel, contentieux et non contentieux. Espérons que tout cela ne sera pas oublié lorsque, après la crise, les débats indispensables pourront aussi sortir du confinement et promouvoir la consécration d'un véritable pouvoir judiciaire.





samedi 28 mars 2020

Covid-19 : Le Conseil constitutionnel marche sur la Constitution

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 26 mars 2020 est la première portant sur la gestion de la crise sanitaire. Elle déclare conforme à la Constitution la loi organique d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19, la seule dont le Conseil ait été saisi, puisque l'article 46 de la Constitution impose qu'il se prononce sur toute loi organique, avant sa promulgation. La loi ordinaire, la plus importante en termes de restrictions des libertés, n'a donné lieu à aucune saisine, et nous devrons donc attendre d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité pour que sa constitutionnalité soit éventuellement examinée.


Les QPC renvoyées aux Calendes



Mais précisément, la loi organique du 23 mars 2020, objet de la présente décision, suspend les délais liés à l'examen d'une QPC, c'est à dire le premier délai de trois mois au terme duquel le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation doit transmettre, après examen, une QPC au Conseil constitutionnel, ainsi que le second délai de trois mois pendant lequel ce dernier doit se prononcer sur la question qui lui a été renvoyée.

Cela signifie concrètement que la personne qui se pense victime d'une atteinte à ses droits fondée sur les nouvelles prérogatives accordées à l'Exécutif par la loi ordinaire instituant l'état d'urgence sanitaire pourra toujours déposer une QPC et le Conseil ne manque pas de faire remarquer que la loi organique " ne remet pas en cause l'exercice de ce recours". Le problème est que ce droit au recours n'existe que sur le papier et que, concrètement, il risque de prendre la forme d'un coup d'épée dans l'eau, puisque l'examen du recours peut être reporté à une date ultérieure, et même très ultérieure.


Le Conseil, juge et partie



Dans sa décision du 26 mars 2020, le Conseil constitutionnel est ainsi conduit à statuer sur sa propre procédure, situation un peu surprenante qui le conduit à être à la fois juge et partie. En reportant les délais d'examen, les membres du Conseil peuvent en effet rester confinés, sans avoir besoin de rechercher des moyens d'organiser des audiences dématérialisées et de délibérer par "télétravail". Surtout, le Conseil ne s'interdit pas de statuer rapidement, s'il le souhaite, faisant observer que la loi organique "n'interdit (pas) qu'il soit statué sur une question prioritaire de constitutionnalité durant cette période".  Autrement dit, le Conseil se prononce quand il veut, et peut choisir les QPC qui l'intéressent dans une sorte de pouvoir d'évocation que la Constitution ne lui a jamais attribué.

Chanson préférée du Conseil constitutionnel
Je fais ce qui me plaît. Cherry Chérie, 2015

L'article 46 écarté



Il est vrai que la Constitution est bien malmenée dans cette décision. Aux termes de l'article 46 de la Constitution, un projet de loi organique, lorsqu'il a été décidé de recourir à la procédure accélérée "ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l'expiration d'un délai de quinze jours après son dépôt". Dans le cas présent, la loi organique a été déposé à l'Assemblée nationale le 18 mars, voté le 20 à l'Assemblée, et le 21 au Sénat.

Nul ne conteste qu'il soit nécessaire de prendre des dispositions dans l'urgence pour lutter contre l'épidémie. Mais, en l'occurrence, la loi organique dont il s'agit ne porte pas sur des questions sanitaires, mais sur les délais de recours de la QPC, sujet tout de même moins brûlant. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, cultive l'Imperatoria Brevitas pour justifier cette violation de l'article 46. Il se borne à affirmer que, "compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, il n'y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l'article 46 de la Constitution".


Les circonstances exceptionnelles



"Les circonstances particulières de l'espèce".. Il y aurait donc des "espèces" devant le Conseil constitutionnel, dans le cadre d'un contrôle de la loi avant promulgation ?  Qu'entend-il par-là ? Lorsque le Conseil d'Etat emploie une telle formule, c'est pour se référer aux faits qui sont à l'origine du recours. Mais devant le Conseil, il n'y a pas de "faits", et son rôle est censé se limiter à apprécier la conformité de la loi par rapport à la Constitution. C'est un contrôle abstrait, objectif, qui doit précisément écarter "les circonstances particulières de l'espèce". C'est si vrai que les décisions rendues sur QPC prennent bien garde à ne jamais mentionner la situation du requérant, laissée à l'appréciation des juges du fond et qui ne doit, en aucun cas, influencer la délibération du Conseil constitutionnel. Sans doute faut-il voir dans cette formule l'influence considérable du Conseil d'Etat, au point que le juge constitutionnel fait du contentieux administratif comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.

L'impression est encore accrue par la référence à la théorie des circonstances exceptionnelles développée par le Conseil d'Etat. Car ces "circonstances particulières" ne peuvent se référer à autre chose qu'aux circonstances exceptionnelles définies dans l'arrêt Heyriès du 28 juin 1918. Cette référence permet à l'administration d'écarter certaines procédures sans illégalité. Sans doute, mais le juge administratif accepte ainsi, exceptionnellement, de valider l'irrégularité d'un acte administratif, parce que cette décision ne met pas en cause la loi elle-même à laquelle il demeure soumis et, évidemment, ne met pas davantage en cause la Constitution.

Or le Conseil constitutionnel se réfère à la théorie des circonstances exceptionnelles pour écarter précisément la Constitution elle-même. Au nom de quelles norme supérieure ? Doit-on en déduire que la théorie des circonstances exceptionnelles définie par le Conseil lui-même a une valeur supra-constitutionnelle ? On imagine déjà les théoriciens kelséniens penchés sur cette délicate question et affirmant avoir enfin trouvé l'essence de la Norme Fondamentale, puisque c'est le Conseil constitutionnel qui fonde désormais lui-même la légitimité de la Constitution. Le Conseil affirme implicitement ainsi que ses décisions sont supérieures à la Constitution, et qu'elles reposent sur son bon plaisir. Le Conseil constitutionnel gardien de la Constitution ? Il fait songer à ces gardes du corps qui assassinent celui qu'ils sont chargés de protéger.

Nous vivons actuellement des évènements graves et l'on peut comprendre que certains textes juridiques soient rédigés à la hâte. Venant du Conseil constitutionnel, une telle décision pourrait faire sourire, si l'on se souvient que le Président Fabius a mis en oeuvre une politique volontariste qui s'est traduite par l'audacieuse suppression des "Considérant" pour faciliter la compréhension des décisions. Nul doute que celle du 26 mars 2020 restera dans l'histoire comme un parfait exemple d'obscurité juridique. A l'issue de la crise, le Conseil aura tout intérêt à la confiner dans les archives de l'institution, à faire en sorte qu'elle ne figure pas dans "les Grandes décisions du Conseil constitutionnel", et à l'oublier purement et simplement. Et ce sera pure charité de ne plus en parler.

mardi 24 mars 2020

Pas de jogging, mais de la gymnastique pour le Conseil d'Etat

Le juge des référés du Conseil d'Etat s'est prononcé, le 22 mars 2020, sur une demande formulée par le Syndicat des jeunes médecins, lui demandant d'enjoindre au gouvernement de prendre certaines mesures destinées à lutter contre le Covid-19, notamment le confinement total de la population et la production industrielle de tests de dépistages afin de pouvoir procéder à un dépistage systématique des personnels médicaux. 

Le syndicat requérant s'appuie sur l'article L 521-2 du code justice administrative qui énonce que "le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale".

Adoptée en formation collégiale de trois juges, comme l'y autorise le troisième alinéa de l'article L 511-2 du code de justice administrative, l'ordonnance de référé écarte la requête. La décision témoigne néanmoins d'un certain embarras, car le juge se trouve confronté à des impératifs multiples et parfois contradictoires.


Ne pas aller à l'encontre de l'avis de la formation administrative



Il s'agissait d'abord de rendre une décision en formation contentieuse, sans aller à l'encontre d'un avis adopté quatre jours auparavant par la formation administrative du Conseil d'Etat. Cet avis portait sur la loi d'urgence pour faire face à l'épidémie, adoptée le 23 mars, c'est-à-dire le lendemain de l'ordonnance de référé, et publiée au Journal officiel du 24

Cette loi autorise certes le gouvernement à prendre diverses mesures "en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population". Elles peuvent aller jusqu'à l'interdiction totale des libertés de circulation, de réunion et de la liberté du commerce et de l'industrie. Mais le décret du 23 mars 2020, mettant en oeuvre la loi du même jour, ne va pas jusqu'aux interdictions générales et absolues. En matière de circulation, le principe est désormais celui de l'interdiction, mais assorti de dérogations assez nombreuses, tant en matière de confinement au domicile qu'en matière de transport de voyageurs. Il en de même pour la liberté de réunion, car seuls les rassemblements de plus de 100 personnes demeurent, en principe, interdits. 

Or, le Conseil d'Etat, en formation administrative, a rendu un avis favorable à cette réglementation. Les mesures attentatoires aux libertés, interdiction ou restriction, sont possibles, à la condition qu'elles soient "proportionnées aux risques encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu". A cet égard, le référé du 22 mars pourrait s'analyser comme un substitut de recours contentieux contre le décret... du lendemain. Etait-il possible qu'une formation contentieuse enjoigne à l'administration de prononcer un confinement total alors que, le lendemain, la formation administrative donnait un avis favorable à une loi, dont le décret d'application prévoyait un confinement accompagné de dérogations ? 

Sur ce plan, l'ordonnance de référé du 22 mars 2020 illustre parfaitement les limites de la fonction contentieuse du Conseil d'Etat, qui n'est pas tant le juge de l'administration que l'administration qui se juge. On observera au passage que le directeur des affaires juridiques des ministères sociaux, chargé de défendre l'administration devant le juge des référés, est M. Charles Touboul, lui-même maître des requêtes au Conseil d'Etat. Le contrôle prend ainsi la forme d'un dialogue entre le Conseil d'Etat et le Conseil d'Etat.

On va courir, on va sortir. La Vie Parisienne, Offenbach, Acte III
Mady Mesplé, orchestre du Capitole de Toulouse, direction Michel Plasson, 1976

Ne pas aller à l'encontre des avis scientifiques


La question des compétences scientifiques est aussi en question, et le Conseil d'Etat entend se fier aux expertises scientifiques. Il affirme ainsi que le dispositif de confinement, tel qu’il résulte des déclarations faites à l’audience, est organisé "en fonction de l’avis que le conseil scientifique mis en place par le Gouvernement doit rendre" le lendemain de sa décision. Autant dire que le Conseil d'Etat n'entend pas entraver la liberté d'action des scientifiques qui conseillent le gouvernement.

Cela ne signifie pas qu'il n'exerce aucun contrôle. Il s'assure en effet que les mesures prises sont "nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent".  Mais ce contrôle demeure limité et le juge des référés précise qu'il n'y aurait atteinte au droit à la vie que s'il pouvait constater une "carence de l’autorité publique créant un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes". Le syndicat des jeunes médecins identifie cette carence dans l'absence de confinement total, estimant qu'elle fait peser sur les professionnels de santé une menace grave, dès lors qu'ils sont particulièrement exposés au virus. Mais le Conseil d'Etat observe qu'un tel confinement pourrait créer de nouvelles menaces pour la vie des personnes, puisque certains secteurs professionnels, notamment l'alimentation et les transports, ne peuvent être totalement interrompus sans conduire à une désorganisation de services indispensables à la population. Il n'est donc pas possible de conclure à une "carence grave et manifestement illégale".


Ne pas injurier l'avenir



La décision est émaillée de formules destinées à montrer son caractère conjoncturel. Ainsi, l'interdiction des rassemblements de plus de cent personnes, est-elle "susceptible d’être à nouveau adaptée en fonction des circonstances". De même, l'absence de dépistage systématique des personnels médicaux "résulte, à ce jour, d’une insuffisante disponibilité des matériels", situation qui devrait s'améliorer, puisque "les autorités ont pris les dispositions avec l’ensemble des industriels en France et à l’étranger pour augmenter les capacités de tests dans les meilleurs délais".

Est-ce à dire que la question pourra être reposée lorsque les capacités auront augmenté ? Sans doute, et le juge des référés n'hésite pas à apprécier le bien-fondé de la demande de renforcement des mesures actuellement existantes. Il sanctionne ainsi des formulations peu claires qui peuvent troubler la clarté du message diffusé à la population. Ainsi considère-t-il que la dérogation au confinement liée aux « déplacements pour motif de santé », sans autre précision sur la gravité de ces motifs, est insuffisamment précise. Il en est de même de la possibilité de "déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l'activité physique individuelle des personnes, à l'exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie", disposition qui ne comporte aucune limite précise de durée, en particulier dans le cas du "jogging". Est enfin visé le maintien en activité des marchés ouverts, cette dérogation semblant aller à l'encontre de l'interdiction des rassemblements de plus de cent personnes.

Dans tous ces cas, le Conseil d'Etat se réfère implicite au principe de clarté et de lisibilité de la règle de droit, directement inspiré du principe de lisibilité de la loi consacré comme objectif à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 21 avril 2005, il énonce ainsi que les dispositions législatives doivent être précises et non équivoques, afin de prémunir les sujets de droit contre les risques d'arbitraire liés à une interprétation fluctuante de leur contenu.

Dans tous les cas, la sanction du juge des référés demeure sans grandes conséquences. Le décret publié le lendemain tient compte de ses observations, en limitant les "déplacements brefs" à une heure dans un périmètre d'un kilomètre autour du domicile, en posant un principe d'interdiction des marchés sauf circonstances particulières locales, et en précisant que les déplacements pour motifs de santé concernent le traitement de maladies graves ou chroniques. Considéré sous cet angle, l'ordonnance de référé joue un peu le rôle d'un avis formulé, avant la signature du décret du lendemain.

Le juge des référés s'offre ainsi la possibilité de faire savoir au gouvernement qu'il n'entend pas, pour le moment, sanctionner les mesures prises et actuellement justifiées par l'urgence. Mais il manifeste tout de même un certain agacement à l'égard d'un texte hâtif et mal rédigé. Surtout, il avertit qu'il pourrait, un jour, exercer pleinement son contrôle de proportionnalité. Qu'on se le dise.





samedi 21 mars 2020

L'état d'urgence sanitaire, objet juridique non identifié

Le Covid-19 suscite des poussées de fièvre parmi les juristes. Certains réclament sur les réseaux sociaux la mise en oeuvre de l'article 16, d'autres appellent à l'intégration immédiate de l'état d'urgence dans la Constitution, alors même qu'ils s'étaient farouchement opposés à cette même révision engagée par le malheureux François Hollande les attentats de 2015. Que n'avait-on entendu alors sur le caractère liberticide de ce projet...


Un droit des temps de tempête



La crise sanitaire que nous traversons aujourd'hui devrait inciter à la construction d'un véritable droit des temps de tempête, droit aujourd'hui éclaté entre différents types de normes. Certaines figurent dans la Constitution, mais elles ne sont pas applicables en l'espèce.

Écartons d'emblée l'article 16 de la Constitution, dès lors que "le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels" n'est pas interrompu et que "l'intégrité du territoire ou l'exécution des engagements internationaux" n'est pas davantage menacée. Écartons aussi l'état de siège, qui figure dans l'article 36. Il consiste en effet à déléguer le pouvoir civil aux forces armées, si le pays est confronté à un "péril imminent résultant d'une guerre étrangère ou d'une insurrection armée". Même si le Président de la République n'a pas hésité à user d'une rhétorique martiale, nous ne sommes pas en guerre, et aucune insurrection armée ne nous menace.


L'état d'urgence



Reste l'état d'urgence qui, lui, a conservé sa nature législative. Il est issu d'une loi du 3 avril 1955,  modifiée à six reprises de 2015 à 2017, après les attentats du 13 novembre 2015. L'état d'urgence peut être déclaré par décret en conseil des ministres, soit "en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public", soit en cas d'"évènements présentant par leur nature et leur gravité le caractère de calamités publiques". Il ne fait guère de doute que le Covid-19 peut être qualifié de "calamité publique" et que l'état d'urgence pourrait parfaitement être déclaré, puis éventuellement prorogé par le parlement.

Jusqu'à aujourd'hui, les autorités ont pourtant préféré lutter contre le Covid-19 avec les moyens offerts par le code de la santé publique. La loi du 5 mars 2007 y a effet introduit un chapitre intitulé "Mesures d'urgences". Il s'ouvre par un article L3131-1 ainsi rédigé : "En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l'intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population". Le préfet est compétent pour décliner les mesures prises au plan régional et départemental. Les maires peuvent aussi user de leur pouvoir de police générale pour prendre des mesures telles que la fermeture des sites les plus fréquentés.

Il est vrai que la loi du 5 mars 2007 commet l'erreur de confier ce pouvoir de police spéciale au ministre de la santé, et pas au Premier ministre. Le résultat est que les mesures prises par un arrêté du ministre de la santé sont immédiatement relayées par un décret du Premier ministre. Est-ce vraiment gênant, surtout si l'on considère que le Président de la République ignore superbement le partage des compétences établi par la Constitution, et se présente volontiers comme l'auteur de décisions qui relèvent, en principe, du Premier ministre ?

Quoi qu'il en soit, rien n'interdirait de cumuler l'état d'urgence et la police spéciale des épidémies. Mais les autorités ont précisément choisi d'ajouter une nouvelle stratification à ce droit des temps de tempête.

Tout le monde a la grippe, La Bolduc, 1939


L'état d'urgence sanitaire



Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Le parlement va donc adopter, extrêmement rapidement, deux projets de loi. Le premier, projet de loi organique, se borne à suspendre le délai de trois mois imposé au Conseil constitutionnel pour se prononcer sur une question prioritaire de constitutionnalité, délai figurant dans l'ordonnance du 7 novembre 1958, dans sa rédaction actuelle. Le second, projet de loi ordinaire, comporte une série de dispositions relativement disparates. Si l'on excepte, le titre premier qui met en place le report du second tour des élections municipales, l'ensemble du texte organise un "état d'urgence sanitaire".

Si l'on s'intéresse de près à cet objet juridique non identifié, on s'aperçoit qu'il ressemble étrangement à l'état d'urgence ordinaire. La seule différence réelle réside peut-être dans le fait que la loi de 1955 demeure un texte législatif isolé, faute d'avoir intégré l'état d'urgence dans la Constitution, alors que l'état d'urgence sanitaire se traduit par l'ajoute de nouvelles dispositions dans le code de la santé publique. Pour le reste, l'état d'urgence sanitaire conserve un air de "déjà vu".

La mise en oeuvre, tout d'abord, est décidée par décret en conseil des ministres et sa prorogation doit donner lieu à une loi votée par le parlement, dans un délai d'un mois. Certes, ce délai est plus long que celui imposé par la loi de 1955 pour l'état d'urgence "ordinaire" qui est de seulement douze jours. Mais le principe demeure identique. Il s'agit de permettre à l'Exécutif de déclarée l'état d'urgence sanitaire, avant d'imposer un contrôle parlementaire sur sa prorogation et sur la durée de celle-ci.

Le contenu des prérogatives accordées au gouvernement par l'état d'urgence sanitaire ressemble également à celles énumérées par le texte de 1955. Le Premier ministre se voit confier une série de prérogatives dont il dispose "aux seules fins de garantir la santé publique" (article L 3131-23), formulation qui laisse au juge administratif la possibilité d'exercer un contrôle maximum sur les mesures prises. Il peut donc restreindre la circulation des personnes et des véhicules dans certains lieux, ordonner un confinement ou une quarantaine, fermer des établissements, interdire les rassemblements... toutes dispositions qui figuraient déjà dans la loi de 1955, même si une adaptation était nécessaire pour passer de l'assignation à résidence au confinement ou à la quarantaine.

D'autres dispositions ne figuraient pas dans la loi de 1955, comme les réquisitions ou les mesures de contrôle des prix. Certes, mais il était possible de modifier une nouvelle fois la loi de 1955, comme on avait fait pour l'adapter à la menace terroriste après les attentats de novembre 2015. Au demeurant, la jurisprudence a toujours considéré, depuis la guerre de 1914-1918, qu'une situation d'urgence justifiait l'octroi à l'administration d'un pouvoir de réquisition ou de contrôle des prix, pouvoir qui pouvait s'exercer en dehors de toute procédure formelle.


L'importance de la communication

 


Alors pourquoi a-t-on entrepris de créer un "état d'urgence sanitaire" alors qu'il suffisait, pour prendre exactement les mêmes mesures, de modifier à la marge la loi sur l'état d'urgence ordinaire ? Pourquoi choisir d'empiler les régimes d'urgence, au risque d'accroître encore le caractère peu cohérent et illisible du droit des temps de tempête ? Il est bien difficile de répondre à cette question, sauf peut-être en raisonnant en termes de communication.

Le mot même "état d'urgence" est en effet associé à de mauvais souvenirs, aux efforts conjugués de l'opposition parlementaire et des frondeurs du PS pour empêcher la révision constitutionnelle engagée à la fin de l'année 2015. Il est aussi associé à une formidable campagne médiatique qui, jusqu'en 2017, a présenté l'état d'urgence comme une sorte de dictature, oubliant que les juges ont, dans ce domaine, fait leur métier, et sanctionné des pratiques les plus attentatoires aux libertés.

Alors oublions l'état d'urgence ordinaire pour passer à l'état d'urgence sanitaire. Cela permet au passage de supprimer les dispositions relatives à l'information du parlement. On se souvient qu'en 2015, la Commission des lois de l'Assemblée nationale s'était transformée en "comité de suivi", ce qui lui donnait les pouvoirs qui sont d'une commission d'enquête. Cela permet aussi de mentionner dans la loi la possibilité offerte au Premier ministre de gouverner par ordonnances, technique chère à l'actuel gouvernement, mais qui ne figurait pas dans la loi de 1955.  Les juristes confirmés et confinés vont peut-être finir par regretter l'état d'urgence.


Sur le droit des circonstances exceptionnelles : Chapitre 2, conclusion du manuel de Libertés publiques sur internet.