« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 19 mars 2020

Les Invités de LLC : Joël Andriantsimbazovina : Pour une refonte des régimes de crise dans la Constitution

 

Joël Andriantsimbazovina



 

Pour une refonte des régimes de crise dans la Constitution

 

S’interroger sur les bases juridiques des mesures restrictives des libertés adoptées par les gouvernants pour faire face à des crises graves qui menacent la vie de la Nation n’est pas un vain formalisme. Une grande démocratie fondée sur les droits de l’Homme devrait disposer d’un corpus juridique de crises cohérent et adapté pour parer à tout type de menaces susceptibles de l’abattre.  

A l’aune de la crise du Covid 19, force est de constater que les régimes de crise en France sont éparpillés et peu lisibles. Cette situation a provoqué des tâtonnements et des hésitations préjudiciables à la clarté et à l’efficacité nécessaires. Elle se traduit aussi par le compartimentage des esprits et des avis. Universitaires et juristes s’expriment en fonction de leur spécialité sans une vue globale de l’état de la menace contre la vie de la Nation et des bases juridiques possibles.  

Ainsi, face à une crise grave spécifiquement sanitaire mais qui a des conséquences aussi graves sur la vie et les libertés de l’ensemble des Français et des personnes se trouvant sur le territoire de la République, les juristes, essentiellement des constitutionnalistes, se sont disputés pour savoir sur quel fondement asseoir les mesures exigées par les circonstances.

Les fondements juridiques


Leur réflexe premier est de discuter de la pertinence du recours à l’article 16 de la Constitution pour l’écarter en raison de son inadaptation à ce type de crise notamment parce que les conditions de son déclenchement ne sont pas réunies ; particulièrement l’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels n’est pas constatée. Ils évoquent ensuite l’état d’urgence de la loi du 3 avril 1955 et codifié àl’article L2131-1 du code de la défense, mais, sauf exception, ils l’excluent en raison de l’opinion implicite qui attribue à l’état d’urgence une dimension liberticide depuis son utilisation après les attentats terroristes qui ont frappés la France à partir de 2015. Certains enfin ont suggéré la théorie des circonstances exceptionnelles par laquelle Conseil d’Etat reconnaît une extension des pouvoirs de l’exécutif pour limiter les libertés en période de troubles. Cette suggestion ne s’accompagne, de manière étonnante, d’aucune critique alors qu’elle légitime des restrictions des libertés par l’administration sur la simple base d’une théorie jurisprudentielle ; sans légitimation a posteriori du Parlement.

Par pragmatisme, le gouvernement, sans doute conseillé par des membres du Conseil d’Etat, a choisi de combiner les pouvoirs de police administrative et la théorie des circonstances exceptionnelles. Il a fondé les différentes mesures restrictives des libertés adoptées tantôt sur l’article L 3131-1 du code de la santé publique, tantôt sur ces dispositions et sur les circonstances exceptionnelles découlant de l’épidémie de covid-19 et sur l’urgence. 


A priori, le recours à la police spéciale de l’article L 3131-1 du code de la santé publique est logique et pertinent. Figurant dans un titre intitulé « Mesures d’urgence », il s’agit un pouvoir de police administrative spéciale prévu pour faire face à une épidémie. Il permet au ministre de la santé de prendre "toute mesure proportionnée aux risques encourus et adaptée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population". En réalité, ce pouvoir de police administrative dévolu au ministre de la santé s'est avéré insuffisant au regard de la gravité et de l'ampleur de la crise.

Les annonces



Le jeudi 12 mars 2002, le Président de la République annonce, dans une allocution télévisée, la fermeture des crèches, écoles et universités. Le vendredi 13 mars, le Premier ministre annonce à la télévision l'interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes. Par deux arrêtés du 14 et 15 mars 2020, c'est le ministre de la santé qui prononce l'interdiction de ces rassemblements de plus de 100 personnes et la fermeture des établissements recevant du public qui ne sont pas indispensables à la vie de la Nation. 

Le lundi 16 mars 2020, dans une nouvelle allocution télévisée, le Président de la République demande aux Français de rester à leur domicile et de limiter au strict minimum leurs déplacements et sorties. D'autres allocution sont annoncées, ainsi que la préparation de projets de loi. Par le décret du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19, le Premier ministre interdit le déplacement de toute personne hors de son domicile, à l'exception des déplacements justifiés par cinq motifs restrictifs, sous peine d'amende. Dans son discours prononcé le soir du 16 mars 2020, le ministre de l'intérieur matérialise cette interdiction générale de circulation par l'obligation de produire une attestation dérogatoire de déplacement, sous peine d'amende. Le code pénal et le code de procédure pénale viennent en renfort de cette obligation.

Insuffisances et failles du régime actuel

 

La chronologie de cette succession d'annonces et mesures restrictives des libertés démontre les insuffisance et les failles des régimes de crise choisis par le gouvernement : la police administrative spéciale du ministre de la santé et la police administrative générale du Premier ministre utilisée au nom des circonstances exceptionnelles et de l'urgence. 

Sur le plan démocratique, de la protection des libertés, et au regard de l'article 34 de la Constitution qui réserve au législateur la compétence pour fixer "les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens dans l'exercice des libertés publiques, (...) les sujétions imposées par la Défense national aux citoyens en leur personne et en leurs biens", l'assignation à résidence globale imposée à toute la population dans ces conditions soulève des difficultés.

Conscient de ces difficultés, le gouvernement prépare un projet de loi d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19. Ce projet frappe par sa diversité et son caractère hétéroclite : il comporte un titre sur les dispositions électorales, un autre sur l'état d'urgence sanitaire, et un autre sur les mesures d'urgence économique et d'adaptation à la lutte contre l'épidémie de Covid-19.

Un nouveau régime de crise s'ajouterait donc à ceux déjà existant. Cet empilement nuit à l'intelligibilité et la lisibilité d'un ensemble de régimes qui déroute les juristes eux-mêmes. En l'état actuel du droit, l'article 16 de la Constitution se trouve dans le Titre II sur le Président de la République, l'état de siège de l'article 36 de la Constitution se trouve dans le Titre V sur les rapports entre le Parlement et le gouvernement, l'état d'urgence se trouve en dehors de la Constitution et régi par la loi du 3 avril 1955 plusieurs fois modifiée, les mesures d'urgence sanitaire figurent dans l'article L 3131-1 et suivants du code de la santé publique.

Persister dans la dissémination et dans l'émiettement des régimes de crise complique la réponse à d'autres crises éventuelles. 

Tout va bien. Georges Milton. 1933

Un régime civil de crise dans la Constitution


Aussi, intéressante est la proposition de Ph. Blacher et de Jean-Eric Gicquel d'insérer dans la Constitution un régime civil de crise sous la forme d'un conseil de crise sous la présidence du Président de la République et réunissant le Premier ministre, les membres du gouvernement, les présidents des deux assemblées et des hauts-fonctionnaires militaires et civils concernés. Elle soulève néanmoins des difficultés en ce qu'elle ajoute un nouveau régime de crise, et en transférant au seul président de la République le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire pendant une période de 30 jours. Malgré le garde-fou d'une saisine du Conseil constitutionnel pour avis à l'issue de ces 30 jours, cette concentration des pouvoirs est problématique.

Refonde les régimes de crise et les regrouper dans la Constitution leur donnerait à la fois une meilleure légitimité et lisibilité, ainsi qu'une plus grande efficacité.

Une première proposition est d’insérer dans le Préambule de la Constitution ou à l’article 1er de la Constitution l’alinéa suivant :
« Certains droits et libértés que la Constitution garantit peuvent être suspendus quand on a déclaré un des régimes de crise figurant à l’article 16, à l’article 36 et à l’article 36-1 de la Constitution. Une loi organique détermine le cadre, le contrôle parlementaire, les contrôles juridictionnels des mesures prises, et l’engagement de la responsabilité pénale en cas d’utilisation abusive et injustifiée de ces régimes et qui emporte une violation des droits et libertés que la Constitution garantis ». 


Une seconde proposition est de reprendre l’insertion de l’état d’urgence à l’article 36-1 de la Constitution. Cet article pourrait être rédigée de la manière suivante : 
« Art. 36-1. – L’état d’urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique, soit en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie."
" La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements."
" La prorogation de l'état d'urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée".

On connaît les réticences voire les oppositions à l’insertion de l’état d’urgence dans la Constitution, mais au regard du droit comparé les arguments invoqués n’emportent pas la conviction. Comme le montre sous nos yeux la pratique récente entre 2015 et 2017 et la crise du Covid – 19, laisser un régime de crise en dehors de la Constitution favorise le risque d’émiettement et de tâtonnements concernant les autorités compétences et les fondements des mesures commandées par les circonstances.  Nombre de constitutions démocratiques comportent des dispositions relatives à l’état d’urgence. Les pratiques les plus récentes des Etats démocratiques montrent que la présence de l’état d’urgence dans la constitution apporte une double garantie de clarté, d’efficacité et de contrôle contre les abus. 

Joël Andriantsimbazovina

Professeur à l’Université Toulouse 1 – Capitole

Directeur de l’Ecole doctorale Droit et Science politique

Institut de Recherche en Droit Européen, International et Comparé – 
Centre d’excellence Jean Monnet Europe – Capitole

Doyen honoraire de la Faculté de Droit, de Science politique et de Gestion de La Rochelle




 

dimanche 15 mars 2020

Les Invités de LLC : Julian Fernandez et Thucyblog : Gulliver devant la CPI

Le Professeur Julian Fernandez, directeur du Centre Thucydide (Université Panthéon-Assas, Paris 2) a bien voulu autoriser Liberté Libertés Chéries à reproduire, avec quelques modifications d'auteur, son article diffusé le 12 mars 2020 sur Thucyblog. Les abonnés de LLC ne manqueront pas de se rendre régulièrement sur cet excellent blog, qui complétera utilement leur information en matière de relations internationales et de droits de l'homme. 


Gulliver devant la Cour pénale internationale ?



Mesdames, Messieurs : le Roi… et la Cour ? Longtemps réservée aux déchus ou aux lampistes, surtout africains, la Cour pénale internationale (CPI) commence enfin à s’intéresser aux grands de ce monde. L’arrêt rendu à l’unanimité le 5 mars dernier par la Chambre d’appel de la CPI sur la situation en Afghanistan est en ce sens historique. Pour la première fois, en effet, une juridiction internationale va se pencher sur des actes de guerre imputables à ce qui reste la grande puissance du moment, le Gulliver américain. L’autorisation donnée à la Procureure de la Cour d’ouvrir une enquête sur les crimes commis dans le cadre du conflit afghan depuis 2003 représente ainsi l’un des rares espoirs de juger les responsables des déviances de la global war on terror. Il n’est pas interdit de s’en réjouir, même si l’hypothèse de voir Donald Rumsfeld ou George W. Bush répondre judiciairement de leurs actes demeure pour le moins incertaine. 




Le terrain



Depuis la Révolution de Saur en 1978, l’Afghanistan est en proie à une violence multidimensionnelle et récurrente, souvent d’assez haute intensité. Avec l’intervention américaine quelques semaines après le 11 Septembre, puis l’élection d’Harmid Karzai, on a certes pu croire à une stabilisation progressive. En réalité, le pays a rapidement sombré dans une lutte au long cours entre le centre et la périphérie, entre Kaboul et les provinces contrôlées par les guérillas anti-gouvernementales. Le conflit oppose désormais un régime divisé et porté à bout de bras par les forces américaines face aux Talibans et à d’autres groupes insurgés ou djihadistes (et quelques franchises de Daech). Dans ce contexte d’affrontements renouvelés, plus d’une centaine de communications et rapports dénonçant les exactions commises par les différentes parties furent rapidement adressées à la CPI – en priant celle-ci de se saisir de la situation sur le fondement de sa compétence territoriale. En 2003, en effet, dans leur quête de légitimité et d’intégration à la « communauté internationale », les autorités afghanes avaient accédé à toute une série d’accords et de conventions, dont le Statut de Rome établissant la Cour pénale internationale. Le premier Procureur de la Cour, l’Argentin Luis Moreno-Ocampo, a donc ouvert un examen préliminaire sur la situation dès 2006. Puis…, rien. La gravité des crimes en cause et l’absence de poursuites nationales engagées contre leurs responsables ne faisaient pourtant guère débat. Mais le contexte était certainement jugé trop sensible politiquement. Dix années se sont donc écoulées avant que la nouvelle Procureure, la Gambienne Fatou Bensouda, ne se décide enfin à demander à une Chambre préliminaire de la Cour l’autorisation d’ouvrir une enquête. 




Les charges



Il y est surtout question des campagnes meurtrières des Talibans et du réseau Haqqani ainsi que des nombreuses exactions perpétrées par les forces afghanes, en particulier par la Direction nationale de la sûreté et de la police. Plusieurs dizaines de milliers de civils auraient été tués, ne serait-ce qu’entre 2009 et 2016. Mais l’examen de la situation par le Procureur a aussi révélé que des crimes de guerre (torture, violences sexuelles, etc.) auraient été commis par les forces armées américaines et par les agents de la CIA dans des centres de détention secrets en Afghanistan (à Bagram notamment) ou sur le territoire d'autres États parties au Statut de Rome (les fameux « black sites » en Pologne, Roumanie et Lituanie qui accueillaient des Afghans suspectés d’appartenir aux Talibans ou à Al-Qaida). Secret de polichinelle, en fait, depuis les révélations de différents médias et organes, et notamment d’ONG américaines (Human Rights Watch, par exemple), de la presse américaine (le Washington Post en particulier) et du Sénat américain (avec ce rapport du Senate Select Committee on Intelligence de 2014 sur lequel le Bureau du Procureur s’appuiera tant) – ce qui montre, au passage, la vigueur des freins et contrepoids à l’exécutif de ce côté de l’Atlantique. Précisément, et selon la CPI, au moins 78 détenus placés sous la juridiction des Etats-Unis auraient fait l’objet d’actes constitutifs de crimes de guerre entre 2003 et 2004 (privation de nourriture, de sommeil, manipulation sensorielle, simulacre de noyade etc.). Difficile d’accuser la Procureure de faire du zèle, George W. Bush himself a reconnu dans ses mémoires avoir autorisé de telles méthodes. Au contraire, elle n’a pas retenu à ce stade d’autres « incidents » majeurs liés à des tactiques de guerre problématiques (comme les frappes de drones selon la méthode dite de « double tap ») ou à des bavures commises au cours de certaines opérations (à l’instar du bombardement en 2015 du centre de soins de MSF à Kondôz).


 La Justice en marche
Trio des masques. Don Giovanni. Mozart, Joseph Losey, 1979

Edda Moser, Keneth Riegel, Kiri Te Kanawa




La réponse américaine



Il aura fallu vingt-neuf mois de procédures pour que la Cour autorise en l’espèce l’ouverture d’une enquête. C’est évidemment tout sauf un hasard. L’Administration Trump a mobilisé pratiquement toute la palette du hard power américain pour dissuader la Procureure puis les Juges de s’intéresser davantage à cette situation. Menaces de poursuites judiciaires à leur encontre (sic. !), de gels de leurs avoirs ; mesures de rétorsions sinon de représailles (révocation du visa de la Procureure par exemple) ; et rappel d’une loi américaine autorisant le recours à tous les moyens nécessaires et appropriés, y compris la force, pour protéger leurs ressortissants de poursuites de la Cour. Bref, John Bolton ou Mike Pompeo n’ont reculé devant aucune outrance – c’est même à cela qu’on les reconnaît. Cela étant, la position américaine n’est pas propre aux Républicains, elle relève moins de l’intérêt partisan que de l’intérêt national. L’interventionnisme des Etats-Unis ne saurait souffrir de telles contraintes judiciaires qui sont perçues comme du lawfare engagé contre eux ou, pour reprendre le Général Beaufre, comme l’illustration d’une « manœuvre extérieure » hostile qui cherche à « s’assurer le maximum de liberté d’action » en paralysant l’Amérique « par mille liens de dissuasion, comme les Lilliputiens avaient su enchaîner Gulliver »[1]. Par conséquent, la justice pénale internationale doit être mise en quarantaine, réservée aux autres. Quoi qu’il en coûte. Peu importe si les propos tenus et les contre-mesures prises constituent une atteinte manifeste à l’administration de la justice au sens de l’article 70 du Statut de Rome. Car force est de constater que les juges de la CPI peuvent être sensibles aux pressions exercées. Dans une décision d’avril 2019 pour le moins contestable, la Chambre préliminaire II a ainsi refusé d’autoriser le Procureur à ouvrir une enquête de sa propre initiative. Une première. Elle considérait que même s’il y avait bien une « base raisonnable de croire » – selon l’expression consacrée – que des crimes relevant de la compétence de la Cour avaient été commis et que les potentielles affaires résultant de ces crimes apparaissaient recevables, une enquête, en l’état, ne servirait pas les « intérêts de la justice ». L’absence de coopération et l’opposition d’Etats non parties (lire, les Etats-Unis) seraient ici rédhibitoires. Considérant l’hostilité des gouvernements impliqués dans l’enquête demandée, ce serait manquer aux « intérêts de la justice » que d’accéder à la demande du Procureure. Un bel encouragement pour tous ceux qui auraient un intérêt à s’en prendre à la Cour !  

La portée de l'arrêt



La Chambre d’Appel a heureusement renversé cette décision, et dans des proportions qui dépassent cette seule situation. Elle considère en effet que le contrôle de la Chambre préliminaire doit uniquement porter sur les termes de l’article 15 du Statut, la disposition sur laquelle se fonde la demande d’ouvrir une enquête proprio motu. Les critères posés à l’article 53 – dont la « recevabilité » potentielle d’une affaire et les « intérêts de la justice » – ne doivent pas entrés en considération. Ils guident l’appréciation du Bureau du Procureur mais pas le contrôle opéré par la Chambre à cette étape de la procédure. Celle-ci doit donc seulement s’assurer, « après examen de la demande et des éléments justificatifs qui l'accompagnent, qu'il existe une base raisonnable pour ouvrir une enquête et que l'affaire semble relever de la compétence de la Cour ». Et seules des informations factuelles et assez générales son attendues. 

La position de la Chambre d’appel est ici « disruptive ». C’est une bombe. Elle condamne dix années de pratique des Chambres préliminaires dans l’appréciation des demandes d’ouverture d’enquête (Kenya, Côte d’Ivoire, Géorgie, Burundi, Bangladesh/Myanmar, et Afghanistan). Dans la lutte sourde que se livrent le Bureau du Procureur et les Juges s’agissant de l’étendue des pouvoirs du premier, la Chambre d’appel vient d’accorder une victoire par knock out à l’Accusation. Elle affirme qu’une volonté d’ouvrir une enquête proprio motu ne saurait être appréciée au regard des « intérêts de la justice », une notion floue qui n’a de toute façon pas été justement considérée dans le cas d’espèce, pas plus qu’elle ne saurait être appréciée au regard de la gravité des crimes ou de la complémentarité de la Cour – deux piliers de la « recevabilité ». La Chambre préliminaire doit se contenter d’examiner, prima facie, si des crimes ont bien été commis et s’il y a une ou plusieurs affaire(s) potentielle(s) qui pourraient relever de la compétence de la CPI. 

Est-ce alors forcer le trait que de voir désormais dans la Chambre préliminaire une simple chambre d’enregistrement ? Quel Procureur se risquerait à solliciter l’ouverture d’une enquête dans une situation où l’on ne trouverait nul crime qui relève manifestement de la compétence matérielle, personnelle ou temporelle de la Cour ? Tremble Gulliver, le Bureau du Procureur a désormais les coudées franches pour ouvrir une enquête de sa propre initiative. En l’espèce, au surplus, la Chambre d’appel estime suffisant le lien entre les crimes commis dans les « black sites » et le conflit armé non international en Afghanistan. En somme, la demande de la Procureure satisfait aux critères posés par le Statut et elle est ainsi autorisée à ouvrir une enquête sur la situation dans les termes de sa requête, soit depuis le 1er mai 2003, ainsi que sur d’autres crimes présumés qui auraient un lien avec le conflit armé, seraient suffisamment liés à la situation en Afghanistan et auraient été commis sur le territoire d’autres Etats parties au Statut depuis le 1er juillet 2002. 


On l’aura compris, l’arrêt de la Chambre d’appel est un immense revers pour Washington. Au-delà des poursuites qui pourraient viser militaires et civils américains, la position de la Cour vient plus immédiatement perturber le narratif de la fin de la guerre la plus longue et la plus coûteuse de l’histoire des Etats-Unis. Infinite Justice, Enduring Freedom ? No, Endless War ! Nul doute que l’Administration a déjà suffisamment à faire avec le récent accord obtenu avec les Talibans, un deal déjà éprouvé sur le terrain et critiqué par les autres parties. Gulliver empêtré et maintenant Gulliver accusé ? En réponse, Mike Pompéo a immédiatement promis le feu et le sang à cette « renegade, unlawful, so-called court ». Que faut-il en attendre de la CPI à présent ? La Cour parviendra-t-elle à autre chose qu’à du naming and shaming ? On peut en douter. Il n’est guère raisonnable d’imaginer qu’un éventuel mandat d’arrêt à l’encontre d’un Américain soit exécuté – et la CPI ne juge pas in abstentia. Au pire, elle incitera seulement les ex de l’Administration Bush à bien choisir leurs destinations de vacances – mais ils ne se risquent de toute façon déjà plus à venir en Europe. Après, quelles que soient les frustrations que rencontreront ses futures prétentions, la Cour se donne au moins ici l’apparence de l’impartialité. L’ouverture d’une enquête en Afghanistan comme les discussions actuelles sur la situation en Palestine montrent que la Cour pénale internationale entend désormais prendre la mesure de son mandat et s’intéresser aussi aux crimes des puissants. Elle renvoie chacun à ses responsabilités. Et, ne serait-ce que pour cela, il faut voir dans l’arrêt du 5 mars 2020 l’une des décisions les plus importantes de l’histoire de la justice pénale internationale.


J. Fernandez


[1] A. Beaufre, Introduction à la stratégie, (1963), Paris, Fayard/Pluriel, 2012, 192 p., p. 150.
 



mardi 10 mars 2020

Uber et le statut de travailleur indépendant

Dans un arrêt du 4 mars 2020, la Chambre sociale de la Cour de cassation sanctionne la pratique d'Uber, contraignant des personnes à travailler sous le statut de travailleur indépendant, alors même que leur lien avec l'entreprise est caractérisé par la subordination. En requalifiant ce lien en contrat de travail, la Cour vise permet de mieux encadrer juridiquement l'activité des plateformes et de lutter contre l'"ubérisation", du nom même de la société poursuivie. 


Un contrat de travail



M. X. s'était engagé comme chauffeur chez Uber, selon certains documents contractuels : contrat de prestation de service, conditions de partenariat, charte de la communauté Uber. En même temps, il a obtenu sa carte de conducteur de VTC et s'est inscrit au répertoire SIRENE en qualité de travailleur indépendant. Il a ensuite loué une licence VTC auprès d'une filiale d'Uber, et un véhicule après d'une autre entreprise, partenaire d'Uber. Enfin, il a installé sur son téléphone l'application Uber, et a réalisé plus de 2000 courses entre octobre 2016, et avril 2017, date à laquelle son compte a été désactivé par Uber, sans explication particulière.

Il a donc saisi les juges des prud'hommes d'une demande de requalification de ses services de transport en contrat de travail à durée indéterminée, requalification qui lui permettait ensuite de contester un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Les prud'hommes ont considéré qu'il s'agissait d'un contrat de nature commerciale, et ils se sont déclarés incompétents. La Cour d'appel, en revanche, a estimé que le contrat était bel et bien un contrat de travail, décision confirmée par la présente décision de la Chambre sociale.


Un lien de subordination juridique


L'article L 8221-6 du code de travail précise que "sont présumés ne pas être liés avec le donneur d'ordre par un contrat de travail (...) les personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers (...)". Il ajoute immédiatement que "l'existence d'un contrat de travail peut toutefois être établie lorsque les personnes (...) fournissent directement des prestations à un donner d'ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l'égard de celui-ci".

Il appartenait donc à M. X. de démontrer l'existence de ce lien de subordination juridique. Selon une jurisprudence de la Chambre sociale mentionnée dans l'arrêt Bastille Taxi du 19 décembre 2000, l'existence d'un contrat de travail "ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs". Il appartient donc au juge d'examiner la réalité de la relation de travail, selon la méthode du faisceau d'indices, définie dans une décision du 13 novembre 1996. La Chambre sociale va donc regarder si Uber a le pouvoir des donner des ordres et des directives à ses chauffeurs, peut contrôler l'exécution de leur travail et sanctionner leurs éventuels manquements.

A partir de ces éléments, la Chambre sociale avait déjà qualifié de contrat de travail la relation entretenue entre un livreur à vélo et l'entreprise Take Eat Easy, dans un arrêt du 28 novembre 2018. De la même manière, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) avait admis, dans l'affaire Kunsten Informatie en Media du 4 décembre 2014, que la qualification formelle de travailleur indépendant n'exclut pas qu'une personne soit qualifiée de travailleur (salarié), "si son indépendance n'est que fictive, déguisant ainsi une relation de travail".


Joe le taxi. Vanessa Paradis, 1987


La réalité de la relation de travail

 


Mettant en oeuvre ce pouvoir de requalification, la Chambre sociale se penche donc sur la réalité de la relation entre M. X et Uber et elle se réfère notamment aux trois documents contractuels qui lui ont été transmis de manière dématérialisée, tous trois comptant quarante-cinq pages rédigées en petits caractères. 

Elle note que le chauffeur peut effectivement se connecter quand il le souhaite à l'application, ce qui signifie qu'il peut choisir ses horaires de travail. Mais, comme dans l'affaire Take Eat Easy, cette liberté est purement artificielle. Les coûtes de la location de sa voiture, la redevance due pour sa licence, et les commissions prélevées par Uber le contraignent évidemment à allonger la durée de son travail s'il veut survivre. Il est donc obligé de travailler pour la plateforme, et la Cour remarque que M. X. était connecté à l'application entre 50 et 70 heures par semaine.

La Cour observe ensuite qu'Uber dispose d'un véritable pouvoir de sanctions, et la "Charte de la communauté Uber" énumère les motifs pour lesquels un chauffeur peut perdre l'accès à l'application, liste "non exhaustive" de comportements liés à la qualité, à la sécurité, à la fraude ou à la discrimination. Ces dispositions relèvent, à l'évidence, d'une procédure disciplinaire.

Enfin, Uber dispose d'un pouvoir de contrôle sur l'exécution des prestations. Si un chauffeur refuse trois courses successives, il reçoit un message "Etes vous encore là ?", et dispose alors de huit secondes pour accepter la course proposée, sans en connaître la destination ni le prix. S'il n'obtempère pas, il risque de nouveau la suspension de l'application. Il se voit par ailleurs interdire de conserver les coordonnées des clients, dans l'hypothèse où ce travailleur "indépendant" aurait des velléités de se constituer une clientèle personnelle. 


Un "capitalisme de plateformes"


Considérée en ces termes, la requalification du lien entre le chauffeur et Uber apparaît comme un minimum, qui permet au moins à l'intéressé d'obtenir réparation pour un licenciement sans cause réelle ni sérieuse. Mais il n'en demeure pas moins que ce contrat de travail demeure parfaitement léonin, l'expression de la puissance d'une multinationale de droit néerlandais, qui tente de se soustraire aux contraintes juridiques et fiscales du droit français. Cette puissance s'exerce à l'égard de personnes peu qualifiées, en recherche d'emploi, souvent isolées, et incapables de résister à ce rouleau-compresseur juridique. Derrière la modernité revendiquée par ces plateformes qui exercent leur activité sur internet se cache ainsi un véritable système oppressif "à l'ancienne", qualifié à juste titre de "capitalisme de plateformes".

jeudi 5 mars 2020

La reconnaissance faciale dans les lycées

Dans un jugement du 27 février 2020, le tribunal administratif de Marseille annule la délibération du Conseil régional de la région PACA organisant l'expérimentation d'un "dispositif de contrôle d'accès par comparaison faciale et de suivi de trajectoire" dans deux lycées de la région, l'un à Marseille et l'autre à Nice. Il s'agissait donc, non seulement de contrôler les entrées des élèves, mais aussi leurs déplacements dans l'établissement, par exemple l'accès à la cantine.

Une convention tripartite avait été passée à cette fin entre la région, l'entreprise Cisco International, et les deux établissements. En l'espèce, le juge de l'excès de pouvoir, saisi par un tiers, n'est pas compétent pour apprécier la partie de la délibération approuvant la convention. Saisi par la Quadrature du Net, la Ligue des droits de l'homme, et différentes associations de parents d'élèves, il ne se prononce donc que sur l'acte décidant l'expérimentation. 


La reconnaissance faciale



La biométrie a d'abord été définie comme une science, celle qui "étudie, à l'aide des mathématiques, les variations biologiques à l'intérieur d'un groupe déterminé". Aujourd'hui, la biométrie est davantage perçue comme une technique d'identification de la personne à partir de ses caractères physiologiques reconnaissables et vérifiables, qu'il s'agisse de la forme du visage, de la paume de la main, de l'ADN, de l'identification par l'iris de l'oeil ou encore par la voix. Ses utilisations sont potentiellement d'une extrême diversité, allant de l'authentification des paiements au démarrage d'une voiture, en passant par l'accès des élèves au lycée. Ce glissement de la science à la technique a été perçu comme positif, dans la mesure où la biométrie était d'abord un instrument d'accroissement de la sécurité et de la fiabilité de certains échanges. Il n'en demeure pas moins que les données biométriques sont des données personnelles et que leur collecte et leur conservation sont, comme telles, soumises à certaines conditions. 

Le tribunal administratif aurait pu se borner à annuler la délibération pour incompétence, moyen d'ordre public. En effet, l'article L 214-6 du code de l'éducation énonce, dans son alinéa 2, que "la région assure l'accueil, la restauration, l'hébergement ainsi que l'entretien général et technique, à l'exception des missions d'encadrement et de surveillance des élèves, dans les établissements dont elle a la charge". La mise en place de portiques de reconnaissance faciale relève, à l'évidence, de la mission d'encadrement et de surveillance des élèves qui sont de la compétence exclusive des chefs d'établissement. Or, en l'espèce, la région PACA ne s'est pas bornée à proposer un équipement aux lycées, mais a pris une décision formelle organisant l'expérimentation. Cette incompétence était suffisante pour annuler la délibération.

Mais le tribunal va plus loin et s'engager dans le contrôle de la légalité interne de la délibération. L'article 6 de la loi du 6 janvier 1978, dans son actuelle rédaction, précise que les données biométriques sont des données à caractère personnel. Le principe est alors l'interdiction du traitement de ces données, sauf exceptions définies dans l'article 9 du règlement général de protection des données (RGPD). 

Dans le cas présent, la reconnaissance faciale est concernée par deux conditions précisées dans l'article 9. La première est l'exigence d'un "consentement explicite" de la personne concernée, consentement donné pour des finalités spécifiques. La seconde est que ce traitement biométrique doit apparaître comme une "nécessité" justifiée par des motifs d'intérêt public importants. De fait, le traitement de données personnelles doit être proportionné à ces motifs, ce qui signifie qu'il doit prévoir des mesures de protection des droits de la personne concernée.

Ma gueule. Johny Halliday. 1979

Consentement



Le problème en l'espèce est que le "consentement explicite" n'en est pas un. La région PACA s'est bornée à exiger la signature d'un formulaire par tout lycéen majeur, ou par les représentants légaux des mineurs. Mais le tribunal fait observer que ce consentement n'a rien de réellement libre ni de réellement éclairé. Les lycéens, et leurs parents, sont dans une relation particulière à l'égard de l'établissement scolaire. Les premiers sont directement dans une relation d'autorité, et les seconds n'ont guère le choix, sauf à changer leur enfant d'établissement, ce qui est loin d'être simple.


Finalité et proportionnalité



La délibération du conseil régional donne comme finalité la nécessité "d'apporter une assistance aux agents en charge du contrôle d'accès aux lycée (...) afin de faciliter et de réduire la durée des contrôles (...), lutter contre l'usurpation d'identité et détecter un déplacement non souhaité". Ces finalités ne sont peut-être pas illégitimes mais elles concernent essentiellement la gestion des flux, et la région ne précise pas leur lien avec des motifs d'intérêt public. Surtout, elle n'explique pas dans quelle mesure la biométrie est une nécessité, ni n'établit que les finalités poursuivies ne pourraient pas être atteintes par d'autres moyens, badges et vidéoprotection par exemple.

De tous ces éléments, le tribunal administratif déduit que la délibération décidant cette expérimentation n'est pas conforme à l'article 9 du RGPD. L'annulation était prévisible et s'inscrit dans la droite ligne de la délibération de la CNIL du 29 octobre 2019 qui avait donné un avis défavorable à cette même expérimentation. On note tout de même que le tribunal se montre plus sévère sur l'exigence de consentement que la CNIL qui s'était exclusivement fondée sur le caractère trop intrusif de la technologie biométrique, alors que les mêmes résultats pourraient être obtenus par d'autres moyens. 

On ne peut que saluer un jugement qui applique sans état d'âme les principes protecteurs posés par le droit européen. Il s'avère sans doute très utile pour dissuader les élus de faire de la biométrie une sorte de "gadget" qui, au même titre que la vidéoprotection, sert avant tout à promouvoir leur image sécuritaire. Il n'en demeure pas moins que la biométrie ne doit pas être rejeté en bloc et qu'il serait dommage que son régime juridique soit le fruit de décisions de justice rendues au cas par cas, sur des projets plus ou moins anecdotiques ou fantaisistes. La biométrie mérite mieux que cela, et la CNIL en est parfaitement consciente. Le 15 novembre 2019, elle réclamait "un débat à la hauteur des enjeux", c'est-à-dire un débat politique. En effet, l'objet n'est pas de savoir comment faire accepter la biométrie par la population, mais de susciter un débat pour déterminer quels sont les cas dans lesquels nous acceptons la reconnaissance faciale, et ceux dans lesquels nous la refusons.



Sur la protection des données personnelles   : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.