« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 16 janvier 2020

Ségolène Royal s'est démis les pôles

Le 15 janvier 2019 aura été une bien mauvaise journée pour Ségolène Royal. Le Parquet national financier (PNF) annonce ouvrir une enquête pour détournement de fonds publics, car l'ambassadeur aux pôles est soupçonnée d'avoir confié à des agents du ministère de l'Europe et des affaires étrangères des missions bien éloignées des questions glaciaires. Surtout, elle-même publie sur Facebook la lettre qui lui a été envoyée par le Secrétaire général du Quai d'Orsay, lui annonçant qu'"il est envisagé de mettre fin à ses fonctions". Si l'enquête du Parquet ne mérite guère de commentaire à ce stade, il n'en est pas de même de cette décision administrative.

Car l'intéressée n'est pas restée de glace devant une mesure qu'elle conteste avec véhémence, véhémence sans doute d'autant plus grande que les arguments juridiques qu'elle avance fondent comme neige au soleil.

Les emplois à la discrétion du gouvernement



La lettre qui a été adressée à Ségolène Royal lui annonce une intention de "mettre fin à ses fonctions", sans doute lors du prochain conseil des ministres. Elle en déduit immédiatement qu'il s'agit d'un "licenciement". Avouons que c'est un amalgame étrange de la part d'une personne qui, à l'issue de sa scolarité à l'ENA, a intégré le corps des magistrats des tribunaux administratifs.

Elle devrait donc savoir que les "emplois supérieurs pour lesquels la nomination est laissée à la décision du gouvernement", sont précisément ceux pour lesquels l'Exécutif se voit offrir une liberté de déroger aux règles gouvernant l'accès à la fonction publique pour nommer la personne de son choix. Ces emplois sont précaires par définition, car leur titulaire peut être révoqué pour n'importe quel motif. Pour justifier cette pratique, il est généralement fait état du lien que ces emplois établissent entre le pouvoir politique et l'action administrative, ce qui explique aussi une obligation de loyauté tout à fait spécifique.

Depuis la loi du 11 janvier 1984, il est précisé que l'accès à ce type d'emploi n'entraine pas la titularisation dans un corps de l'administration et qu'un décret en Conseil d'Etat en dresse la liste. C'est l'objet du décret du 24 juillet 1985 et dans cette liste, d'ailleurs assez courte, on trouve les préfets, les recteurs d'académie et surtout les "chefs de mission diplomatique ayant rang d'ambassadeur". L'ambassadeur aux pôles est donc, à l'évidence, un emploi à la discrétion du gouvernement.

Il était une dame Tartine. Pinpin et Lili

Un emploi bénévole



Ségolène Royal insiste sur le caractère bénévole de cette fonction, même si elle est exercée avec les moyens mis à sa disposition par le Quai d'Orsay. Cette question budgétaire sera sans doute importante dans l'enquête diligentée par le PNF, mais elle est sans influence sur la question de la cessation des fonctions.

L'intéressée ne devrait d'ailleurs pas l'ignorer. En février 2016, on se souvient que Laurent Fabius avait fait valoir le caractère bénévole de la présidence de la COP 21 pour tenter de cumuler cette fonction avec celle de président du Conseil constitutionnel. A l'époque, la ministre de l'environnement l'avait écarté sans trop de ménagement. Elle s'appelait Ségolène Royal.


L'absence de procédure contradictoire



L'intéressée s'offusque aujourd'hui que son "licenciement" ait lieu "sans entretien préalable". Mais précisément, dès lors qu'il ne s'agit pas d'un licenciement, la procédure contradictoire est très allégée. Dans le cas des emplois figurant dans la liste établie par le décret de 1985, le Conseil d'Etat exige uniquement le respect de la règle de la communication du dossier.

Dans un  arrêt du 12 novembre 1997, le Conseil d'Etat a ainsi annulé le décret mettant fin aux fonctions d'un ambassadeur au Kazakhstan, car l'intéressé n'avait pas été "mis à même de demander la communication du dossier". Est aussi annulée une décision annonçant par téléphone à un recteur qu'il allait être "muté" (26 mai 2014). Le Secrétaire général du Quai d'Orsay prend soin de se conformer à cette jurisprudence et écrit à Ségolène Royal que, conforment aux dispositions de l'article 65 de la loi du 22 avril 1905, elle "peut demander la consultation de son dossier administratif, ou désigner un mandataire pour effectuer cette démarche".

Rien n'interdira ensuite à Ségolène Royal de contester la mesure qui la frappe devant le Conseil d'Etat. Avant de s'aventurer sur ce terrain glissant, elle devrait pourtant regarder la jurisprudence, car dans ce même arrêt du 26 mai 2014, le Conseil d'Etat précise que son contrôle ne s'étend pas aux motifs de la révocation qui demeurent, par hypothèse, à la discrétion du gouvernement.


L'obligation de réserve

 

 

Le gouvernement peut mettre fin aux fonctions du titulaire d'un emploi à la discrétion du gouvernement pour quelque motif que ce soit, y compris des divergences partisanes. Il est entendu en effet que ce type de fonction exige une loyauté sans faille. Or Ségolène Royal n'a pas cessé de manifester clare et intente ses critiques à l'encontre d'Emmanuel Macron et du gouvernement. Tweets, interviews diverses, tous les moyens étaient bons pour attirer l'attention de la presse par des propos qui n'avaient rien à vois avec le discours policé des ambassadeurs.

Ségolène Royal affirme sur Facebook qu'elle n'a "pas l’intention de renoncer à (s)a liberté d’opinion et d’expression garantis par la Constitution".  Sans doute ignore-t-elle, ce qui est un peu surprenant, que si la liberté d'opinion d'un ambassadeur existe évidemment, elle est assortie d'une obligation de réserve dans son expression.


Le devoir de réserve est d'origine jurisprudentielle. Le mot apparaît dans une décision des Chambres réunies de 1882, à propos du président du tribunal d'Orange qui avait brisé, à coup de canne, les lampions aux couleurs nationales qui ornaient le Palais de Justice pour le 14 juillet. Le juge a alors considéré qu'une telle attitude était contraire "à la réserve que doit s'imposer un magistrat ; mais qu'elle devient plus répréhensible encore si l'on considère que le public ne pouvait l'interpréter autrement que comme une démonstration d'hostilité politique contre le gouvernement au nom duquel le Président P. rend la justice". Que l'on se rassure, les manquements au devoir de réserve ne concernent pas seulement les vieux monarchistes. En 1935, dans un arrêt Defrance, le Conseil d'Etat ne reproche pas à un agent public d'être "attaché à la révolution prolétarienne" mais admet, en revanche,  qu'il avait manqué à la réserve en qualifiant d'"ignoble" le drapeau tricolore.  

Les juges apprécient le manquement à l'obligation de réserve à partir de deux critères, d'une part l'ampleur de la diffusion donnée aux propos litigieux, d'autre part la place de son auteur dans la hiérarchie administrative. Ceux qui sont dans une position particulièrement élevée, et c'est le cas d'un ambassadeur, y sont soumis de manière plus rigoureuse. Et la sanction ne peut manquer d'intervenir s'ils agitent les médias comme l'a fait Ségolène Royal. Dans un arrêt du 24 septembre 2010 G. L., le Conseil d'Etat a ainsi admis la légalité d'une sanction de mise à la retraite d'office visant un préfet, autre emploi à la discrétion du gouvernement, qui avait tenu, à plusieurs reprises, des propos virulents à l'encontre du ministre de l'intérieur. 

Le devoir de neutralité




Conséquence de l'obligation de réserve, le devoir de neutralité impose à l'agent, selon la formule de Georges Morange en 1953 de ne pas transformer les services publics "en clubs où les fonctionnaires discuteraient entre eux et avec les usagers des grandes questions politiques et sociales du jour". Les opinions, qu'elles soient politiques, religieuses ou philosophiques, doivent demeurer dans le for intérieur et le pouvoir hiérarchique est donc fondé à exiger un comportement standardisé dans l'expression. La retenue de l'expression est donc la règle, et un agent public ne saurait utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, qu'il s'agisse de propagande politique ou de dénigrement politique. Cette obligation de neutralité figure dans l'article 25 du statut de la fonction publique auquel les diplomates sont soumis.

Certes, ce même article 25 précise que le devoir de neutralité s'impose à l'agent "dans l'exercice de ses fonctions". Il est vrai que Ségolène Royal n'a pas pris de positions politiques hostiles dans le cadre des organisations et conférences internationales portant sur les zones polaires, préférant sans doute la douce chaleur des plateaux de télévision français. Mais elle ne s'est pas privée, invitée dans les médias en sa qualité d'ambassadeur aux pôles, de critiquer la politique actuellement menée. Agissait-elle dans ses fonctions ou hors de ses fonctions ? En pratique, la distinction n'a aucun intérêt, car si elle est considérée comme étant hors de ses fonctions, elle peut alors être poursuivie pour manquement à la réserve.

De toute évidence, Ségolène Royal, si elle veut avoir une once de crédibilité, va devoir trouver d'autres arguments pour étayer sa contestation. La théorie du complot destiné à l'évincer d'une élection présidentielle de 2022 qu'elle aurait vocation à remporter risque de ne pas convaincre le Conseil d'Etat. Le mieux serait donc de se faire oublier en attendant d'être élue à cette haute fonction. Mais rien n'est jamais certain, et la prudence s'impose. Peut-être serait-il utile d'aller s'inscrire à Pôles Emploi ?



dimanche 12 janvier 2020

CEDH : Le contentieux des étrangers, un contentieux sans requérants ?

La décision B. L. et autres c. France rendue le 9 janvier 2020 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est un arrêt d'irrecevabilité qui ne devrait guère susciter l'intérêt. Vingt-trois requérants, albanais, kosovars, arméniens, azerbaïdjanais, serbes, bosniens et togolais, soit seuls, soit accompagnés de leur famille, se sont installés en juin 2013 dans un campement de fortune, avenue de Blida à Metz. Tous se présentaient comme des demandeurs d'asile, mais aucun n'a obtenu le statut de réfugié, et certains n'ont pas fourni les pièces nécessaires aux autorités français pour l'instruction de leur demande. 

Le recours ne porte pas, en effet, sur l'obtention ou le refus de la qualité de réfugié. Il porte exclusivement sur les conditions précaires d'hébergement dans un campement de tentes, plusieurs fois fermé, jusqu'à sont démantèlement définitif en novembre 2014. Tous invoquent donc une violation de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants. 

Encadrés par des avocats spécialisés dans le droit des étrangers, les requérants ont d'abord saisi le juge administratif d'un référé-liberté. Invoquant la directive "Accueil" du 27 janvier 2013, ils ont demandé qu'il soit enjoint aux autorités françaises de leur indiquer les centres d'hébergement susceptibles de les accueillir, dans le délai de 24 heures après notification de l'ordonnance de référé. Le juge a fait observer que les demandeurs, au moment du recours, étaient entrés sur le territoire depuis peu de temps, le plus souvent moins d'un mois. La ville de Metz s'était efforcée par ailleurs de procurer à ces demandeurs d'asile des équipements d'un confort élémentaire, sanitaires, eau, électricité. Aux yeux du juge, la condition d'urgence nécessaire en matière de référé-liberté, n'était donc pas remplie. Sur ce point, les juges français ne faisaient que reprendre une jurisprudence constante du Conseil d'Etat, formulée par exemple dans une ordonnance de référé rendue le 18 février 2014. Après épuisement des voies de recours, la CEDH a donc été saisie.

Le problème est qu'au moment où la Cour est saisie, la requête n'intéresse plus personne, ou presque. 


Les 22 radiations du rôle



Appliquant l'article 37 al 1 de la Convention européenne, le greffe de la CEDH, le 10 avril 2017, a demandé aux avocats de 22 requérants s'ils entendaient maintenir leur requête. La réponse devait être apportée le 10 mai, mais c'est seulement le 9 juin que l'avocat répondit, sans doute avec un peu d'embarras, qu'il avait perdu de vue ses clients. Il entendait toutefois maintenir le recours, dès lors qu'il pensait que les questions des conditions d'accueil des demandeurs d'asile et de l'ineffectivité des recours en France n'avaient rien perdu de leur actualité.

La Cour écarte cet argument, en affirmant que d'autres recours sont actuellement en cours d'instruction devant elle, avec cette fois des requérants actifs. Elle rappelle qu'il "importe que les contacts entre le requérant et son représentant soient maintenus tout au long de la procédure". Ils sont essentiels pour garantir la "persistance de l'intérêt du requérant à la continuation de l'examen de sa requête". Cette radiation s'inscrit d'ailleurs dans la droite ligne de l'arrêt V.M. et autres c. Belgique du 17 novembre 2016, dans une affaire à peu près identique. 

Le Chat. Gelück



Le cas de Madame B. L.



Seule une requérante, d'origine kosovare mais ayant acquis la nationalité monténégrine, avait gardé le contact avec son avocat et entendait maintenir son recours. Entrée en France en janvier 2012,  B. L. s'est vu refuser la qualité de réfugiée et, en mai 2012, une obligation de quitter le territoire français lui a été notifiée (OQTF). Dans sa requête, elle déclare toutefois être entrée en France le 13 février 2014 et s'être présentée à la préfecture le 2 avril suivant pour déposer une demande d'asile. Convoquée le 30 avril 2014 pour déposer des justificatifs, elle ne s'est pas présentée au rendez-vous. Cela ne l'avait pas empêchée, dès mars 2014, de saisir le juge des référés sur ses conditions d'hébergement dans le campement de Metz, pour obtenir la même injonction que celle demandée par les 22 autres requérants. Abritée finalement dans différents foyers gérés par des associations humanitaires, elle a fait l'objet d'une seconde OQTF en novembre 2016.

La CEDH, dans une jurisprudence constante, affirme qu'un traitement doit atteindre un minimum de gravité pour être considéré comme inhumain ou dégradant. Cette appréciation est effectuée à partir de l'ensemble du dossier, durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. ( CEDH, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce ). En l'espèce, la Cour prend en considération le refus de la requérante de verser des pièces justifiant sa demande d'asile ainsi que le fait qu'elle ait été finalement prise en charge, et que ses besoins élémentaires aient été satisfaits. Elle en déduit donc que le traitement qu'elle a subi ne dépasse pas le seuil de gravité indispensable pour qu'il soit qualifié d'inhumain ou de dégradant.

La décision de la Cour parait pleine de bon sens, mais le problème posé n'est pas celui de la décision des juges européens, décision à laquelle on devait s'attendre. Le problème est plutôt celui du rapport entre les avocats spécialisés dans le droit des étrangers et leurs clients.


Un recours sans requérants

 

La Cour affirme que l'avocat des 22 requérants évaporés durant la procédure entendait poursuivre le contentieux, espérant obtenir une condamnation de la France, sanctionnant les conditions d'accueil des demandeurs d'asile. Pour l'avocat, il s'agit donc de parvenir à un but qui dépasse les requérants. Il s'agit de défendre une cause, indépendante du cas particulier soulevé devant les juges. Peu importe qui sont les requérants, peu importe ce qu'ils deviennent, dès lors qu'ils ont signé le recours. Quant aux requérants eux-mêmes, ils ont accepté de signer, mais le recours n'a aucun intérêt à leurs yeux. Ils veulent seulement disparaître, se fondre dans la population pour rester sur le territoire, même si leur séjour est irrégulier.  Le cas de Mme L. G. est un peu différent, et il faut bien reconnaître que la seule requérante qui reste est aussi celle qui a le plus mauvais dossier, ayant montré à plusieurs reprises son refus de se plier aux contraintes du droit français et du droit européen. 

Que doit-on en déduire sur la manière dont sont perçus les requérants ? Aux yeux de leur avocat, ils semblent être davantage des objets de droit que des titulaires de droits. Ils sont utilisés pour essayer de faire modifier les procédures. Une fois le recours déposé, l'intérêt est entièrement centré sur le combat juridique, et celui qui l'a suscité disparait purement et simplement des écrans radar. Il n'intéresse plus personne, sauf la CEDH, qui rappelle que le requérant, ce n'est pas son avocat. 



Sur le droit d'asile : Chapitre 5 , Section 2 § 1 du manuel de Libertés publiques sur internet.





mercredi 8 janvier 2020

La mère, la mère toujours recommencée

L'intérêt supérieur de l'enfant ne peut justifier que le lien avec sa mère soit totalement coupé, sauf dans des conditions très spécifiques et sous un rigoureux contrôle des juges du fond. Pour ne pas s'être conformée à ce principe, la Norvège a été sanctionnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans deux arrêts du 17 décembre 2019, A.S. c. Norvège et Abdi Ibrahim c. Norvège.  Dans les deux cas, la Cour relève une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit de mener une vie familiale normale. 

La Norvège, comme d'autres pays scandinaves, a développé une politique publique de protection de l'enfance extrêmement intrusive, qui n'hésite pas à séparer définitivement les enfants, dès leur plus jeune âge, de leurs parents, si ces derniers sont considérés comme défaillants. L'intérêt de l'enfant est donc considéré comme justifiant une atteinte irréversible au droit de mener une vie familiale normale.

Dans l'affaire A.S. c. Norvège, un enfant né en 2009 d'une insémination artificielle, est placé en famille d'accueil en 2012, l'administration considérant que sa mère, arrivée de Pologne en 1968, ne lui apporte pas les soins physiques et psychologiques qui lui sont nécessaires. Depuis cette date, l'administration refuse de lui accorder un droit de visite et ne lui a pas communiqué l'adresse de la famille d'accueil. Dans l'affaire Abdi Ibrahim, il s'agit d'un enfant également né en 2009, cette fois au Kénya, d'une mère somalienne qui a obtenu le statut de réfugiée en Norvège. Pris en charge d'urgence en 2010, l'enfant fut placé dans une famille d'accueil, qui fut ensuite autorisée à l'adopter. La mère, déchue de ses droits parentaux, n'a pu avoir aucun contact avec lui, et n'a pas davantage pu exercer un droit de visite.


Le droit d'être ensemble



"Pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale au sens de l'article 8 de la Convention européenne". Cette formule est reprise dans bon nombre d'arrêts de la CEDH, en particulier la décision Monory c. Roumanie et Hongrie du 5 avril 2005. Ce principe emporte deux conséquences essentielles. D'une part, le parent qui se voit privé de l'exercice de ce droit a toujours intérêt à agir devant la Cour. C'est évidemment le cas de la mère biologique, qui agit non seulement en son nom propre mais aussi au nom de son enfant, afin de protéger ses intérêts (CEDH, 17 juillet 2012, M. D. et autres c. Malte). D'autre part, la CEDH exerce un contrôle de proportionnalité particulièrement étendu dans ce domaine, contrôle qui intègre à la fois l'intérêt supérieur de l'enfant et la question de savoir si l'ingérence dans ce droit est "nécessaire dans une société démocratique". Sur de tels sujets, la Cour affirme, dans sa décision Penchevi c. Bulgarie du 10 février 2015, qu'il convient d'éviter une approche trop formaliste et automatique.

Allo Maman bobo. Alain Souchon. 1978. Archives INA

L'écoute de la mère



Dans ses deux décisions, la Cour s'appuie sur sa jurisprudence Strand Lobben et autres c. Norvège du 30 novembre 2017 qui affirme que ces mesures de placement en famille d'accueil ont d'abord pour but de rétablir, à terme, les liens familiaux. S'il est démontré que c'est impossible, l'adoption pourra alors être envisagée. Dans cette affaire, les juges s'étaient penchés sur la procédure suivie, et notamment sur l'écoute des arguments de la mère. Précisément, dans les deux décisions du 17 décembre 2019, les autorités norvégiennes, administratives comme judiciaires, ont fait preuve sur ce point d'une légèreté fautive.

Dans l'affaire A.S. c. Norvège, la Cour observe que la situation a été figée dès l'origine, car les juges du fond ont précisé, dès le premier recours déposé par la mère, que le placement de l'enfant serait "de longue durée", les visites étant extrêmement limitées. Le jugement de 2015 s'appuyait des expertises réalisés en 2012, et les rapports pris en compte sur le développement de l'enfant étaient ceux remis par la famille d'accueil. Cette même famille a invoqué les réactions négatives de l'enfant lors des visites de la mère, sans que ce point ait été sérieusement vérifié. La CEDH déduit donc que la mère n'a pas été entendue et que ses intérêts n'ont pas été sérieusement pris en considération.

Dans l'arrêt Abdi Ibrahim c. Norvège, la requérante ne demandait pas le retour de son fils près d'elle, mais refusait son adoption et la déchéance des droits parentaux qu'elle entrainait. En l'espèce, la Cour constate une violation de la jurisprudence Strand Lobben, car les autorités n'ont rien fait pour assurer le maintien du lien familial. Alors que la mère avait demandé le placement chez des cousins à elle, ou bien dans une famille somalienne, l'enfant a été placé dans une famille chrétienne norvégienne et le droit de visite de la mère a été réduit au minimum. Lorsque celle-ci a fait un recours pour s'opposer à la déchéance de ses droits, les juges n'ont pas eu de difficulté pour constater la rupture des relations familiales, situation qui avait été créée par l'administration norvégienne elle-même. Les parents d'adoption avaient d'ailleurs refusé une "adoption ouverte" permettant le maintien des liens avec la mère biologique. La Cour constate donc une violation de l'article 8 de la Convention puisque la requérante comme son fils ont été privés de leur droit de mener une vie familiale normale.

Ces deux décisions ne sont finalement surprenantes que par leur existence même. On découvre en effet que la Norvège, pays présenté comme un modèle social et comme un exemple dans le domaine des droits des femmes, n'hésite pas à arracher des enfants à leur mère, sans trop se préoccuper des droits de la défense. L'enfant est perçu comme l'objet d'une politique publique autoritaire, politique qui justifie la rupture du lien familial, surtout lorsque la mère est polonaise ou somalienne. Nous voilà bien loin du "modèle" norvégien.



Sur la vie familiale : Chapitre 8 , Section 2  du manuel de Libertés publiques sur internet.



dimanche 5 janvier 2020

Une commune peut-elle subventionner une grève ?

Le 26 décembre 2019, le conseil municipal d'Ivry, à majorité communiste, a décidé de contribuer à une "caisse de grève" pour un montant de 2 000 €. Il s'agit donc très concrètement de faire un "geste immédiat" en faveur des salariés grévistes de la commune. La légalité d'une telle décision demeure cependant très douteuse, et le maire Philippe Bouyssou (PCF) semble en être conscient. N'a-t-il pas souligné la nécessité  de « trouver la bonne caisse », « quelque chose d’assez neutre », afin que l’initiative ne puisse pas être rejetée par la préfecture ? Il aurait peut être été préférable de se poser la question de la légalité de la délibération avant son vote, car elle est loin d'être acquise.


L'intérêt public local



Le principe est simple : un conseil municipal, pas plus qu'un conseil département ou régional, ne peut fonder son action que sur l'intérêt public local. L'article L 2121-29 du code général des collectivités locales affirme ainsi que "le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune".

Dès un arrêt du 16 juillet 1941 Syndicat de défense des contribuables de Goussainville, le Conseil d'Etat avait estimé que l'achat, par une commune, d'une ambulance et de médicaments destinés aux Républicains espagnols ne présentait aucun intérêt communal. Il est vrai qu'en 1941, la guerre d'Espagne était terminée par la victoire des troupes franquistes. Cette jurisprudence n'a cependant pas disparu. Le 23 octobre 1989, une décision Commune de Pierrefitte-sur-Seine et autres censurait le financement, par des communes, d'associations de soutien aux populations du Nicaragua. Là encore, l'intérêt public local ne sautait pas aux yeux.

Cette jurisprudence a été transposée au cas d'une commune apportant un soutien matériel à des grévistes. Dans l'arrêt Commune d'Aigues-Mortes du 20 novembre 1985, le Conseil d'Etat censure la délibération d'un conseil municipal qui décidait, "pour manifester sa solidarité à l'égard des travailleurs en grève d'une important entreprise de la commune", d'accorder une subvention à l'un des syndicats à l'origine du mouvement social. Le juge administratif affirme alors nettement que les communes "ne peuvent intervenir dans un conflit collectif du travail en apportant leur soutien à l'une des parties en litige". Cette jurisprudence a ensuite été réaffirmée, à de multiples reprises, lorsque bon nombre de communes ont entrepris de subventionner la grève des cheminots de 1986-1987, en particulier avec la décision Commune de Gardanne du 11 octobre 1989. Le maire d'Ivry risque donc, s'il subventionne directement les grévistes, de susciter un déféré préfectoral, conduisant à l'annulation de la délibération. 

Peut-il envisager une subvention indirecte ? Certainement pas, car le Conseil d'Etat sanctionne également ce qui peut être considéré comme un détournement de l'interdiction de subvention directe. L'arrêt du 19 novembre 1990 Commune de Blénod-les-Pont-à-Mousson annule ainsi une délibération du conseil municipal décidant de financer le transport de manifestants désirant se rendre à Paris pour protester contre une réforme de la Sécurité sociale. Il y a donc bien peu de chances que le maire d'Ivry parvienne à trouver "la bonne caisse", car précisément toute subvention à une caisse destinée à aider les grévistes est illégale.

La ville en grève, Andrée Pollier, 1981

Les oeuvres sociales



La seule chose que puisse faire l'élu local est de transformer son aide directe aux grévistes en lui conférant une dimension sociale. Il ne s'agit plus alors d'aider les grévistes, mais de faire en sorte que leur famille n'en souffre pas de manière excessive, au nom du principe de solidarité.

Dans sa décision du 11 octobre 1989 Commune de Port-Saint-Louis-du-Rhône, le Conseil d'Etat fait ainsi une distinction très claire. D'un côté, il censure la subvention de 10 000 € attribuée au comité régional d'entreprise de la SNCF. De l'autre côté, il déclare légale la délibération qui accorde la gratuité des cantines scolaires aux enfants des cheminots grévistes. L'intérêt public local est alors présent. Pour le juge, l'élu "ne s'est pas immiscé dans un conflit collectif du travail mais a entrepris, à des fins sociales, une action présentant un objet d'utilité communale". De même, une décision du 4 avril 2005 admet la licéité de conventions conclues par la commune d'Argentan avec trois organisations syndicales, dans le but notamment d'élaborer des projets de formation professionnelle.

Ce n'est donc pas une "caisse" que doit trouver le maire d'Ivry, mais plutôt une réelle finalité d'intérêt local.  Concrètement, il s'agit de substituer une dimension sociale à la dimension politique. Mais sans doute cette dimension politique lui est-elle indispensable, à quelques mois des élections municipales ? Dans ce cas, il importe peu que la délibération du conseil municipal soit annulée sur déféré préfectoral. C'est le geste qui compte, ou plutôt la gesticulation. 



Sur le droit de grève : Chapitre 13 , Section 2 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet.

mercredi 1 janvier 2020

GPA : le parent d'intention sur le registre d'état civil, enfin

Dans trois décisions du 18 décembre 2019, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation affirme qu'une gestation pour autrui (GPA) ou une opération de procréation médicalement assistée (PMA) conforme au droit de l'Etat où elle a été effectuée ne fait pas, à elle seule, obstacle à la transcription de l'acte de naissance des enfants désignant à la fois le parent biologique et le parent d'intention. Cela signifie que les parents de même sexe d'un enfant né par GPA ou par PMA pourront désormais directement obtenir la transcription sur les registres français de l'état civil de leur enfant.


L'abandon de la primauté du biologique



Des années auront été nécessaires pour que la Cour de cassation renonce à sa conception traditionnelle, toujours attachée à la primauté du lien biologique. Dans deux arrêts du 13 septembre 2013, cette même 1ère Chambre civile appliquait ainsi l'adage Fraus omnia corrumpit, considérant que la nullité initiale de la convention de GPA, au regard du droit français, entrainait celle de tous les actes juridiques liés à la naissance de l'enfant. A l'époque, elle refusait donc à la fois la transcription de l'acte de naissance sur les registres de l'état civil français et la reconnaissance de paternité considérée comme frauduleuse.

Cette sévérité s'est rapidement heurtée à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui, se fondant sur l'article 3 de la Convention sur les droits de l'enfant, rappelait aux juges français que toute décision le concernant devait être guidée par son "intérêt supérieur". Or, il est de l'intérêt supérieur de l'enfant d'avoir un état-civil français, élément essentiel de son identité, dès lors qu'il est élevé au sein d'une famille française. C'était le sens même des arrêts Mennesson c. France et Labassee c. France du 26 juin 2014, analyse à laquelle l'Assemblée plénière s'est ralliée le 3 juillet 2015.


Les réticences de la Cour



A partir de cette date, les réticences de la Cour de cassation se sont déplacées sur un autre terrain, celui de la transcription à l'état civil du lien avec le parent d'intention, celui qui n'a pas donné ses gamètes. Dans quatre arrêts du 5 juillet 2017, la Cour reconnaissait que la transcription pouvait être effectuée pour le parent biologique. En revanche, le parent d'intention devait passer par une procédure d'adoption de l'enfant de son conjoint. La Cour s'appuyait sur l'article 47 du code civil qui affirme que " Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d'autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l'acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité". Pour la Cour, statuant alors sur le cas d'un couple hétérosexuel, la mère d'intention n'ayant pas accouché ne peut être considérée comme la mère de l'enfant. L'acte d'état civil produit à l'étranger ne "correspond pas à la réalité". La CEDH, sollicitée pour avis par l'Assemblée plénière, a décidé, le 10 avril 2019, de laisser les Etats choisir le mode d'établissement de la filiation du parent d'intention, entre la transcription directe dans les registres d'état civil français ou l'adoption.

Le problème est que cette solution n'est pas satisfaisante. D'une part, l'adoption simple ne coupe pas nécessairement tout lien avec la mère porteuse, et ne donne au parent d'intention que des droits "de basse intensité" par rapport à l'adoption plénière. D'autre part, il est conduit, au moins à ses yeux, à adopter son propre enfant.

Le 8 octobre 2019, dans le dernier arrêt consacré à l'affaire Mennesson, la Cour de cassation, tenant compte de l'avis de l'Assemblée plénière, avait choisi la transcription directe de la filiation de la mère d'intention sur l'état civil français. A ses yeux, c'est la durée même du contentieux qui justifiait ce choix. Au moment de la décision, les jumelles Mennesson ont dix-neuf ans, et leur mère a toujours été Mme Mennesson, qui leur a apporté "l’environnement dans lequel (elles) vivent et se développent".  

La fille aux deux papas. Dave. 2018


Revirement sur l'article 47



Dans les décisions du 18 décembre 2019, la 1ère Chambre civile revient résolument sur la fâcheuse jurisprudence de juillet 2017 et elle le fait de manière éclatante à propos de trois décisions concernant des couples homosexuels. En ce qui concerne la GPA, il s'agit de deux couples d'hommes, l'un franco-belge non marié et l'autre français marié. La Cour précise alors que son raisonnement "n’a pas lieu d’être différent lorsque c’est un homme qui est désigné dans l’acte de naissance étranger comme « parent d’intention ». La précision n'est pas inutile si l'on considère les réticences habituelles de la Cour de cassation dans ce domaine.

Surtout, la Cour revient sur son interprétation rigoureuse de l'article 47 du code civil. Son seul objet est d'apprécier la régularité formelle de l'acte d'état civil établi à l'étranger, au regard du droit local. En aucun cas, il ne peut être apprécié à l'aune de l'interdiction de la GPA sur le territoire français. Certes, le couple va à l'étranger pour échapper à cette prohibition, mais ce n'est pas l'objet de l'article 47. 

La Cour de cassation tire les conséquences de cette interprétation, en précisant que la transcription de l'état civil de l'enfant est de droit, si le parent d'intention montre que "l'acte étranger est régulier, exempt de fraude, et conforme au droit de l'Etat dans lequel il a été établi". Dans le cas présent, la durée des contentieux n'a rien à voir avec l'affaire Mennesson, et la Cour ne s'interroge plus sur ce point. Les parents d'intention peuvent donc désormais obtenir rapidement la transcription de l'état civil de l'enfant, en produisant un acte régulier au regard du droit de l'Etat dans lequel ils ont bénéficié d'une GPA.

Les décisions du 18 décembre 2019 marquent ainsi un tournant dans l'évolution du droit. Il est désormais acquis que l'interdiction de la GPA ne concerne que le territoire français et qu'elle ne saurait avoir de conséquence sur le statut d'un enfant né à l'étranger, dans un pays dans lequel elle est parfaitement licite. Cette solution est conforme au droit international privé qui considère qu'un jugement relatif à l'état des personne doit être automatiquement reconnu. Cette solution est surtout conforme, enfin, à l'intérêt supérieur de l'enfant, qui n'a pas à souffrir des conditions de sa naissance, situation dont il n'est évidemment pas responsable. Certes, la Cour a mis du temps à évoluer et la pression de la CEDH n'est pas étrangère à cette évolution. Mais enfin, c'est fait.


Sur la GPA : Chapitre 7, Section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet.



samedi 28 décembre 2019

Le Conseil constitutionnel et l'ubérisation de la loi

Le 20 décembre 2019, le Conseil constitutionnel, sur saisine parlementaire, a rendu sa décision sur la loi d'orientation des mobilités, texte qui consiste largement à afficher de bonnes résolutions pour développer une politique de transports moins polluants, sans pour autant fixer des objectifs trop contraignants.

La lecture de la décision du Conseil constitutionnel laisse une légère impression d'étrangeté. Car si le Conseil censure la délégation par le parlement du pouvoir normatif à des personnes privées en matière de contrat de travail, il accepte en revanche que le gouvernement délègue la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact d'un projet de loi à d'autres personnes privées. Le refus de l'ubérisation du contrat de travail s'accompagne ainsi d'une acceptation de l'ubérisation de la loi.


La privatisation du contrat du travail



L'article 44 de la loi déférée visait les entreprises privées telles que Uber, exerçant leur activité comme opérateur de plateforme, c'est à dire mettant en relation par internet des personnes en vue de fournir des services de conduite avec chauffeur ou de livraison. Les dispositions nouvelles leur offraient la possibilité d'établir une charte organisant leurs relations avec les travailleurs indépendants fournissant ces prestations. Concrètement, il s'agissait, conformément au voeu exprimé par ce secteur d'activité, sans doute relayé par de puissants lobbies, de passer outre une jurisprudence qu'ils n'appréciaient guère.

Les conseils de prud'hommes, compétents en ce domaine, avaient en effet une fâcheuse tendance à requalifier en contrat de travail le recours à un salarié auto-entrepreneur, lorsque le lien de subordination était évident, en particulier lorsque le malheureux auto-entrepreneur n'avait qu'un seul client, Uber ou autre. La Chambre sociale de la Cour de cassation, par exemple, dans un arrêt du 22 mars 2018, avait validé cette jurisprudence, appliquée à Uber par les juges du fond, en particulier la Cour d'appel de Paris 10 janvier 2019. Pire, la Chambre criminelle n'avait pas hésité, le 10 janvier 2017, à considérer qu'une entreprise détournant ainsi le statut d'auto-entrepreneur pouvait être condamnée pour travail dissimulé.

L'article 44 de la loi avait donc pour objet de mettre fin à une jurisprudence que les opérateurs de plateforme jugeaient outrecuidante. On a donc eu l'idée de les laisser établir eux-mêmes une charte organisant leurs relations avec les auto-entrepreneurs, sous le contrôle du juge civil (car il faut tout de même prévoir un recours), mais en excluant les conseils de prud'hommes qui n'avaient décidément pas compris les beautés de cette utilisation novatrice de l'auto-entreprenariat.

Le Conseil constitutionnel censure le dispositif, pour incompétence négative. Le législateur en effet n'a pas exercé pleinement la compétence que lui confère l'article 34 de la Constitution. Aux yeux du Conseil, les caractéristiques essentielles du contrat de travail figurent au nombre des "principes fondamentaux du droit du travail" qui relèvent du domaine de la loi. Une telle décision aurait peut-être pu être anticipée, si les rédacteurs de l'article 44, quels qu'ils soient, avaient consulté la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans une décision du 11 avril 2014, il avait déjà censuré une disposition législative qui permettait d'organiser les relations contractuelles en matière de portage salarial, par un simple accord interprofessionnel. Le Conseil avait alors estimé que la détermination des droits collectifs des travailleurs relevait de la loi, et pas des entreprises. Les lobbyistes vont donc devoir consacrer quelques études au droit constitutionnel, et trouver de nouveaux "plaidoyers" avant d'envisager une nouvelle offensive.

Si le Conseil refuse la privatisation des normes relatives au contrat de travail, celle de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact de la loi ne le dérange pas.



Les rédacteurs de la loi
Les marchands du Temple. Frantz Brun. 1565

La privatisation de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact




Le 12 janvier 2018, la ministre des transports Elisabeth Borne lance un appel d'offres pour la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact du projet de loi Mobilités. La situation semble très urgente, car le marché est doté d'un délai de consultation de dix jours (il faut soumissionner avant le 22 janvier) et d'un délai d'exécution de quinze jours. C'est finalement Dentons qui obtient le marché, cabinet qui se revendique comme le "plus grand cabinet du monde". Mais le monde est petit et l'un des principaux associés à Paris est Marc Fornacciari, membre honoraire du Conseil d'Etat. En quinze jours, il va donc réussir à rendre les deux documents. 

L'Etat a finalement investi 30 000 € pour les obtenir, alors qu'ils auraient sans doute pu être rédigés par la direction juridique du ministère des transports. Les sénateurs, dans leur lettre de saisine, précisent d'ailleurs, qu'un autre cabinet d'avocats avait été chargé de dresser un "état des lieux de la fiscalité transports et à une analyse exploratoire des propositions formulées par les assises de la mobilité", le contrôleur budgétaire ayant finalement noté le caractère exceptionnel d'un projet de loi rédigé avec une assistance juridique dont le coût est évalué à 600 000 €.

Ces chiffres seraient-ils surévalués par des sénateurs d'opposition pratiquant les Fake News ? Il n'en est rien, et ils sont confirmés par la Cour des comptes, dans sa note d'analyse de l'exécution budgétaire 2018 pour la Mission Ecologie, développement et mobilités. Et la Cour, dans cette même note, "s'inquiète de voir que les administrations ont recours à des marchés de prestations intellectuelles pour la réalisation de ce qui constitue leur coeur de métier, la production normative, a fortiori sur des sujets régaliens tels que la fiscalité. Cela soulève la question des ressources disponibles en interne pour ce faire, et crée des risques potentiels de conflits d'intérêt pour le cabinet sollicité". Tout est dit, mais le Conseil constitutionnel n'en a cure.

Le Conseil, pourtant si attaché à l'élargissement constant de son contrôle de proportionnalité et peu avare de ses réserves d'interprétation, se limite ici à une analyse textuelle aussi étroite que possible. Certes, l'article 39 de la Constitution prévoit que les projets de loi sont adoptés en conseil des ministres après avoir été rédigés par le gouvernement. Certes, la loi organique du 15 avril 2009 se borne à dire que "les projets de loi sont précédés de l'exposé de leurs motifs" (art. 7) et qu'ils font l'objet d'une étude d'impact dont le contenu est exposé avec précision (art. 8). A priori, rien n'interdit donc au gouvernement de s'adresser à qui il veut, même à un ami avocat, pour rédiger ces éléments. C'est exactement ce qu'affirme le Conseil.

Sans doute, mais il faut aussi poser la question autrement : ces éléments sont-ils détachables ou non de la procédure législative ?  Dans sa décision du 9 avril 2009, le Conseil constitutionnel précise que ces documents, qui doivent être déposés en même temps que le projet sur le bureau de la première assemblée saisie, "définissent les objectifs poursuivis par le projet de loi, recensent les options possibles en dehors de l'intervention des règles de droit nouvelles et exposent les motifs du recours à une nouvelle législation". Il s'agit de montrer à la fois l'utilité et la nécessité de la loi, éléments indispensables à l'information du parlement. Considérés sous cet angle, l'exposé des motifs comme l'étude d'impact participent de l'exercice de la fonction législative. S'ils sont rédigés par des cabinets privés, les parlementaires ne pourront manquer de soupçonner d'éventuels conflits d'intérêt, d'autant que rien n'oblige le gouvernement à leur dire par qui ces textes ont été écrits.

Sans doute, il n'existe aucune disposition dans la Constitution de 1958 interdisant cette forme de privatisation de la loi. Pouvait-on imaginer un instant le général de Gaulle ou Michel Debré faisant rédiger un exposé des motifs par un cabinet aux multiples branches internationales, gérées par une structure de droit suisse ? L'idée même était alors impensable. Mais il y a un autre texte qui figure dans le bloc de constitutionnalité et que le Conseil aurait pu invoquer. L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énonce en effet que "la loi est l'expression de la volonté générale". Et la volonté générale trouve sa légitimité en elle-même et ne saurait être sous-traitée ou "ubérisée".